CHAPITRE PREMIER

Ils étaient quatre – un autre était arrivé en entendant les clameurs du combat qui allait débuter – quatre Tueurs bien entraînés, mais opposés à une douzaine d’hommes aussi solides et aussi bien armés qu’eux.

Jamais je n’avais assisté à une telle scène. Mon sang bouillait. Chez nous, je le rappelle, les nôtres s’enfuyaient avec épouvante à la seule vue d’un ayatoll.

Eh bien, ils étaient quatre… puis vingt secondes plus tard il en restait deux. Pas un des guerriers du village n’avait été atteint. Et quand la minute s’acheva, les Tueurs gisaient sur le sol, accablés de blessures.

Alors le vieux barbu s’approcha d’eux et les acheva en leur tranchant la gorge. Cette noble tâche terminée, il se tourna vers le soleil et clama :

— Nous ne sommes pas des Tueurs !… Nous protégeons notre village.

J’ignorais alors que des centaines, voire des milliers d’années plus tôt, on excusait déjà ceux qui achevaient les blessés afin de protéger ce qu’ils possédaient : vie, famille, fortune. Et pourquoi pas ? Que deviendrait l’Homme s’il ne prévoyait pas le danger ? Il lui adviendrait ce qui s’était produit dans tant et tant de nos villages : il disparaîtrait, pour un temps certes, mais il disparaîtrait. Quel étrange raisonnement tenais-je là ? Etait-ce bien moi, Clara la limace, qui prônais la mort pour le vaincu ?

Ils happèrent par les pieds les quatre cadavres et les traînèrent à même le sol, entre les maisons, jusqu’au torrent. Là, les corps furent dépouillés de leurs armes puis jetés dans l’eau courante.

C’est alors que le barbu, sur un ton monocorde (il devait être habitué à répéter ces paroles chaque fois qu’un Tueur s’en allait à vau-l’eau, comme moi pour la Légende) dit avec solennité :

— Ainsi nous délivrerons-nous du péché originel.

Or, dans ma Légende, que je me répétais parfois à moi-même sans parler, il était question de « péché originel ». Mais je n’avais jamais compris ce qu’était ce péché, et surtout pourquoi nous étions tous condamnés à en subir les conséquences sans jamais y avoir participé.

Je demandai à voix basse, sans cesser de regarder les corps qui dérivaient vers la falaise sous laquelle s’engouffrait le torrent :

— Qu’est-ce que ce péché originel, grand-père ?

Il m’étudiait, surpris.

— Dans ton village, on ignore donc les sources de l’Histoire ?

— Je connais la Légende, répliquai-je, un peu piquée, et c’est même moi qui la connais le mieux. Mais elle ne fournit pas toutes les réponses.

Je lui montrai la rivière.

— Ce cours d’eau sort de là, mais aucun de vous ne sait exactement d’où il vient. Depuis des générations et des générations, des Légendes circulent dans les villages, et on les enseigne comme des évidences, sans que rien ne permette d’établir la vérité qu’elles comportent, car elles ne sont en général que le récit d’événements que l’on a racontés à des bavards qui n’y ont pas assisté eux-mêmes. Si bien qu’il n’est plus possible d’y faire la part de l’imagination.

Il hochait la tête.

— Tu raisonnes fort bien, jeune femme. Et j’ai plaisir à discuter avec toi. En ce qui concerne le péché originel, nous possédons, hélas, une preuve formelle.

— Laquelle ?

— Les débris d’un engin qui venait du ciel, répondit-il. Et surtout l’existence des Tueurs.

Puis il fit un geste, et ceux qui nous entouraient se dispersèrent.

Je sus alors qu’Alik pouvait venir, et que nul ne le molesterait, car rien ne lui importait plus que l’origine des Humains, ce que je n’avais pu lui expliquer de ma voix chantante, puisque je l’ignorais.

Le vieillard barbu, lui, le savait.

— Veux-tu que je te l’explique ? me demanda-t-il avec gentillesse.

Je réfléchis un peu et secouai la tête.

— Non, fis-je. Mon compagnon, Alik, le Tueur qui ne tue pas, a consacré son existence à déchiffrer ce mystère. C’est à lui que tu confieras la vérité.

Il eut un large rire d’homme.

— Confier ? Comme un secret ? Mais, jeune femme, chez nous même mes enfants savent d’où nous venons, et pourquoi existent des Tueurs et des limaces.

Pendant un instant, j’eus envie de lui demander :

— Raconte-moi ça…

Puis je pensai qu’Alik avait mérité de l’entendre avant moi, et je ne répondis rien. D’ailleurs, il l’avait dit, même les enfants connaissaient ce secret, et c’est bavard, un enfant…

* *
*

Ils avaient abandonné, comme les femmes, leurs maisons pour assister à la disparition des Tueurs dans une sorte de gouffre, sous la falaise.

Écœurée par cette curiosité morbide, je m’étais éloignée, et Sark m’accompagnait. La chaude présence de Sark me réconfortait. Par moments, je me demandais si je ne le préférais pas à Alik.

Un homme qu’on aime déçoit toujours quand il pense à autre chose qu’à vous, et Alik pensait trop souvent à la Légende, alors que Sark, sans le moindre doute, ne pensait qu’à moi. Cela compte pour une femme.

Nous arrivions aux dernières maisons du village, presque au pied du sentier, quand j’aperçus Alik et Géli. Sark les avait déjà vus, car sa main s’était crispée sur une arme, à sa ceinture.

— Ce sont eux ? demanda-t-il.

— Oui. Alik et sa sœur Géli.

Un peu inquiète, j’ajoutai :

— Des Tueurs qui ne tuent pas, souviens-t’en.

Morne, il fit :

— Tu l’aimes ?

— Je crois l’aimer.

On se tut. Ni Alik ni Géli ne bougeait. Probablement, ils ne nous avaient pas aperçus et étudiaient la disposition des maisons du village.

— Clara, reprit Sark, j’ai beau jouer le jeu, il reste encore en moi quelque chose du Tueur que j’aurais pu être, comme il reste en toi quelque chose de la Tueuse que tu es en réalité.

Je lui ris au nez.

— Moi, une Tueuse ?

— J’en suis certain, affirma-t-il. Tu en présentes tous les caractères. Tu es vive, tu n’as peur de rien… Tiens, tout à l’heure, quand l’ordre a été lancé aux femmes de s’enfermer dans les maisons, tu n’as même pas eu l’idée que tu étais femme.

Il parlait sans me regarder, les yeux fixés vers Alik et Géli qui, du bras, désignaient certains points du village.

— Elle est très belle, fit-il enfin.

Il observa un bref silence puis, sur un ton d’excuse :

— Tu aimes cet Alik. Et moi, je cherche une Tueuse qui ne tue pas. Capable de se défendre, certes, comme tu l’es, mais incapable de tuer par plaisir. Est-elle ainsi ?

— Je ne sais pas, avouai-je à voix basse. Je ne la connais que très peu.

Il parut préoccupé, puis se rasséréna :

— Vivez-vous ensemble depuis longtemps ?

— Des jours et des jours.

— Et elle n’a jamais tenté de te supprimer, bien que tu ne sois pas une Tueuse ?

— Jamais. D’ailleurs, Alik s’y serait opposé.

— Je vois.

Pauvre Sark ! Il ne « voyait » rien du tout. Pas plus que moi d’ailleurs. Que savais-je de Géli ? Elle aimait son frère d’une façon un peu trouble… et elle m’avait embrassée sur la bouche.

Qu’était-elle au fond d’elle-même ? Peut-être une femme qui se cherchait en tâtonnant, avide d’affection, et qui n’en avait pas conscience.

— Elle est très belle, répéta Sark.

J’étais stupide, mais cela me mordit l’orgueil.

* *
*

Ma grogne intérieure disparut quand Alik descendit le sentier et vint vers le village. Géli le suivait sagement, comme une épouse obéissante, et cela me mettait la rage au cœur.

Entre-temps, les hommes s’étaient rassemblés près de Sark, qui leur avait tout raconté en quelques mots. Il possédait ce don, si rare, de tout dire sans longues phrases.

Quant aux femmes et aux enfants, ils jouaient près du torrent. Une victoire grise toujours, et l’on venait de triompher de quatre Tueurs. Les deux qui s’approchaient n’inquiétaient personne.

Je remarquai que tous les hommes, y compris Sark, avaient croisé les bras sur leur poitrine : signe de paix certainement.

Alik et Géli n’étaient guère qu’à une trentaine de mètres. Alik déboucla sa ceinture de cuir et la laissa tomber sur le sol avec les armes qu’elle soutenait. Je regardai Sark, près de moi.

Si beau qu’il fût, debout près de moi, bras croisés sur sa poitrine, un soupçon de surprise dans les yeux, il ne m’attirait plus. Jamais il n’aurait agi comme venait de le faire mon Alik : se priver de ses armes devant des inconnus.

Alik se retourna. Géli hésitait. Il fronça les sourcils. Elle prit un air maussade, mais sa ceinture tomba à terre avec ses armes. Fallait-il qu’elle l’aime ! Moi, je n’aurais pas obéi.

La suite ne se raconte pas. Ils vinrent vers nous, les mains nues, et ils furent accueillis comme je l’avais été.

Alik me prit dans ses bras, et je vis Sark qui s’éloignait vers le torrent en parlant à Géli, sourire aux lèvres.

Pas une fois elle ne se retourna pour voir son frère aimé.