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— J’espère que cela ne vous dérange pas, que je me sois joint à vous pour ce déjeuner.
Le marquis de Munt portait un costume de tweed, un foulard1 follet naissait sous sa pomme d’Adam, dans les plis de son vieux menton. Assis à ses côtés, Planas faisait tourner au fond de son verre un liquide à coup sûr sans alcool.
— Isidro me l’a demandé.
Planas le regarda d’un air surpris.
— Un repas à deux finit toujours par n’être qu’un double monologue. Un troisième convive établit réellement la conversation.
— Je croyais qu’aujourd’hui vous étiez à Madrid pour voir un ministre.
— J’y étais.
— Isidro est comme ça. Un jour, à neuf heures du matin nous avons pris rendez-vous pour le déjeuner. Nous nous sommes retrouvés et j’ai appris qu’entre-temps il avait fait l’aller-retour Barcelone-Londres.
— Monsieur Carvalho, j’irai droit au but.
— Isidro, Isidro, on n’expose les problèmes qu’au deuxième plat.
— Eh bien, moi, je vais le faire tout de suite.
— Attends au moins la fin de l’apéritif. Vous êtes de mon avis ? Bien sûr. Comme le dit Bertolt Brecht, d’abord l’estomac, ensuite la morale.
Carvalho fut aussi de l’avis du marquis quant au choix de vin blanc pour l’apéritif. Deux serveurs félicitèrent Planas pour sa récente nomination, et il leur répondit par un vague merci sans se départir de l’air sévère avec lequel il avait accueilli Carvalho.
— Une salade verte et un poisson frais grillé.
— Isidro, pourquoi ne commandes-tu pas une salade grillée et un poisson vert ? Tu aurais ton compte en calories sans irriter notre imagination visuelle.
— À chaque fou sa marotte. Ça suffit.
— C’est un homme impossible. Maintenant il se préoccupe de garder la jeunesse de ses muscles et de ses viscères. Vous l’avez vu nu ? On dirait un athlète grec. On peut distinguer chacun de ses muscles. Et ses viscères sont encore en meilleur état. Il a un vrai foie de chevreau.
— Rira bien qui rira le dernier.
— Ce que tu viens de dire n’est ni très drôle ni très fort. Avec mes soixante-dix ans et beaucoup de poussières, je me conserve très bien sans renoncer à rien.
Carvalho demanda une mousse de crevettes et un loup au fenouil. Le marquis commença par des escargots de Bourgogne et se laissa tenter par le loup au fenouil.
— Maintenant que vous avez l’estomac à moitié plein, je crois que je peux commencer. Je n’ai pas du tout aimé que vous soyez allé fureter du côté de San Magin. S’il y a quelque chose à trouver, trouvez-le n’importe où, j’ai bien dit n’importe où, mais pas à San Magin.
— Personne ne m’a délimité mon champ d’investigation. Viladecans ne m’a pas interdit d’aller à San Magin. La veuve non plus.
— Je te l’avais bien dit. Viladecans ne sait plus ce qu’il fait ces derniers temps. Hier, il a même discuté le fait que je me refuse catégoriquement à laisser fouiller San Magin. Que lui arrive-t-il à ce garçon ?
— Moi, à peine ai-je eu le déplaisir de le connaître, c’est ton affaire.
— Mais si les choses se compliquent, ça te touchera toi aussi. Carvalho, nous sommes à un moment délicat. Nous avons obtenu l’arrêt de la révision des travaux de San Magin, et des tentatives de certains journalistes qui veulent utiliser ce qu’ils appellent « un scandale immobilier » pour éclabousser ma carrière. À présent je suis dans une situation délicate et je ne peux pas m’exposer à une campagne de presse.
— Je voudrais souligner ce qu’Isidro vient de dire, monsieur Carvalho. Si j’étais urbaniste, je recommanderais probablement de démolir San Magin. Mais ce n’est malheureusement pas possible. Un scandale ne servirait qu’à porter préjudice à M. Planas et à moi-même. Moi, j’ai usé de mon influence sur le président de l’Area Metropolitana pour obtenir des permis presque impossibles. Un exemple clair de spéculation que je ne cache pas et qui ne me fait pas honte. Tout le miracle économique du régime franquiste n’a été que du bluff. Nous nous sommes tous mis à spéculer avec la seule chose que nous possédions vraiment : le sol. Comme sous le sol il n’y a rien, cela ne valait pas la peine de le conserver. Ce pays qui est le nôtre est très malheureux. Beaucoup de terre et rien en dessous. De plus maintenant la mer aussi est pourrie. Vous avez remarqué l’arrière-goût de pétrole qu’a ce loup ? Le loup est le plus sale des poissons de mer. Il se colle aux bateaux, et il avale tout, pétrole compris.
— Je vais vous donner un conseil, Carvalho, et quand je donne un conseil c’est un peu plus que ça.
— Isidro.
— Laisse-moi parler. Moi je ne parle pas cuisine. Je parle vraiment de la réalité. Terminez au plus vite votre enquête et rendez des résultats vraisemblables à la veuve. Je vous paye la même somme qu’elle… Vous encaissez le double.
— Isidro. On ne dit ça qu’au café, ou même après avoir pris quelques petits verres de marc de champagne.
— Vous m’auriez dit la même chose ?
— Dans le fond, oui. Sur un autre ton, et à coup sûr après le pousse-café. Mais vous en auriez déduit à peu près ce que vous déduisez en ce moment.
— Vous en avez parlé avec la veuve ?
— Non, nous devons parvenir tous les trois à un accord. Pour la veuve, la seule chose qui l’intéresse c’est une explication qui la tranquillise face à l’héritage Stuart Pedrell. Vous croyez que l’explication sera apaisante ?
— Probablement.
— Alors, inutile de poursuivre. M. Carvalho ne veut ni se compliquer, ni nous compliquer la vie. M. Carvalho, pour peu qu’il puisse se conformer à son éthique professionnelle, ça lui va. Je me trompe ?
— Non, vous ne vous trompez pas. Je m’engage à fournir à ma cliente toute la vérité à laquelle je suis arrivé, et qu’elle réclame. Tout le reste ne me regarde pas.
— Tu vois, Isidro ?
— Mais c’est un sujet explosif. Qu’êtes-vous allé faire à San Magin ? Qui est cet Antonio Porqueres ? A-t-il un rapport avec la disparition de Stuart Pedrell ?
— Oui. Je n’ajouterai rien de plus. Le jour venu, je rendrai mes conclusions à ma cliente.
— N’oubliez pas que je vous ai fait une proposition. Je peux aussi devenir votre client.
— Un détective qui joue double jeu, monsieur Carvalho. C’est très palpitant.
— Non.
— Je l’avais prévu, Isidro, contente-toi de l’engagement de M. Carvalho : que tout reste en famille.
— Je ne me fie pas aux engagements qui ne me coûtent pas un sou.
— C’est notre éternel Isidro Planas.
— Quand ça ne coûte rien, ça finit par coûter très cher. Et toi tu peux bien rire. Hier soir tu riais moins. Tu étais aussi inquiet que moi.
— Aujourd’hui c’est différent.
— La vérité, c’est que tu aimes apparaître au-dessus de tous et de tout. Moi tu ne me trompes pas avec tes airs d’aristocrate blasé.
— Isidro, Isidro.
Le marquis lui tapotait le dos. Planas se leva hors de lui, jeta sa serviette contre la table, faisant tomber un verre en cristal. Il se pencha pour que sa voix étouffée ne soit pas entendue au-delà de la table :
— J’en ai plus que marre de toi. Tu comprends ? Plus que marre.
— Ne dis rien dont tu puisses te repentir un jour.
— J’ai toujours été celui qui fait front tandis que tu faisais semblant d’être par-delà le bien et le mal, et que l’autre encaissait avec une moue dégoûtée. Quand il fallait se salir, c’est moi qui le faisais. Qui travaillait, qui a travaillé comme un Noir ?
— Toi Isidro. Mais n’oublie pas que c’est ce qui avait été convenu. Tu étais un fauché dégourdi et sans notre argent tu n’aurais rien fait dans la vie. Tu serais en train de vendre des lave-vaisselle dans un magasin.
— C’est grâce à moi que vous êtes devenus riches ! Grâce à moi ! Et maintenant je peux vous envoyer chier ! Je n’ai plus besoin de vous pour rien !
Il partit vers la porte sans entendre la remarque du marquis :
— Paye au moins le repas, je n’ai pas d’argent sur moi.
Le marquis choisit un sorbet au champagne comme dessert. Carvalho, des poires au vin.
— Il est très excité. C’est la proximité du pouvoir. Ce matin, il n’a pas été reçu par un ministre mais par un super-ministre. L’ambition du pouvoir peut le ruiner. C’est le talon d’Achille des lutteurs. Mais ne jetez pas aux orties tout ce qu’il vous a dit. Dans le fond, je l’approuve. Moi, j’ai de la vanité sociale, et ça me gênerait de voir ma photo d’identité dans le journal, sous la rubrique : bande de spéculateurs immobiliers.
Planas était debout près de la table ; tête basse, il murmura :
— Excuse-moi.
— Tu reviens au moment opportun, comme d’habitude, Isidro. Je n’ai pas d’argent sur moi. Il te faut payer, ou alors, fais-le mettre sur ton compte.