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— Les premiers vers ne posent pas de problème. Ils appartiennent au premier poème de The Waste Land (Le Terrain vague) de T. S. Eliot. Un poète de la première moitié de ce siècle. « I will show you fear in a handful of dust » – c’est le vers que je préfère à tous : « Je t’apprendrai l’angoisse dans une poignée de cendres. » Mais ça ne compte pas, passons à ce qui concerne le Sud. Je ne voudrais pas être ennuyeux, mais le mythe du Sud comme symbole de la chaleur et de la lumière, de la vie, de la renaissance du temps, est constamment présent en littérature, surtout depuis que les Américains ont découvert qu’avec leurs dollars ils pouvaient y passer des vacances pour presque rien. Le second fragment aussi est extra. Il fait partie des Mers du Sud, le premier poème publié par Pavese, un poète italien, très influencé par la littérature américaine. Je ne suis jamais allé dans les mers du Sud, mais je suis sûr qu’il a écrit ce texte sous l’influence de Melville. Tu as lu Melville ? Ne prends pas cet air de pyromane. Lire est un vice solitaire et innocent. Pavese dans ce poème parle de la fascination qu’exerce sur lui un parent marin qui a fait le tour du monde. Quand ce parent revient, le garçon l’interroge sur ses voyages à travers les mers du Sud, et il lui répond désenchanté. Pour le garçon, les mers du Sud sont le paradis ; pour le marin, un paysage marqué par le travail quotidien et routinier. Ces poètes sont chiés. Ils sont comme les femmes : ils te font bander, et ensuite ils te laissent en rade. Ce sont des escalfebraguetes(32).
» Quant au troisième fragment, il est difficile de savoir d’où on l’a tiré. C’est un endecasyllabe parfait et il peut venir de n’importe quel poète italien depuis le xvie siècle. Mais la nostalgie du Sud est moderne. Ou bien il s’agit d’un poète méridional, et en parlant du Sud il fait allusion à la Sicile ou à Naples. “Piu nessuno mi portera nel Sud.” Ça me dit quelque chose. “Piu nessuno mi portera nel Sud.”
» Quoi qu’il en soit, les trois fragments marquent tous une tendance au désenchantement : l’espoir intellectualisé de lire jusqu’à la nuit tombée et en hiver de partir vers le sud, trompant ainsi le froid et la mort. La peur que ce Sud mythique soit encore une autre perspective de routine et de désespoir. Et enfin la désillusion totale : … “Désormais personne ne m’emmènera vers le Sud.”…
— Mais il relie les trois fragments au moment où il part vraiment vers le Sud. Alors même qu’il a acheté les billets et retenu les hôtels.
— Mais vers quel Sud ? Peut-être avait-il découvert que même en y allant il n’arriverait jamais au Sud. “Bien que j’en connaisse les chemins, je n’arriverai jamais à Cordoue”, écrit Garcia Lorca. Tu comprends ? Les poètes aiment se faire chier et nous faire chier. Tu entends, Enric ? Ce pédé-là connaît les chemins et ne va pas à Cordoue. Ils sont chiants.
Comme son copain Alberti. Il dit qu’il n’entrera jamais à Grenade. Il a châtié la ville. Moi j’ai une autre conception de la poésie. Elle doit être didactique et historique. Tu connais ma mise en scène de la campagne du Cid à travers le royaume de Valence ? On te présentera ça, Enric et moi, quand on aura bu quelques bouteilles de plus, et qu’Enric sera prêt à faire le cheval. “Piu nessuno mi portera nel Sud.” Je vais lire le dos de tous les recueils de poèmes que j’ai, et ça viendra sûrement.
Il grimpa sur un escabeau de trois marches et commença à examiner rayonnage après rayonnage. Parfois il sortait un livre, le feuilletait et se mettait à le lire en s’écriant surpris : « Je ne savais même pas que j’avais ce livre ici ! » Fuster écoutait, mélancolique, un disque de chant grégorien qu’il s’était destiné à lui-même. « Je chauffe, je chauffe », criait Sergio Beser qui avait grimpé directement sur les rayonnages, tel un pirate à l’abordage. « Vous ne sentez pas l’odeur des mers du Sud ? J’entends le bruit des vagues. » Il sortit un livre mince tout abîmé. D’abord il le flaira plus qu’il ne le lut, puis tomba en arrêt sur l’une des pages.
— Voilà ! Voilà !
Fuster et Carvalho s’étaient levés, excités par la révélation toute proche. Toute la chaleur du repas et de l’alcool se leva avec eux ; ils voyaient Sergio drapé dans des brumes d’émotion, du haut de son mât, le missel à la main, et le geste grave de celui qui va vous communiquer le dénouement.
— Lamento per il Sud, de Salvatore Quasimodo. « La luna rossa, il vento, il tuo colore di donna del Nord, la distessa di neve… » C’est comme l’immigrant de Vendrell ou El emigrante de Juanito Valderrama, mais avec le prix Nobel. Et voici le vers en question : « Ma l’ommo grida dovunque la sorte d’una patria. Piu nessuno mi portera nel Sud. »
Il sauta des rayonnages dans un craquement de genoux cagneux, se retrouva devant Carvalho et lui tendit la petite plaquette. La vita non é sogno(33) de Salvatore Quasimodo. Carvalho lut le poème. La tristesse d’un Méridional qui reconnaît son impuissance à retourner vers le Sud. Son cœur est déjà retenu dans les prés et les eaux sombres de Lombardie.
— C’est presque un poème social. Très peu ambigu. Pas très polysémique, comme dirait n’importe quel pédant après avoir lu Tel Quel une demi-heure. Ce sont des poèmes publiés après-guerre en plein néo-réalisme critique. Écoute : « Le Sud est fatigué des charniers, des cadavres… fatigué de solitude, des chaînes, fatigué dans sa bouche des blasphèmes de toutes les races qui ont crié la mort avec l’écho de leur puits, qui ont bu le sang de leur cœur. » Il y a un contrepoint amoureux. Il dévoile sa tristesse de déraciné à la femme qu’il aime… Ça te dit quelque chose ?
Carvalho relisait le papier de Stuart Pedrell.
— De la littérature.
Il postillonna avec mépris.
— Oui, vraiment, il me semble que ça n’est que de la littérature. Quel chien a donc mordu les gens avec ce Sud ? Peut-être avant les vols charters et les tour operators, ça avait un sens, mais à présent ça a cessé d’exister. Le Sud, ça n’existe pas. Les Américains ont construit une mythologie littéraire du néant, et le Sud vient exclusivement de là. Le mot « Sud » a un sens premier pour tous les Nord-Américains, c’est leur lieu maudit, leur lieu vaincu dans un pays de triomphateurs, la seule civilisation blanche morte qui subsiste aux USA, celle du Sud profond. De là découle tout le reste. J’en suis sûr. Tu ne connais vraiment pas notre cycle théâtral valencien ? On va te le présenter tout de suite, Enric et moi. Compare la littérature populaire avec toutes ces jérémiades. Je serai le Cid, et toi Enric, le roi maure.
— Tu abuses, comme d’habitude.
— Assez parlé. Je vais introduire la situation. Voilà le Cid, bien que certains doutent de son existence. Enfin voilà le maître de Morella aux portes de la cité, et il voit arriver la troupe maure. Il s’adresse au Maure qui commande, et dit :
« Cid : Qui êtes-vous, vous qui de votre monture me
regardez ainsi ?
Maure : Le Roi des Maures, et je vais
conquérir cette place forte.
Cid : Vous n’y parviendrez point.
Maure : Alors on baisera vos
femmes.
Cid : Alors il y aurait guerre.
Maure : Eh bien, qu’elle ait donc
lieu !
Cid : Corneta, joue de la
trompette. »
En chœur, Beser et Fuster se mirent à chanter, tandis qu’ils dansaient chacun de leur côté :
Caguera de bou
Que quan plou
S’escampa
La de vaca si
La de burro no(34).
Ils s’arrêtèrent satisfaits devant Carvalho et le détective applaudit jusqu’à en avoir mal aux mains. Le professeur et le gérant s’inclinèrent.
— Ce premier morceau pourrait s’appeler : Défense de Morella. Maintenant voici une autre scène qui se passe devant les murs de Valence.
Fuster se mit à quatre pattes et Beser s’assit sur lui.
— Je suis le Cid sur Babieca(35), et un Maure que tu dois imaginer s’exclame :
Maure : Té, couillon, le Cid !
Un autre Maure : Té la putain !
Premier Maure : Pas la putain, la Chimène.
— C’est tout, dit Beser en descendant de cheval. Le théâtre populaire est toujours bref. Tu connais David et la harpe ?
Carvalho éructa un non avec un renvoi brûlant, directement issu du foie.
Beser roula à nouveau une blonde. Fuster somnolait, la tête appuyée sur le rebord de la table de la cuisine.
— Il faut t’imaginer le palais de Jérusalem. David est de mauvais poil contre Salomon, pour des raisons qui n’ont rien à faire ici, mais il est évident qu’il est de mauvais poil. Imagine tout le luxe asiatique que tu voudras, et la harpe que tu voudras. Tu as déjà vu une harpe ?
— Oui, oui, c’est comme ça.
Carvalho dessina en l’air une harpe avec les mains. Beser l’examina d’un œil critique.
— Plus ou moins. Donc David est de mauvais poil contre Salomon, pour des raisons non dites. Salomon lui dit : « David, joue de la harpe. » David le regarde et fronce les sourcils. Il prend la harpe et la jette à la rivière. Et voilà. Qu’est-ce que tu en penses ?
Carvalho se leva pour applaudir. Beser souriait à moitié comme un toréador vainqueur qui fait semblant d’être modeste. Fuster se leva et tenta d’applaudir, mais il ne parvenait pas toujours à faire se rencontrer ses paumes.
Ensuite s’éteignit la petite lumière qui restait encore allumée dans la tête de Carvalho, et il se sentit trimbalé, transporté dans une voiture ; entre de fausses images et des souvenirs il se revit en taxi avec Enric Fuster sur le siège arrière d’une voiture qui n’était pas la sienne ni celle du gérant. Le profil rougeaud du professeur, prolongé par une blonde allumée, l’aidait à voir la route sur laquelle la voiture découvrait que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre.