CHAPITRE V
Gark Trois se leva d’un bond et, d’instinct, sa main chercha sa ceinture absente. Le nouveau venu eut un rire amusé, détacha le ceinturon chargé d’armes accroché à la poignée de la porte, et le lança au Tueur.
Celui-ci s’en saisit et le ceignit autour de sa taille avec un plaisir non dissimulé. Après quoi, rassuré par ce geste, il dit :
— Sois le bienvenu, Alik Un. Par quel heureux hasard es-tu dans ce village ?
— Ce n’est pas un hasard, fit l’autre, mais une volonté délibérée.
— Comment cela ?
— Eh bien, j’ai appris qu’ici vit, ou plutôt, hélas, vivait une jeune femme qui connaissait certaines choses qui m’auraient été utiles dans mes recherches.
— Tes recherches ! grogna Gark Trois… Tu es un Tueur et tu ne penses qu’au Passé ! C’est l’Avenir qui importe : débarrasser ce monde de toutes ses limaces !
Je m’étais levée et je m’adossai au mur en regardant le nouveau venu qui avançait vers nous, le visage très grave.
— Gark Trois, dit-il enfin, il faudra que tu admettes un jour que le Passé conditionne l’Avenir. Tout ce qui se produira plus tard proviendra de ce qui s’est passé plus tôt. C’est pourquoi je cherche à comprendre pour quelles raisons notre monde actuel est divisé entre Tueurs, ayatolls et ceux que tu nommes limaces.
— Il en a toujours été ainsi !
— Non. Si tu t’étais donné la peine de déchiffrer les Reliques, tu saurais qu’autrefois les Humains qui tuaient étaient jugés et condamnés… quand on disposait de preuves. Il n’existait pas de Tueurs libres de supprimer qui ils voulaient, sinon au cours de ce qu’ils nommaient « guerres ».
Le visage de Gark Trois m’effrayait. Le Tueur tourmentait la garde d’un de ses poignards. Mais Alik Un continuait à sourire.
— Tu ne peux pas me tuer, dit-il enfin, et tu le sais. Quelque chose en toi s’y oppose. Un Tueur ne peut abattre un Tueur. Et je le suis.
— Si peu ! grogna Gark Trois.
Ce que je vis alors me raidit, dos au mur, main sur la bouche, les yeux écarquillés. Alik Un, avec une stupéfiante rapidité, était arrivé devant Gark Trois qu’il gifla en tonnerre, du plat de la main sur une joue, du dos de la main sur l’autre.
Gark arracha son poignard de sa ceinture. L’autre, bras croisés, cria :
— À moi, ayatolls !
Quatre de ceux-ci arrivèrent aussitôt, preuve de ce qu’ils n’avaient pas perdu un mot de la conversation. Gark Trois les regarda, les yeux fous.
— Dehors, chiens !
— L’un de vous me connaît-il ? demanda Alik Un d’une voix tranquille.
Un des ayatolls répondit :
— Nous te connaissons tous, pour t’avoir vu aux Jeux où tu as triomphé. Tu es Alik Un, l’aîné du Seigneur Maître de Galican.
— Connaissez-vous les Lois des Tueurs ?
— Nous les connaissons. Voilà bien des années que nous sommes au service de nos maîtres.
— Qu’advient-il d’un Tueur qui en frappe un autre quand celui-ci refuse de se défendre ?
— Il perd sa dignité de Tueur, et on efface l’Étoile en brûlant son épaule.
C’était, à mon sens, une Loi bien étrange. Quand un homme en attaque un autre et que celui-ci refuse de se défendre, qui perd sa dignité, sinon le second ? Je pensais cela alors. Depuis, j’ai admis qu’il fallait beaucoup de courage pour se laisser poignarder sans réagir, surtout quand on ne connaît pas la peur et qu’on est supérieur à son adversaire.
Le poignard de Gark Trois était toujours levé sur la poitrine nue d’Alik Un, qui n’avait pas décroisé les bras.
— Frappe-moi donc, dit Alik Un paisible, puisque tu es ainsi conçu que tu dois tuer sans discernement.
Gark Trois hésitait. J’ignorais alors qu’un Tueur qui avait perdu sa dignité devenait un ayatoll. Il le savait, lui. Il détourna la tête et, lentement, il commença à glisser son arme à sa ceinture.
C’est alors qu’il m’aperçut, plaquée au mur, respirant par saccades, et que la flamme de la folie se ralluma dans ses yeux. J’avais compris. J’allais payer pour Alik Un. Or, je ne voulais pas mourir. Je criai :
— Alik Un ! Je suis celle que vous cherchez ! Je connais la Légende !
C’était trop tard ! Le poignard allait s’abattre sur moi. On ne m’avait jamais dit que les Tueurs bavaient quand ils frappaient leur victime, c’est ainsi que je l’appris. La bave glissait sur son menton mal rasé, et sa bouche ressemblait à une blessure suppurante.
Il allait frapper, mais je ne criai pas. Déjà, je me devinais sauvée. Une main solide avait happé par-derrière le poignet de Gark Trois et paralysait le bras sans effort apparent, tandis qu’une voix grave demandait :
— N’as-tu pas entendu ?
— Entendu quoi ?
— Cette jeune femme est celle que je recherche. Elle connaît la Légende. Elle est à moi, vivante.
Gark Trois dégagea son poignet et fit face. Il m’avait oubliée. Toute la colère du monde flambait dans ses yeux noirs.
— La Loi est la Loi, gronda-t-il. Cette limace m’appartient. Si tu la veux, attaque-moi. N’est-ce pas, ayatolls, que la Loi dit cela ?
Et les ayatolls répondirent en hochant la tête :
— La Loi le dit.
Alik Un répliqua :
— Je connais la Loi. J’ai refusé de me battre tout à l’heure parce qu’il s’agissait d’une querelle puérile, mais cette fois l’enjeu est trop important pour moi. Prépare-toi, Gark Trois. Je ne te tuerai pas, mais tu seras immobilisé pendant des semaines.