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Carvalho chercha la cuite par des voies rapides. Tandis qu’il rédigeait ses conclusions, il vida une bouteille de Ricard et toute l’eau fraîche que Biscuter conservait au frigo. L’estomac tel une mer d’anis à l’eau, il demanda des tonnes de choses à manger pour absorber le liquide. Il termina la morue à l’ail, puis l’omelette aux pommes de terre et oignons que Biscuter improvisa. De plus il exigea un sandwich de sardines à la marinade, que Biscuter réussissait à merveille en donnant la préférence à l’origan sur le laurier. Il appela Charo pour lui confirmer le week-end et l’heure à laquelle elle devait passer le prendre à Vallvidrera.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as la voix de quelqu’un d’enrhumé.
— Je suis soûl.
— À cette heure-ci ?
— Pourquoi ? Quelle est la meilleure heure ?
— J’espère que tu ne vas pas passer le week-end sans dessoûler.
— Je le passerai comme ça me bottera.
Il raccrocha et apaisa ses remords en avalant les bananes au rhum que Biscuter lui avait préparées, bouche bée devant un tel déploiement de voracité.
— Biscuter, descends sur les Ramblas et fais envoyer un bouquet de fleurs à Charo. Aujourd’hui même.
Il termina sa rédaction, mit son texte dans une enveloppe qu’il glissa dans sa poche. Il prit un autre papier et écrivit :
« Peut-être ce voyage te conviendrait-il, mais seule, ou mieux, accompagnée. Cherche-toi un gentil garçon, à qui tu fasses plaisir avec ce départ. Je te conseille un garçon sensible, assez cultivé et pas très riche. Tu en trouveras des tas à la fac des lettres. Je t’envoie, ci-joint, l’adresse d’un professeur de mes amis qui t’aidera à le trouver. Ne le quitte pas avant d’arriver au moins à Katmandou, et laisse-lui suffisamment d’argent pour rentrer. Toi, poursuis ta route et ne reviens pas avant que tu ne tombes de fatigue ou de vieillesse. Tu rentreras toujours trop tôt pour voir qu’ici le monde est devenu ou mesquin, ou fou, ou vieux. Ce sont là les trois seules possibilités de survie qu’a un pays qui n’a pas fait à temps sa révolution industrielle. »
Il mit le nom de Yes et son adresse sur une enveloppe, il y glissa la lettre ainsi que l’adresse de Sergio Beser et quelques précisions et conseils sur le caractère des gens du Maestrazgo.
Il colla le timbre d’un flot de salive alcoolisée et sortit la lettre à la main, tel un mouchoir demandant priorité à une ambulance. Il la précipita dans les abîmes de la boîte aux lettres, et resta planté devant celle-ci, comme devant un objet non identifiable ou devant la tombe d’un être cher. Mission accomplie, se dit-il. Mais quelque chose l’inquiétait encore, et il en découvrit soudain la cause en passant devant l’ancien siège du fronton Jai Alai.
— La boulangère !
Il consulta son agenda et s’engagea dans l’animation vespérale des ruelles réveillées grâce à l’apparition de leurs belles de nuit.
— Pension Piluca.
— Mme Piluca est là ?
— Mme Piluca, c’était ma mère et elle est morte il y a des années.
— Excusez-moi. Je cherche un Basque qui s’appelle comme presque tous les Basques. Il habite ici avec une dame.
— Ils viennent de sortir. Ils ont l’habitude d’aller au bar du coin.
— Ces rues sont pleines de coins et de bars.
— Le bar Jou-Jou.
Un bistrot miteux qui prêchait l’exemple en économisant toute l’électricité possible, afin qu’on ne voie pas les colonies de mouches sur les « amuse-gueule variés » et les hot-dogs.
Le Basque et la boulangère mangeaient un sandwich sur une table en coin.
— Vous permettez.
Il s’assit avant qu’ils ne réagissent.
— Je viens de la part de l’ETA.
L’homme et la femme se regardèrent. Il était fort, brun, la barbe comme un gazon bleu sur des mâchoires puissantes. Elle, c’était une dame rondelette et blanche, avec les boucles blondes qui ne parvenaient pas à cacher la couleur châtain de leurs racines mal entretenues.
— On m’a appris que par ici tu te vantes d’être terroriste, et ça on n’aime pas.
— Moi ?
— Tu te prétends terroriste pour draguer et mettre des nanas comme celle-ci dans ton lit. On a appris ça et on t’a ajouté à la liste. Tu sais ce que ça veut dire. Pour moins que ça il y en a qui courent encore sur le Pôle. On te donne deux heures pour faire tes bagages. Et fais-les avec attention, il ne faudrait pas qu’ils explosent.
Carvalho s’étira contre le dossier de sa chaise pour que sa veste s’entrouvre et laisse voir au Basque le pistolet glissé dans la ceinture. Le Basque s’était levé. Il regardait la blanche dame atterrée, et Carvalho.
— Deux heures, insista-t-il.
— Partons.
— Toi, tu t’en vas, mais elle, non. Vous voulez partir avec ce terroriste à la noix ?
— Je ne savais pas…
— Je ne vous le conseille pas. S’il est sage il ne lui arrivera rien. Mais il repiquera au truc un de ces jours et je n’aimerais pas que vous soyez près de lui quand nous serons obligés de l’éliminer.
L’homme sortit de derrière la table.
— Paye ce sandwich dégueulasse avant de partir. Laisse les affaires de la femme, elle montera après les chercher.
— Je ne suis partie qu’avec ce que j’ai sur moi.
— Encore mieux. Alors, emporte tout en souvenir.
Carvalho ne tourna pas la tête pour le voir partir. La moitié de son travail était faite. 25 000 pesetas. Il fallait gagner les 25 000 autres. La femme était l’image même de la panique assise sur une chaise crasseuse.
— Ne vous en faites pas. Il ne vous arrivera rien. On l’avait bien à l’œil. C’est la troisième ou quatrième fois qu’il nous fait le coup. Ce n’est pas un mauvais garçon, mais il aime un peu trop la java.
— Quelle folle j’ai été !
— Non. Ça me semble très bien que vous vous soyez accordé de souffler un peu. Ce sera très bon pour votre mari.
— Il ne me laissera pas rentrer. Et les petites ? Mes filles ?
— Mais si il vous laissera rentrer. Qui va lui tenir la comptabilité ? Qui s’occupera des filles ? Qui fera marcher la maison ? Qui ira à Saragosse chercher la farine ? Profitez des voyages à Saragosse, ou même plus tard laissez-le tomber à nouveau, mais choisissez un meilleur compagnon.
— Jamais plus.
— On ne peut jamais dire ça.
— C’est un très bon mari.
— Les maris doivent être bons, surtout quand ils ne sont rien d’autre.
— Et très travailleur.
— Bon, alors ça c’est autre chose. Ça fait beaucoup de qualités. Rentrez chez vous. J’ai comme l’impression qu’il vous attend.
— Comment le savez-vous ? Comment savez-vous tout ça ?
— Vous n’avez jamais entendu parler de nos commandos d’information ? On est au courant de tout, plus que le gouvernement. On a détecté ce guignol quand il habitait dans la même maison que vous ; et on y a délégué l’un des nôtres.
— Personne de nouveau n’est passé dans l’escalier. À part quelques intérimaires. De ceux-ci, il en passe toujours.
— C’est presque ça.
— Comment savez-vous qu’il va m’accepter à nouveau ? Vous m’accompagnez ?
— Appelez-le au téléphone.
Tandis qu’elle téléphonait, Carvalho termina le demi-sandwich que le Basque avait laissé. C’était un hot-dog. Pas même du chien. Mais plutôt du rat ou du lézard, avec du minium en guise de cayenne, pour qu’il ne s’oxyde pas. Elle revint en larmes et radieuse.
— Je peux rentrer. Je dois me dépêcher, il m’a dit que nous irions ensemble chercher les petites à la sortie de l’école. Merci. Merci infiniment. Je vous suis très reconnaissante.
— Dites à votre mari de ne pas m’oublier.
— On ne vous oubliera pas, ni lui, ni moi. Comment vais-je rentrer chez moi ? J’ai peur toute seule dans ce quartier.
Carvalho l’accompagna jusqu’à la place de l’Arco del Teatro. Il la mit dans un taxi et descendit aux urinoirs pour pisser longuement les premiers alcools purifiés par son corps lourd comme s’il était rempli de sable.