CHAPITRE VIII

Étranges villageois ! Aucune défiance en eux, ou alors ils la cachaient bien. Sans doute était-ce dû au fait qu’ils portaient des armes. Rien de tel pour mettre en confiance.

Je fus accueillie avec plaisir, d’autant plus que Sark me présenta en quelques phrases simples mais chaleureuses. Peut-être un peu trop chaleureuses à mon goût, car à ce moment-là je pensais à Alik et à sa sœur, qui devaient piaffer d’impatience.

Des femmes s’approchaient de moi, étudiaient mon comportement. Je leur souris. L’une d’elle me demanda :

— D’où viens-tu ?

— D’un village semblable au vôtre, mais moins bien protégé. Un Tueur est arrivé avec ses ayatolls…

— Combien d’ayatolls ? fit Sark avec intérêt.

— Cinq ou six… Mais ils étaient armés, et nous ne l’étions pas.

Je grimaçai un peu.

— Et puis, ajoutai-je, les rescapés des tueries d’autrefois l’ont répété plus de mille fois : quand un Tueur arrive, même seul, c’est la panique.

Ils s’interrogeaient du regard.

— Panique ? dit une femme… Mais pourquoi ? Un Tueur peut abattre quelques limaces, mais ensuite, malgré ses ayatolls, il est écrasé sous le nombre !

Évidemment. Mais je comparais avec ce que les vieux m’avaient parfois raconté. Parfois, dans notre lointain passé, des hommes, que n’étouffaient pas les scrupules, arrivaient à s’assurer la mainmise sur tout le village, soit par la ruse, soit par la force, sans jamais avoir été élus.

Et lorsqu’ils s’étaient incrustés à la première place, ils gouvernaient par la terreur en se débarrassant de tout contestataire. Or, chez nous, la foule a peur des violents. Elle hurle « à l’injustice » mais se disperse dès qu’apparaissent les représentants du Chef.

Pas le moindre doute : nous, les limaces, sommes dégénérées.

— Jeune femme, as-tu faim ?

Je n’entendis la question que lorsqu’on la répéta.

— Oui, avouai-je, j’ai faim… et mes deux compagnons, qui attendent mon retour dans la forêt, autant que moi sans doute.

Sark précisa très vite :

— Ce sont des Tueurs qui ne tuent pas : la preuve, c’est que cette femme vit avec eux depuis longtemps, et qu’elle est bien vivante.

J’avais fermé les yeux. Pour Alik, je pouvais confirmer l’assertion. Pour Géli, c’était plus délicat. J’ignorais si elle portait en elle l’instinct du meurtre. Cependant, comme l’avait remarqué Sark, je vivais en sa compagnie depuis des jours, et jamais elle n’avait rien tenté contre moi.

Ils étaient une trentaine groupés autour de moi, hommes, femmes et enfants, et j’avais noté depuis longtemps la présence d’armes à leur ceinture. Même certains jeunes d’une dizaine d’années portaient des poignards !

Je me souvins de la réflexion du petit garçon qui m’avait accompagné avec Ila : « Je suis sur la liste !…»

— Sark, dit un homme barbu et moustachu, es-tu bien sûr qu’ils ne tuent pas ?

— Clara me l’a affirmé, répondit Sark sans hésiter. Et Clara ne sait pas mentir.

Pauvre garçon ! Comme il me connaissait mal ! Je le remerciai pourtant d’un rapide regard que les autres ne surprirent pas.

Le barbu hochait la tête.

— De toute façon, conclut-il, observons les précautions élémentaires. Nous n’attaquerons pas, mais nous ne nous laisserons pas prendre au dépourvu.

* *
*

À peine avait-il prononcé ces mots que des cailloutis roulèrent au sommet de la colline. À cette distance, je ne pus que discerner la silhouette d’un Tueur.

Sans doute Alik s’approchait-il, las d’attendre. Ceux qui m’entouraient avaient levé la tête, me regardèrent, et je compris ce qu’ils voulaient savoir : était-ce mon compagnon, le Tueur qui ne tuait pas ?

— Je ne sais pas, murmurai-je. Il est presque entièrement caché par les rochers.

Puis, après une trentaine de longues secondes, je murmurai :

— Je ne crois pas. C’est un autre, que je ne connais pas.

Alik n’était pas maladroit à ce point dans sa démarche ! On eût juré que cet inconnu frappait volontairement les pierres, du bout de ses chaussures !

— Femmes, reprit le barbu, ramenez les enfants aux maisons et barricadez tout. Même touchés à mort, ces monstres n’hésitent pas à tuer tout ce qu’ils rencontrent.

Il y eut un flottement dans le groupe, une vague bousculade. Une main se posa sur mon épaule :

— Ne crains rien, dit Sark. Nous avons l’habitude.

— Oh, je ne crains rien !

C’était faux. La peur me rongeait. Par expérience, je savais ce qu’était un Tueur… puis je me dis que Sark le savait aussi, et qu’il n’en avait pas peur.

— Ils disposent d’une arme terrifiante ! soufflai-je.

— Oui, répondit-il, pensif… La mort à distance. Mais beaucoup en sont démunis, car après avoir tiré six fois, leur arme devient inutile. Elle ne fonctionne plus. Nous le savons, car nous leur en avons pris quelques-unes avant de les précipiter dans le torrent.

— En as-tu une ? fis-je.

— Non.

— Tiens, prends celle-ci.

Je lui tendis celle que j’avais subtilisée.

— J’ignore combien d’adversaires tu peux abattre, mais voilà comment cela fonctionne, Alik me l’a appris.

— Oh, je connais ! fit-il en riant.

Il saisit l’arme avec convoitise. Du bout du doigt, il manœuvra je ne sais quoi. Une pièce oblongue sortit sous l’engin. Après un rapide coup d’œil, il la remit en place d’une pression du pouce et dit :

— Quatre encore ! Merci, Clara…

Nul ne nous écoutait, car l’inattendu survenait. Là-haut, sur la colline, le Tueur hurlait en tonnerre, deux, trois fois :

— Venez ici, amis ! Un village de limaces ! Et, par nos dieux, je suis, ce me semble, sur le seul sentier qui permet d’y accéder… Ils ne pourront s’enfuir ! Notre plus belle chasse depuis des mois !

Ceux qui m’entouraient se concertaient à voix basse. Les enfants et les femmes s’étaient enfermés dans les maisons, à quelques dizaines de mètres de nous. Restaient près de moi une douzaine d’hommes.

Leur allure résolue fortifia ma conviction : ils étaient capables de se débarrasser d’un Tueur. Puis, main sur la bouche, je réprimai un petit cri. Ce n’était pas un seul ennemi qu’ils allaient combattre, mais trois !

Car surgissaient près de lui, dans un roulement de rocailles, deux autres Tueurs. Ces trois-là, je les connaissais : ils représentaient l’Ordre Établi.

Lentement, malhabiles, ils commencèrent à dévaler le sentier.

* *
*

— Pourquoi ne les assaillez-vous pas alors qu’ils vacillent sur ces pierres instables ? murmurai-je.

Sark, qui ne me quittait pas d’une semelle, répondit, une flambée de colère au fond des yeux :

— Nous devrions alors les attaquer d’homme à homme, car la sente est trop étroite pour qu’on s’y engage à deux de front. Or…

— Qu’y a-t-il, Sark ?

Il avoua, rageur :

— En combat singulier, un Tueur contre l’un de nous, le nôtre est presque toujours vaincu. Ils sont mieux armés, et plus accoutumés que nous à se battre. C’est pourquoi nous ne nous dispersons jamais.

Cependant, cette tactique, nouvelle à leurs yeux, parut inquiéter ceux de l’Ordre Établi. L’un d’eux cria, brandissant un sabre avec défi :

— Nous représentons l’Ordre Établi, c’est-à-dire les Maîtres du monde, les Tueurs ! Dispersez-vous, limaces, que nous puissions conduire notre chasse selon notre bon plaisir !

La réponse du vieux barbu me stupéfia :

— Allez conduire vos chasses chez vous, et sacrifiez vos ayatolls comme gibier s’il le faut. Mais, sachez-le, nous sommes des hommes, tout comme vous. Vous avez vu notre village, et donc vous devez être mis à mort, et vos corps seront jetés dans le torrent, comme ceux de tous les Tueurs qui nous ont attaqués !

Un temps. Oui, il faut un temps pour qu’un tel langage soit assimilé par des êtres qui n’ont pas coutume de l’entendre. Mais les cailloutis avaient cessé de rouler sous les pieds des Tueurs.

— Qu’insinues-tu ? fit la voix d’airain du plus âgé de ceux-ci… Prétends-tu que vous avez osé attenter à la vie de nobles Tueurs ? Sais-tu que nous représentons l’Ordre Établi, et que si vous touchez à un cheveu de nos têtes, vous…

— Tueur, répondit le barbu, le seul risque que nous courons est que vous rassembliez assez de vos pareils pour nous exterminer. Mais pour cela, il faudrait que l’un d’entre vous s’enfuie afin de révéler notre existence. Or, un Tueur ne s’enfuit jamais. Car ce serait lâche, et il porterait pendant toute son existence le poids de sa lâcheté.

— Aucun de nous ne s’enfuira !

— Hé, je le sais bien ! Valet de l’Ordre Établi, notre seule chance de salut est de vous supprimer afin qu’aucun de vous ne puisse révéler à vos chiens de pairs l’existence de notre village. Or, aucun de vous ne consentira à s’enfuir. Donc, nous allons vous égorger et vous jeter dans le torrent.

Je supposais que les Tueurs allaient se concerter, car ils se heurtaient à une situation vraiment inhabituelle. C’était compter sans leur insolent orgueil de caste. À la distance où ils se tenaient, ils auraient pu utiliser l’arme que certains portaient à leur ceinture.

Ils ne le firent pas. En principe, Alik me l’avait expliqué, elle ne leur était utile que lorsqu’ils ne pouvaient rattraper la limace qu’ils pourchassaient. Leur suprême jouissance, c’était le combat corps à corps… et de préférence l’épée pour eux, le couteau pour la limace. Ils étaient nobles, n’est-ce pas ?

Ils se précipitèrent. Parfois, j’avais imaginé la mort. L’image que je m’en étais formée leur ressemblait. Une face hideuse, aux traits déformés par l’envie de tuer. Je les haïssais, et pourtant je les admirais, comme j’aurais admiré un animal sauvage se précipitant sur une proie, même si j’avais su que l’animal sauvage agissait dans un élan de folie, et qu’il était condamné d’avance.

Et cette fois, l’Ordre Établi était déjà vaincu, parce que ceux qu’il avait coutume de terroriser lui tenaient tête en groupe.