23
Le métro, tous les métros sont des animaux résignés à leur esclavage souterrain. Une part de cette résignation déteint sur les visages des citoyens, coloriés par une lumière utilitaire, lentement secoués par le va-et-vient circulaire de la machine fatiguée. Retrouver le métro, ce fut retrouver la sensation de jeune homme fugitif qui contemple avec mépris le bétail vaincu tandis que lui n’utilise le métro que comme un instrument pour arriver à des gazons splendides et à la promotion. Il se rappelait sa surprise quotidienne devant une telle débâcle du petit matin. Il se rappelait la conscience qu’il avait de sa singularité et de son excellence, repoussant la nausée qui semblait engloutir la vie médiocre des voyageurs. Il les voyait comme d’ennuyeux compagnons d’un voyage qui pour lui était d’aller et pour eux de retour. Vingt à vingt-cinq ans plus tard, il était seulement capable de ressentir de la solidarité et de la peur. Solidarité avec ce vieux pourvu d’une barbe de trois jours, en costume bicolore, une main accrochée au skaï gluant d’un porte-documents plein de traites protestées. Solidarité avec les femmes cubiques qui baragouinaient en murcien des propos incohérents sur l’anniversaire de la tante Incarnacion. Solidarité avec tous ces enfants pauvres et beaux, arrivés trop tard pour prendre le train obsolète et émancipateur de la culture. Exercices de langue, et dictionnaire Larousse. Des filles déguisées en Olivia Newton-John, en supposant qu’Olivia s’habille grâce aux liquidations de fins de séries dans les grands magasins. Des garçons avec des gueules de maquereaux de discothèque, et des muscles de condamnés au chômage.
Et parfois le squelette réconfortant d’un sous-fifre de l’immobilier dont la voiture est en panne et qui utilise les transports publics pour maigrir et économiser de petits whiskies de qualité médiocre, servis par un garçon débordé avec des pellicules et les ongles en deuil, et dont l’unique charme consiste à savoir dire au bon moment : M. Robert, ou M. Ventura.
La peur d’être tous victimes d’un mauvais et fatal voyage de la pauvreté au néant. Le monde était un paysage de carreaux de faïence noircis par la saleté invisible de l’électricité souterraine, et par les haleines fétides des masses. Les gens qui montaient et descendaient semblaient accomplir le rituel d’une relève préalablement orchestrée pour justifier l’agitation routinière de la machine.
Carvalho monta quatre à quatre les marches d’un escalier en fer usé et percé, pour déboucher sur un carrefour de rues larges gorgées de camions tout-puissants et d’autobus cabossés. « Montre ta force, vote communiste, vote PSUC. Le socialisme, lui, apporte des solutions. Contre le réformisme, vote pour le parti du travail. » Les affiches ne parvenaient pas à cacher des murs de briques prématurément vieillies et au revêtement ravaudé. Sur des pancartes publicitaires, l’esthétique riche de la propagande gouvernementale : Le Centre tient ses promesses, comme une invitation à des vacances payées, lit par-dessus l’artisanale propagande militante, par-dessus la propagande sophistiquée d’un gouvernement de jeunes loups aux cheveux coupés au rasoir par un coiffeur de marque, déjà près du ciel, d’une couleur de métal fondu à bon marché, des enseignes triomphales annonçaient : « Vous venez d’entrer à San Magin. »
Et ce n’était pas tout à fait vrai. San Magin se développait au bout d’une rue, sorte de défilé entre les flancs d’édifices hétérogènes, où coexistaient le fonctionnalisme architectonique fatigué pour pauvres des années cinquante et les ruches préfabriquées de ces derniers temps. Par opposition, San Magin était un horizon régularisé de blocs semblables, qui s’annonçaient à Carvalho comme une promesse de labyrinthe. « Vous venez d’entrer à San Magin », proclamaient les cieux, en ajoutant : « Une ville nouvelle pour une nouvelle vie. » La ville satellite de San Magin fut inaugurée par Son Excellence le Chef de l’État le 24 juin 1966. C’était écrit sur une plaque au milieu de l’obélisque qui trônait lourdement au débouché des douze pâtés de maisons toutes semblables qui avaient l’air d’avoir été posés par la toute-puissance d’une grue miraculeuse. Les arêtes de béton coupant faisaient mal aux yeux, malgré l’animation des femmes vêtues de peignoir en nylon matelassé, et malgré la rumeur sourde de vie qui sortait de chaque niche, une rumeur qui sentait le roussi et l’humidité de placards muraux. Des distributeurs de butane, des femmes sur le chemin quotidien du supermarché, une poissonnerie pleine de poissons gris et tristes, des bars : El Zamorano, El Cachelo, Pressing Turolense, des graffiti : il y a des Murciens blancs ; liberté pour Carrillo ; vous les fascistes, c’est vous les terroristes ; cours particuliers pour enfants handicapés, Maternelle Hamelin. Chacun de ces mots était un miracle de survie, comme de la végétation sortie du béton. Chaque façade était un visage lépreux, granulé, plein d’yeux carrés sans pupilles condamnés à une obscurité progressive.
— Vous avez déjà vu cet homme ?
La femme avait reculé, elle regardait Carvalho et non la photo que celui-ci lui tendait.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Avez-vous déjà vu cet homme ?
— Je n’ai pas le temps.
Elle ne le laissa pas s’expliquer, elle reprit sa marche avec l’obstination et l’aisance d’un hélicoptère, et Carvalho resta avec la photo de Stuart Pedrell à la main, s’en voulant d’avoir si mal commencé une recherche pour laquelle il était prêt à faire le tour de toutes les niches sur la trace de l’arôme Paco Rabanne de son cadavre. Comme s’il regardait un autre que lui, il assista au spectacle d’un homme montrant cent fois la photo, boutique après boutique. À deux reprises seulement elle fut regardée comme si elle éveillait l’écho d’un souvenir. Dans la plupart des cas ils ne la regardaient même pas ; en revanche ils scrutaient Carvalho, tandis que leurs narines se protégeaient contre l’odeur des flics.
— C’est un parent, et je suis à sa recherche. Vous n’avez pas entendu l’avis d’appel à la radio ?
Non, ils n’avaient pas entendu l’avis d’appel à la radio. Carvalho parcourut plusieurs fois les rues aux noms régionaux, qui tentaient de bâtir l’illusion d’une micro-Espagne immigrée, réunie grâce à l’élan créateur des programmateurs de la ville satellite San Magin. Il suivit la piste ouverte par quelques maçons casqués cherchant à déjeuner quelque part. Il entra dans un bar-restaurant où étaient accoudés une bonne centaine de travailleurs devant le plat du jour, ragoût de lentilles et veau jardinière. Carvalho mangea avec appétit et profita de l’impact de ses cinquante pesetas de pourboire pour établir une certaine complicité avec le jeune serveur timide qui lui répondait sans le regarder. C’était un adolescent galicien avec deux rougeurs sur les joues et les mains pleines d’engelures ouvertes et suppurantes. Il était dans le quartier depuis deux ans. On l’avait fait venir du village. Il mangeait et dormait dans le bar. Il dormait derrière, dans la pièce où l’on dépose les caisses de boissons vides.
— Non, je n’ai jamais vu ce monsieur.
— Il y a un autre restaurant plus chic dans le quartier ?
— Plus chic bien sûr, mais ne croyez pas qu’on y mange mieux. Ici c’est de la cuisine simple mais propre. C’est de la cuisine naturelle.
— Je n’en doute pas. C’est pour le cas où mon parent aurait fréquenté l’autre restaurant. Les gens aiment changer.
L’atmosphère sentait le café arrosé au cognac Fundador. Les jeunes travailleurs riaient, parlaient à haute voix, se poussaient, faisaient semblant de se frotter les couilles ou se défiaient à propos du meilleur ailier : Carràsco ou Juanito. Les plus vieux tournaient le sucre du café avec une lenteur de connaisseurs1. Ils avaient l’air d’emprisonner la vivacité des jeunes dans leurs pupilles fatiguées. Ils prenaient la photo, l’éloignaient pour la contempler, les yeux mouchetés de ciment, ils la tripotaient un peu, comme si le contact pouvait les aider. La réponse était toujours un non prononcé par un visage collectif. Le patron du bar-restaurant était pressé d’enfourner dans la caisse les 210 pesetas de deux menus. Par-dessus son épaule, il promena un œil sur la photo et à son tour répondit par la négative. Sa femme épluchait des pommes de terre d’une main et de l’autre elle préparait un café-cognac, tout en utilisant sa langue pour houspiller sa fille, une fillette boutonneuse avec des auréoles de sueur sous les bras, rétive à débarrasser les tables au rythme imposé par la mère. À côté, l’héritier de l’affaire, un Travolta au nez en pomme de terre, se taillait les ongles avec soin, croisant ses jambes vêtues de jean, ses petites fesses à peine posées contre le frigo, concentré dans l’extraction d’une peau du petit doigt gauche.