CHAPITRE VIII

Le soleil émergeait à peine au-dessus des arbres lointains quand nous eûmes notre première querelle. C’était par la faute d’Alik, bien entendu ! À peine avions-nous repris notre voyage au cœur de la brume matinale qu’il me demanda avec avidité :

— Continue de raconter ta Légende ! Il faut que je la connaisse au plus vite.

Je n’ai jamais aimé que l’on m’impose quoi que ce soit, aussi répondis-je sur un ton peut-être un peu pincé :

— Tout à l’heure, Alik… Quand il fera un peu plus chaud. Je grelotte.

— Ne vois-tu pas mon impatience ? fit-il avec sévérité. Voilà des années que j’essaie de comprendre, et je ne pourrai y parvenir que grâce aux Légendes. Alors, continue ton récit.

J’eus un petit rire mauvais.

— Tu ne pensais pas aux Légendes cette nuit, dis-je. Et pourtant j’avais tout le temps de te la raconter.

— Clara !

Aussitôt, je me reprochai ma réaction, et pendant que le cheval nous entraînait, paisible, vers la forêt de sapins au-dessus de laquelle le soleil dissipait la brume, je pris ma voix chantante.

* *
*

« Ils n’avaient jamais faim : à l’heure des repas, ils absorbaient des pilules sans goût qui les nourrissaient à merveille…»

Je continuais, tout en pensant à autre chose. Non sans fierté, je pensais que j’étais seule au monde à réaliser cet exploit : je peux réciter ma Légende, et en même temps revivre notre nuit d’amour, ou me demander si Alik ne va pas m’abandonner avec mépris dès que je lui aurai tout raconté.

« Certains vissaient un boulon, toujours à la même place, du lever au coucher du soleil. D’autres tiraient une manette, toujours la même, à intervalles réguliers…»

— Alik, murmurai-je avec ma voix normale… La Légende est très longue. Ne crois-tu pas que je pourrais « sauter » des morceaux qui ne présentent aucun intérêt ?

Il arrêta le pas du cheval, me regarda par-dessus son épaule et hocha la tête. Ses yeux étincelaient.

— Clara, fit-il, dis-toi bien que le moindre mot que tu récites présente pour moi une extrême importance, parce que je peux le comparer avec ce que j’ai déjà appris. Et que la vérité ne peut surgir que d’une telle comparaison. Continue, sans rien modifier.

Et je continuai, avec ma voix chantante.

* *
*

En ces temps-là, la Terre était gouvernée par trois dictateurs : Klausky, Robson et Sotto. Tout le pouvoir était entre leurs mains. Seul échappait à leur domination un certain Blanchard, d’une intelligence supérieure, inventeur d’une arme terrifiante qui épouvantait les Humains et les trois chefs. Il s’était retiré sur une île où de gigantesques usines travaillaient à la réalisation d’un projet qui lui tenait à cœur. Un jour, il put réaliser son rêve : lancer et rassembler dans l’espace les éléments d’une Lune qui commença à tourner autour de la Terre.

* *
*

— Oui, murmura Alik… Un satellite artificiel…

Le cheval avait repris son pas tranquille. Le soleil dépassait la cime des hauts sapins vers lesquels nous nous dirigions.

— Satellite ? fis-je… Qu’est-ce que c’est ?

— Une Lune, répondit-il avec quelque impatience. Et « artificiel » signifie que les hommes l’ont conçu et fabriqué.

Je mijotai cela dans ma tête et demandai :

— Mais il y a trois Lunes. Pourquoi les hommes en ont-ils fabriqué trois ?

Il soupira.

— Clara, je t’expliquerai cela plus tard. Continue ton récit.

J’étais très vexée. Ainsi, je devais tout dire, et lui rien, sinon « plus tard » ?

— Eh bien, continue ! reprit-il sur un ton un peu trop autoritaire à mon goût.

Depuis ma prime jeunesse, je savais que, lorsqu’on dispose d’une arme, on peut utiliser deux tactiques. Ou bien la montrer afin de dissuader l’adversaire… mais il advenait que l’autre, quand il l’avait vue, fabriquât la même, ou bien qu’il en inventât une plus dangereuse encore, sans compter qu’il pouvait tenter le tout pour le tout afin de s’emparer de la vôtre.

Ou bien la dissimuler, et ne l’utiliser qu’à l’instant critique. C’est la seconde solution que je choisis. Alik se comportait tout à coup comme un maître, c’est-à-dire comme un adversaire.

Donc, je ne lui dirais pas tout, je conserverais des armes secrètes. Des armes ? C’était stupide ! À quoi pouvaient me servir les secrets que je décidais de ne pas révéler ?

— Raconte, Clara !

Et je racontai.

* *
*

« Il y avait donc deux Lunes autour de la Terre. L’une d’elles, la plus grosse, n’inquiétait guère les trois dictateurs. Ils savaient qu’elle n’était pas habitée. L’autre… Eh bien, l’autre les épouvantait.

Car, grâce à elle et à son arme terrifiante, Blanchard pouvait, en quelques heures, détruire à peu près toute forme de vie à la surface de la planète.

Les dictateurs cherchèrent alors à neutraliser cette menace. La première idée qui venait à l’esprit, c’était de détruire le satellite artificiel. Mais Blanchard avait entouré celui-ci d’un champ de forces infranchissable aux projectiles.

Ils cherchèrent alors le point faible de leur adversaire et le découvrirent sans peine grâce aux « ordinateurs » qui, dès la naissance, enregistraient toutes les composantes mentales d’un Humain.

Blanchard, ce cerveau génial, était un sentimental. Faiblesse inadmissible chez un homme d’action. Il s’était épris d’une jeune femme nommée Martha. C’est en agissant sur Martha que les dictateurs neutraliseraient Blanchard…»

* *
*

— Tais-toi, Clara ! gronda Alik.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je, surprise.

— Crois-tu vraiment que ce soit une faiblesse que de savoir aimer ?

Je réfléchis et je répondis en toute sincérité :

— Oui, Alik, je le crois. Ceux qui aiment se laissent attendrir et donc n’agissent pas de façon impitoyable. Ils sont vaincus d’avance.

Il ne répondit rien : il ruminait ses pensées. Enfin…

— Et toi, Clara, es-tu capable d’aimer ?

— Oui.

— Ainsi, tu es vaincue d’avance ?

J’éclatai de rire.

— Je n’aime pas n’importe qui, ou n’importe quoi. Je choisis. Et je sais que ceux que j’aime ne chercheront jamais à me vaincre. Si j’en doutais, je cesserais aussitôt de les aimer.

— Oui, reconnut-il, c’est ainsi qu’il faut procéder. Mais est-ce toujours possible ? Comment savoir si ceux que l’on aime ne chercheront jamais à nous nuire ? Convient-il de leur faire confiance ?

Je m’abstins de lui révéler que chez nous, au village, nous ignorions ce qu’était « faire confiance ». Peut-être parce que notre existence était très difficile et, comme nous ne disposions que du nécessaire, nous ne cessions de redouter qu’un autre s’en empare. Si nous avions croulé sous le superflu, sans doute nous serions-nous montrés moins méfiants.

Je ris un peu pour cacher mon embarras, puis :

— Alik, me fais-tu confiance ?

Il rit aussi, avec un peu d’amertume.

— S’il n’en était pas ainsi, Clara, laisserais-je dans ta poche l’arme que tu as prise à Gark Trois ? Je t’ai vue la subtiliser.

Je dus devenir toute rouge et balbutiai :

— Tu ne cours aucun danger… je ne sais pas m’en servir.

— Quand nous ferons halte dans la forêt, je t’apprendrai cela.

Et il le fit. Et quand nous repartîmes, alors que, assise en croupe, je l’étreignais à pleins bras, j’aurais pu le tuer, lui, le Tueur !… Mais j’aurais préférer me tuer moi-même.

La confiance serait-elle contagieuse, comme certaines maladies ?