39
Ana Briongos arriva dans son bus bleu et respira soulagée quand elle vit Carvalho à l’arrêt. Elle sauta la première et pressa le pas pour aller jusqu’à lui.
— Merci de m’avoir prise au sérieux.
Elle commença à marcher. On entendait presque le bruit des mots qu’elle amoncelait dans sa tête. Elle regardait Carvalho, cherchant un geste de sa part l’invitant à parler. Mais il marchait aussi pensif qu’elle, traînant les pieds comme s’il avait tout l’après-midi et toute la nuit pour se promener en silence.
— Pourquoi êtes-vous allé chez moi ?
— C’est la deuxième engueulade de la journée à propos de ce quartier. Mettez à l’entrée : San Magin, ville interdite.
— Vous ne savez pas le mal que vous avez fait et que vous pouvez encore faire avec cette visite.
— Le mal est déjà fait.
— Mes parents sont deux malheureux qui pissent de peur dans leur culotte pour n’importe quoi. Ils ont toujours eu peur.
Carvalho haussa les épaules.
— N’allez pas voir mon frère.
— Pourquoi ?
— Ça ne vaut pas la peine.
— C’est moi qui en déciderai quand j’aurai parlé avec lui.
— Mon frère n’est pas un garçon normal. Il a des réactions inattendues. Il est comme un enfant. Un enfant violent. Toute sa vie, il a été le souffre-douleur. Les gifles n’étaient pas perdues pour tout le monde. Ma mère l’a toujours haï. Ma mère est méchante. Elle a la méchanceté ridicule, mesquine, des gens pauvres. C’est tout ce qu’elle a. C’est la seule chose qui lui donne du caractère, une personnalité. Mon père a toujours vécu à genoux devant elle pour payer la faute de la naissance de Pedro.
— Quel tableau !
— On l’a enfermé pour la première fois à sept ans. Il avait volé une voisine pour s’acheter quatre bêtises : il est revenu deux ans plus tard, encore plus méchant. Deux ans plus tard. Il avait neuf ans. Les librairies sont pleines de livres qui apprennent aux adultes à respecter les enfants. Mon frère à neuf ans, c’était de la chair bonne pour les coups : la courroie de mon père, la pantoufle ou le balai de ma mère. On l’a à nouveau enfermé à onze ans. Vous avez une idée de ce que pouvait être la maison de redressement de Wad Ras ?
— Je suis d’une autre génération. Je fais partie de ceux qui sont nés sous la menace d’être internés dans l’asile Duran.
— Et malgré tout il a toujours été fasciné par la famille. Il s’est toujours considéré comme l’un des nôtres. Quand il a quatre sous, il les dépense pour mes parents ou pour mes frères. Il a dix-huit ans. Seulement dix-huit ans.
— À peine quatre à cinq ans de moins que vous.
— C’est très différent. Laissez-le en paix. Quoi qu’il ait fait, tout son passé l’explique.
— Et qu’a-t-il fait ?
— Qu’est-ce que vous cherchez ? Vous êtes le misérable valet de ces gens-là et vous venez fourrer votre nez dans un monde que vous ne connaissez pas.
— Comme Stuart Pedrell, comme votre Antonio. Lui aussi il a fourré son nez dans un monde qu’il ne connaissait pas.
— Moi, personne ne me paye pour souffrir de la mort d’Antonio. Et j’en souffre. J’en souffre ici – elle désigna son ventre –. Mais c’était fatal.
— Que s’est-il passé ?
— Pourquoi ne partez-vous pas ? À la fin, c’est une victoire facile qui vous attend. Des victimes faibles. Ce sont celles que vous aimez ?
— Passons en ce qui concerne le rôle que vous m’attribuez. Je suis le valet de mes patrons comme vous des vôtres. Mais je n’aime pas les victimes, qu’elles soient faciles ou difficiles. Les victimes sont des conséquences.
— Ce sont des gens. Des gens que j’aime. Qui peuvent être détruits. Parfois je revois l’image de mon frère petit, quand il ne savait pas qu’il était coupable, coupable de l’humiliation de ma mère. Je me souviens de son petit visage, et soudain je le vois déformé par toute la brutalité qui lui est tombée dessus.
— Ma rencontre avec votre frère est dans l’ordre logique. J’irai jusqu’au bout. J’en finis pour mon client. Je lui dis ce que je sais et c’est lui qui décide. La police passe tout au juge. Mon juge, c’est mon client.
— Une vieille hystérique riche et qui ne sait pas ce qu’est la douleur.
— Elle est riche. Mais pas vieille. Tout le monde sait ce qu’est la douleur. Dans ce que vous dites, bien des points sont en votre faveur. Vous appartenez à la classe sociale qui a raison et qui crache sa raison au monde entier.
— J’essayais de le conseiller. Pedrito, ne fais pas ci, Pedrito, ne fais pas ça. Quand je n’étais pas à la maison, j’étais préoccupée : que peut bien faire Pedro ? Et à mon retour il l’avait toujours fait. On avait toujours trouvé un motif pour l’accuser, le coincer. J’allais l’attendre à la sortie de l’école pour qu’il aille directement à la maison, et qu’il ne fasse pas une bêtise en chemin. Quand les flics sont venus le chercher à cause de la moto, vous ne vous imaginez pas comment ils l’ont traité. Et il ne manquait plus que je sois fichée à la police. Vous savez comment on traite les délinquants dans les commissariats ? Et dans les prisons ?
— Je n’ai fait ni le monde, ni la société. Je ne veux pas être la conscience de tout ça. C’est un rôle excessif. Je suppose que vous ne m’avez pas donné rendez-vous pour me raconter la triste histoire de votre frère.
— J’ai voulu éviter la rencontre.
— Vous n’y arriverez pas.
— Vous savez ce qui va se passer.
— Je l’imagine.
— Et ça ne vous suffit pas ? Vous ne pouvez pas tirer un trait ? Dites à votre client ce que vous voulez. C’est son intérêt à elle aussi que je me taise.
— Pour ça, vous vous arrangerez entre vous.
Elle le prit par le bras et le secoua.
— Ne soyez pas stupide ! Il peut arriver quelque chose d’affreux. Si je vous parlais, si je vous racontais tout, vous n’iriez pas au rendez-vous de mon frère ?
— Je veux que ce soit lui qui me le raconte. C’est à lui de me le raconter. Ne soyez pas bête. Ça vous torturerait la conscience.
Carvalho continua à avancer, et elle resta pétrifiée au carrefour de deux rues, une main tendue vers lui, l’autre essayant d’accrocher le vide de sa poche. Elle courut pour le rattraper. Ils marchèrent en silence.
— Comme ce serait facile de partir d’ici !
— Ce quartier et tous ces gens partiraient avec vous.
Chaque escargot emporte sa coquille.
— Je ne pense pas partir. Même si ça ne vous semble pas possible, je ne saurais pas m’en tirer ailleurs.
— Si vous avez un garçon, ne perdez pas espoir. Il y a des hommes qui ont donné d’excellents résultats. Dans le futur les hommes seront meilleurs que les femmes. Soyez-en sûre.
— Ça m’est égal que ce soit une fille ou un garçon. Je l’aimerai pareil.
— Un de mes premiers métiers a été instituteur. C’était une école de quartier, de vieux quartier historique, mais habité par des gens semblables à ceux d’ici. Un de mes élèves était un petit garçon brun et triste. Il avait des gestes de vieux sage. Il parlait toujours comme en s’excusant. Un jour j’ai connu sa mère à la sortie. Elle avait des gestes de vieille sage. Elle parlait toujours comme en s’excusant. Elle était très jolie malgré ses cheveux blancs. Son fils aurait pu être sorti de n’importe quel coin de son corps. Il aurait pu être né de son bras, de sa poitrine, de sa tête. Elle était mère célibataire à une époque où il n’y avait pas d’explication pour ça. La guerre était finie depuis trop longtemps pour servir d’alibi.
— Et alors ?
— Rien. Je suis parti de l’école et je ne l’ai jamais revue. Mais je me les rappelle souvent, et parfois j’ai l’étrange sentiment que l’enfant avait les cheveux blancs. C’était l’époque de mon adolescence, et je me masturbais vraiment beaucoup. Certaines nuits je me suis masturbé en pensant à cette femme.
— Quel salaud !
— La nature, c’est la nature.