11
— Je n’ai pas ce vin-là.
— Qu’avez-vous comme blanc frais ?
— Du Viña Paceta.
— Ça ira.
Il demanda des escargots de mer en apéritif. Le patron lui proposa une entrée de poissons et fruits de mer parmi lesquels il y avait des escargots. Ensuite il lui conseilla une daurade au four, et Carvalho accepta car avec ça il pourrait continuer au vin blanc, et aussi parce que le poisson l’aiderait à résorber ses cernes et améliorer l’état de son foie. De temps en temps il aimait manger Chez Leopoldo, un restaurant rescapé de la mythologie de son adolescence. Cet été-là, sa mère était allée en Galice, et son père l’avait invité dans un restaurant, chose insolite pour un homme qui pensait que les restaurateurs sont des voleurs et qu’ils ne servent que des cochonneries. Quelqu’un lui avait parlé d’un restaurant dans le quartier chinois où l’on servait des portions formidables à bon prix. C’est là qu’étaient entrés Carvalho et son père. Il s’était gavé des calmars à la romaine, le plat le plus sophistiqué qu’il connaissait, tandis que son père avait recours à un répertoire classique mais sûr.
— Pour être bon, c’est bon, et abondant. Nous verrons bien si c’est bon marché.
Bien du temps avait passé avant qu’il ne foule à nouveau le sol d’un autre restaurant, mais il avait toujours gardé ce nom, Chez Leopoldo, comme celui de l’initiation à un rite passionnant.
Il y était retourné bien des années plus tard, quand la maison ne pouvait plus avoir pour chef cet homme calme et attentif qui leur avait demandé ce qu’ils désiraient manger tout en leur attribuant gracieusement l’étiquette d’habitués et de connaisseurs.
C’était à présent un bon restaurant spécialisé en poissons et dans lequel se mélangeaient une clientèle de petits bourgeois du quartier et des gens venus du nord de la ville, attirés par une bonne réputation. Carvalho s’était mis au régime poisson-vin blanc frais. Les fringales qu’il combattait avant en allant dans des troquets ou des restaurants et en laissant libre cours à sa gourmandise non dénuée de bon goût, à présent il les calmait en consommant les réserves de vin blanc du pays.
Il surprit le patron par sa sobriété au moment du dessert, en ne prenant pas de liqueur après le café. Je suis pressé, prétexta-t-il. Mais à la porte de sortie, il décida qu’il venait d’agir contre nature, contre sa nature. Il se rassit, rappela le patron et commanda un double marc de champagne glacé. Tandis qu’il le savourait il avait la sensation de redevenir lui-même. Le foie ? Qu’il aille se faire foutre. C’est mon foie. Il fera ce que je voudrai. Il commanda un autre double marc et décréta qu’il avait enfin eu la transfusion de sang dont il avait besoin depuis quelque temps.
Il sortit et s’engagea dans la rue Aurora, à la recherche des paysages perdus de son enfance. En passant devant un édifice d’une modernité miraculeuse dans le contexte d’une rue qui datait de quand Jésus-Christ était jeune homme, il vit une certaine agitation à sa porte. Une affiche discrète annonçait une série de conférences sur le « roman noir ». Avec l’aplomb d’un alcoolique, il se mêla à ceux qui attendaient le début de l’une de ces conférences. Il les connaissait sur le bout du doigt. Ils avaient tous cette gueule d’enflés qu’ont les intellectuels de partout, mais ici version espagnole : des enflés moins enflés que sous d’autres latitudes. Ils supportaient le poids de leur enflure sur leurs épaules avec l’exhibitionnisme requis, mais aussi avec cette inquiétude de sous-développés : la peur de se dégonfler. Ils étaient répartis en tribus, selon leur provenance ou leurs affinités ; il y avait aussi une tribu d’un niveau intellectuel plus élevé. Cette dernière, remarquée de tous, était regardée du coin de l’œil. Et, malgré une certaine mauvaise grâce, chacun voulait la rencontrer, se voir contraint de dire bonjour et être reconnu.
Enfin la conférence s’ouvrit, et Carvalho se retrouva dans un amphithéâtre bleu en compagnie d’une centaine de personnes prêtes à démontrer qu’elles en savaient plus sur le roman noir que les sept ou huit qui étaient sur l’estrade.
L’estrade commença son intervention par une opération « coup d’esbroufe » qui consistait en un exercice préliminaire de dérouillage cérébral fondé sur une distinction entre la fonction, le lieu, le thème, pour en revenir bientôt à un rite postconciliaire. Deux membres de la table ronde s’étaient auto-attribués le rôle de doyen et ils commencèrent à jouer une partie privée de ping-pong intellectuel à propos de Dostoïevski : avait-il ou non écrit des romans noirs ? Ensuite ils passèrent à Henry James sans oublier bien entendu de mentionner Poe, et ils finirent par découvrir que le roman noir était une invention d’un maquettiste français qui donna sa couleur à la série de romans policiers publiés chez Gallimard. Quelqu’un sur l’estrade essaya d’interrompre le discours monopolisé par le barbu et le Latino-américain myope, mais il fut repoussé par d’invisibles coups de coude que lui envoyèrent les seniors.
— C’est-à-dire que…
— Je crois que…
— Si vous me permettez…
On ne lui permettait rien. Il essaya de glisser dans un silence du dialogue : « Le roman noir naît avec la Grande Dépression… » mais il ne put se faire entendre que du premier rang et de quelques personnes du second, parmi lesquelles se trouvait Carvalho.
Au vu des pommes d’Adam des deux solistes, on pouvait deviner qu’ils allaient arriver à une conclusion, à une phrase sans appel.
— Nous pourrions dire…
Silence. Attente.
— Je ne sais pas si mon cher ami Juan Carlos sera d’accord avec moi…
— Mais comment pourrais-je ne pas l’être, Carlos ?
Carvalho en conclut que la prédominance des deux vedettes(9) était le fruit de leur complicité onomastique.
— Le roman noir est un sous-genre auquel se sont adonnés exceptionnellement de grands écrivains comme Chandler, Hammett ou Mc Donald.
— Et Chester Himes !
Ç’avait été dit d’un ton flûté à force d’être retenu par celui qui tentait de mettre son grain de sel sur le sujet. Ce qui avait été une erreur au cours du débat devenait une bonne chose pour les conférenciers bavards qui se retournèrent pour chercher l’auteur de ce bruit.
— Pardon, vous disiez ? dit le myope d’un ton aimable et fatigué.
— Je disais qu’à ces trois auteurs il faut ajouter le nom de Chester Himes, le grand portraitiste de Harlem. Himes a réalisé un travail équivalent à celui de Balzac.
Voilà, c’était sorti. Les deux protagonistes étaient un peu fatigués et permirent à l’intrus de s’exprimer. Tout vint sur le tapis. Du roman de la Matière de Bretagne(10) de Chrétien de Troyes jusqu’à la mort du roman après les excès épistémologiques de Proust et de Joyce, sans oublier le maccarthysme, la crise de la société capitaliste, les conditions de marginalisation sociale que crée fatalement le capitalisme et qui sont le bouillon de culture propice au roman noir. Les gens étaient impatients et voulaient intervenir. L’un d’eux se leva dès qu’il put et dit que Ross Mc Donald était fasciste. Quelqu’un d’autre ajouta que les auteurs de romans noirs sont toujours à la limite du fascisme. Hammett fut disculpé pour avoir milité au Parti communiste américain à une époque où les communistes étaient au-dessus de tout soupçon, n’ayant pas encore subi de traitement décaféinant.
Il n’y a pas de roman noir sans héros et ça c’est dangereux. C’est tout simplement du néo-romantisme répliqua quelqu’un parmi le public, qui était disposé à sauver le roman noir de l’enfer de l’Histoire.
— Je parlerais plutôt d’un certain néo-romantisme latent dans le roman noir et qui le rend nécessaire de nos jours.
Ambiguïté morale. Ambiguïté morale. Voici la clé du roman noir. C’est dans cette ambiguïté que nagent des héros comme Marlowe ou Archer, ou l’agent de la Continentale. Les deux vedettes initiales s’en voulaient d’avoir perdu leur souveraineté et essayaient à leur tour de mettre leur grain de sel dans l’avalanche verbale qui s’était déclenchée : univers clos… non motivation… conventions linguistiques… la nouvelle rhétorique… est l’antithèse du courant Tel Quel dans la mesure où on ressuscite la singularité de l’auteur et du héros central… le point de vue dans Le Meurtre de Roger Ackroyd…