5

Ils allèrent dîner au Tunnel. Et Biscuter fut tout surpris, devant le plat de haricots blancs aux clovisses commandé par Carvalho.

— Ce qu’on peut inventer.

— Ça, c’est plus vieux que le monde. Avant l’arrivée de la pomme de terre en Europe, il fallait bien garnir la viande, le poisson et les coquillages.

— Oh vous chef ! Vous en savez des choses.

Charo avait choisi une jardinière de légumes et du thon frais grillé. Carvalho, obsédé, continuait à boire le même vin, comme s’il était en train de se faire une transfusion de sang blanc et froid.

— Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

— Un mort qui a disparu.

— On a volé un mort ?

— Non, un homme qui a disparu, et qui un an plus tard, a reparu, assassiné. Il voulait changer de vie, de pays, de continent, de monde, et finalement on le retrouve poignardé entre des boîtes de conserves et des vieilles fioles. Un raté. Un riche raté.

— Riche ?

— Richissime.

Carvalho sortit son agenda de sa poche et commença à réciter :

— Société anonyme Tablex, spécialisée dans la fabrication des contre-plaqués, Industries laitières Argumosa, Constructions Ibériques S.A., conseiller à la Banque de l’Atlantique, membre de la Chambre de Commerce et de l’industrie, conseiller aux Constructions et Démolitions Privasa… et quinze autres sociétés. Le plus surprenant est que deux d’entre elles sont des maisons d’éditions minables : l’une fait de la poésie, et l’autre une revue culturelle de gauche. Il aimait sans doute les œuvres de charité.

— Il aimait jeter l’argent oui. Avec toutes les revues qu’il y a, chef, et les livres. On va au kiosque et on ne trouve rien. Le patron devient cinglé pour arriver à trouver quelque chose.

— Et tout ça c’est bon pour la poubelle, remarqua Charo sentencieusement, tout en portant à sa bouche une miette de thon avec ail et persil.

— Toutes ces revues sont pleines de mecs et de nanas à poil.

Biscuter s’en alla dès qu’il eut terminé. Il avait sommeil et le lendemain il lui fallait se lever tôt, mettre le bureau en ordre et aller au marché. Carvalho l’imagina, quelques instants plus tard, sur son lit pliant dans le bureau, perdu dans un sommeil solitaire.

— Ou en train de se masturber.

— De qui parles-tu ?

— De Biscuter.

— Pourquoi veux-tu qu’il se masturbe ?

Carvalho effaça de la main ce qu’il avait dit et lança à Charo un coup d’œil pour la faire presser. Il pressentait que la fille voudrait monter chez lui à Vallvidrera, et ne savait pas comment contrecarrer ses projets. Charo mit fin à sa glace en trois ou quatre cuillerées, et s’accrocha au bras de Carvalho. Elle entra dans la voiture du détective où Blette les reçut avec un concert d’aboiements suivi d’une séance de léchage de tout ce qu’ils ne purent mettre hors de sa portée.

Ce fut un voyage silencieux, un rituel silencieux : ouvrir la boîte à lettres, monter l’escalier vers la porte d’entrée, allumer les lumières du jardin, où la végétation dessina des ombres envahissantes, taches d’obscurité sur le gravillon. Carvalho respira à pleins poumons ; au loin il regardait la profondeur de Vallès, et écoutait sans intérêt le bavardage de Charo déjà rentrée.

— Ma maison est toute chaude. En revanche la tienne… Aujourd’hui tu vas allumer la cheminée, n’est-ce pas ? Tu es tellement dingue que tu ne l’allumes qu’en été.

Carvalho entra dans sa chambre, ôta ses chaussures, s’assit sur le lit, les mains entre les jambes, le regard perdu dans la contemplation d’une chaussette vide, toute roulée.

— Qu’est-ce que tu as ? Ça ne va pas ?

Carvalho se mit en mouvement. Il essaya de gagner du temps dans la chambre en errant un peu autour du lit. Puis il sortit, passa près de Charo qui tentait d’allumer un feu avec toutes les Vanguardia(3) qu’elle avait pu trouver. Il alla à la cuisine et extirpa du frigo une des dix bouteilles de blanc de blanc(4) qui l’attendaient, lumineuses, déguisées en bouteilles de champagne artisanal. Peut-être n’est-il pas aussi bon que je crois, se dit Carvalho, mais une obsession ne fait jamais de mal à l’obsédé.

— Encore du vin ? Tu vas t’arranger le foie.

Charo but aussi tandis qu’il reprenait ses tentatives avortées dans la cheminée, et parvenait à allumer un feu impressionnant à l’aide d’un livre choisi dans sa bibliothèque déjà mise à contribution bien des fois : Maurice, de Forster.

— C’est mauvais ?

— C’est extraordinaire.

— Alors pourquoi le brûles-tu ?

— Parce que c’est de la blague comme tous les bouquins.

Charo rougit, tout illuminée par les flammes. Elle dit qu’elle allait se mettre à l’aise et revint dans le déshabillé chinois que Carvalho lui avait rapporté d’Amsterdam. Il restait assis par terre le dos appuyé sur le coin du canapé, un verre de vin blanc à la main.

— Quand ça te prend, ça n’est pas pour cinq minutes.

Charo lui caressa les cheveux du bout des doigts, et Carvalho les lui emprisonna pour les repousser, mais il les garda et les serra avec effusion.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il haussa les épaules. Soudain il se releva et courut droit vers la porte. Il l’ouvrit et Blette entra comme une trombe.

— J’avais oublié ce pauvre animal.

Charo s’enfonça, résignée, dans le sofa ; de ses lèvres, presque de ses dents, elle prit possession d’un verre de vin blanc. Carvalho reprit la position et se mit à caresser le cou du petit animal et la jambe de Charo.

— Choisis, ou la chienne ou moi.

Charo éclata de rire. Carvalho se hissa pour s’asseoir sur le sofa, il ouvrit le déshabillé chinois et palpa les deux seins bronzés à l’infrarouge et au soleil de terrasse. La main de Charo glissa sous la chemise bleue de Carvalho, elle pinça les tétons de l’homme et traça des chemins entre les poils de sa poitrine. Mais il se releva, aviva le feu, se retourna, à moitié surpris de l’indécision de Charo.

— Qu’est-ce que tu attends ici ? Allez.

— Où ?

— Au lit.

— J’aime mieux faire ça ici.

La main de Charo se creusa comme un coquillage sur la braguette de Carvalho. Et comme dans une réclame sur les vertus de la croissance, sa braguette se dilata, augmenta, pour s’adapter au moule. Il se baissa pour ramasser Blette, l’emporta à la chambre et la laissa sur le lit. Quand il revint près du feu, Charo était déjà nue. La pénombre illuminée par le feu soulignait les grandes lignes de cette jeune fille sans fleur.

Les mers du Sud
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml