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Beser habitait un appartement à San Cugat dans lequel il n’y avait que des livres et une cuisine. Il ressemblait à un Méphisto carotte à l’accent valencien. Il fit des reproches à Fuster pour son retard qui mettait en danger la paella.
— Aujourd’hui tu vas manger une vraie paella, lui signala Fuster.
» Tu as fait ce que je t’ai dit ?
Beser jura qu’il avait suivi toutes les consignes du gérant. Fuster ouvrit la marche jusqu’à la cuisine, à travers un couloir plein de bouquins. Carvalho pensait qu’avec la moitié de tout ça, il assurerait l’existence de ses flambées dans la cheminée jusqu’à sa mort. Comme s’il lisait sa pensée, Fuster s’écria sans se retourner :
— Attention Sergio, ce type-là est un brûleur de livres. Il les utilise pour allumer sa cheminée.
Beser fit face à Carvalho les yeux illuminés.
— C’est vrai ?
— C’est tout à fait vrai.
— Ça doit produire un plaisir extraordinaire.
— Incomparable.
— Demain je commencerai à brûler ce rayonnage. Sans regarder ce qu’il contient.
— Ça donne beaucoup plus de plaisir quand on les choisit.
— Je suis un sentimental, et je leur ferais grâce.
Dans la cuisine, Fuster inspecta le travail de Beser comme un sergent d’intendance. Il n’avait pas beaucoup émincé les ingrédients du roux. Il rugit comme blessé par une flèche invisible.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— De l’oignon.
— De l’oignon dans la paella ? D’où tu sors ça ? L’oignon ramollit les grains.
— Ça, c’est de la bêtise. Dans mon village on met toujours de l’oignon.
— Dans ton village vous faites n’importe quoi pour vous faire remarquer. On peut mettre de l’oignon dans un riz au poisson, ou à la morue, et préparé à la cocotte, à la cocotte, tu comprends ?
Beser sortit comme un boulet et revint avec trois livres sous le bras : Le Dictionnaire gastronomique valencien, La Gastronomie de la province de Valence, et 100 recettes de riz typiques de la région valencienne.
— Ne viens pas me chercher avec des livres de gens qui ne sont pas de Villores, Morellien(28) de merde. Moi, mon seul guide, c’est la mémoire populaire.
Fuster leva les yeux au plafond et déclama :
O insigne symphonie de
toutes les couleurs
O illustre paella
Au-dehors avec ta blouse de couleur
Un peu brûlée au-dedans avec des affres de
demoiselles
O plat polychrome et coloriste
Qui plus qu’avec le goût se savoure avec les yeux !
Concentration de gloire où l’on ne laisse rien
Compromis de Caspe(29) entre poulet
et palourde
O plat décisif
Corporatif et collectif
O plat délicieux
Où tout est beau
Où tout est distinct mais rien n’est brisé
O plat libéral où un grain est un grain
Comme un homme est un vote !
Beser cherchait dans les livres sans prêter attention à l’explosion poétique de Fuster. Finalement il ferma les livres.
— Alors ?
— Tu avais raison. Dans les paellas des villages de Castellón on ne met pas d’oignons. Ça a été un lapsus. Un catalanisme. Je dois retourner rapidement à Morella pour un recyclage.
— Là ! s’exclama Fuster en précipitant l’oignon dans la poubelle. Je te l’ai dit bien clairement. Une livre de riz, ½ lapin, ½ poulet, ½ livre de côtes de porc, ½ livre de pois, 2 poivrons, 2 tomates, persil, ail, safran, sel, et c’est tout. Tout le reste c’est du folklore.
Fuster se mit au travail pendant que Beser leur donnait des croûtons de pain frits avec du chorizo et du boudin de Morella en apéritif. Il sortit une carafe de vin d’Aragon, et les verres faisaient penser à une chaîne de seaux en action pour éteindre un incendie.
Fuster avait apporté de la voiture une boîte de carton huileuse qu’il conservait comme un trésor. Beser chercha à voir ce qu’elle contenait et s’écria avec enthousiasme :
— Des Flaons ! Tu as fait ça pour moi, Enric ?
Ils s’embrassèrent comme deux compatriotes qui se rencontrent au pôle Nord, et expliquèrent à Carvalho aviné que les Flaons sont l’échelon supérieur du Pastisset(30) de tous les Pastissets des Pays catalans. Dans tout le Maestrazgo on les fait avec de la farine travaillée avec de l’huile, de l’anis, du sucre ; on les fourre avec du lait caillé, des amandes pilées, de l’œuf, de la cannelle et de l’écorce de citron râpée.
— Ma sœur me les a apportés hier. Le lait caillé, c’est un foutu machin qui se gâte tout de suite.
Beser et Fuster prenaient des poignées imaginaires d’arôme de paella, et les sentaient.
— Trop de poivron, dit Beser.
— Attends de la manger, couillon ! répliqua Fuster concentré comme un alchimiste sur ses cornues.
— Quelques escargots pour donner la dernière touche. Voilà ce qui manque. Pepe, aujourd’hui, tu vas goûter la paella royale, l’authentique, celle que l’on faisait avant que les pêcheurs ne la corrompent en noyant leur poisson dans le roux.
— Et tu la manges bien, toi ?
— C’est parce que je fais de l’anthropologie, couillon.
Ils posèrent la paella à même la table de cuisine, et Carvalho se prépara à la manger à la manière rurale, c’est-à-dire sans assiette, on choisit une parcelle de territoire dans le récipient lui-même. En théorie c’est une paella pour cinq qu’ils mangèrent sans autre effort que de l’arroser en permanence pour qu’elle arrive bien réduite dans l’estomac. Ils vinrent à bout de la carafe de six litres et en commencèrent une autre. Ensuite, Beser sortit une bouteille de Mistela d’Alcalà de Chisvert, pour les flaons.
— Avant que tu ne puisses plus distinguer un sonnet d’un extrait de l’annuaire du téléphone, résous le problème pour lequel mon copain détective a demandé ton aide. C’est vrai, je ne vous ai pas présentés. À ma droite, Sergio Beser, 78 kilos de foutu caractère carotte, à ma gauche Pepe Carvalho – combien pèses-tu ? Lui, c’est l’homme qui connaît le mieux Clarin(31). Il en sait tellement sur lui que s’il ressuscitait, il le tuerait. Rien dans le domaine littéraire ne lui est étranger. Ce qu’il ne sait pas, c’est moi qui le sais. « Robustes esclaves, suant sous le feu des cuisines, ils laissaient sur la table les mets du premier service, dans de grands plats d’argile rouge de Sagonte. » De qui est-ce ?
— De Sonnica la courtisane, de Blasco Ibanez, devina Beser nonchalant.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que chaque fois que tu vas te soûler tu récites l’Ode à la paella de Péman, et quand tu es soûl, tu déclames la scène du banquet que Sonnica organise pour Actéon d’Athènes, devant Sagonte.
— « Chaque convive avait un esclave derrière lui, à son service, et tous ensemble ils remplirent dans le cratère les coupes pour leur première libation. »
Fuster continua sa récitation en solitaire tandis que Carvalho sortait le papier où Stuart Pedrell avait tapé ses hiéroglyphes à la machine. Beser acquit soudain une gravité d’expert en diamants, et ses sourcils roux diaboliques se hérissèrent devant le défi. Fuster s’arrêta de déclamer pour enfourner le dernier flaon qui restait. Beser se leva et se mit à tourner autour des convives. Il but un autre verre de Mustela et Fuster lui reversa du liquide pour qu’il n’y ait pas panne sèche d’essence mentale. Le professeur récitait à voix basse, comme s’il s’agissait de retenir les vers par cœur. Il retourna s’asseoir et posa le papier sur la table. Sa voix sortit froidement comme si de toute la soirée il n’avait bu que de l’eau glacée. Et tout en parlant il roulait une cigarette de tabac blond.