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Il ne permettait pas de passer à d’autres sujets de conversation. Il imposait le récit de sa propre vie et il se mit à parler de ses voyages.
— Oui, monsieur Carvalho, j’ai commis l’indélicatesse de faire trois fois le tour du monde, systématiquement, en croiseur, en avion et au ras du sol. Je connais tous les mondes qui forment le monde. Une autre fois, quand j’aurais le temps (aujourd’hui j’ai Liceo(20) : on y donne une Norma avec la Caballé que je ne veux pas louper), je vous montrerai ma collection privée. Elle est dans la maison seigneuriale de Munt de Montornès. Je suis atterré par la disparition possible de la jouissance de la vie. Ce n’est pas seulement une question d’argent mais ça l’est aussi. Quand j’étais enfant j’ai découvert le bonheur, ce qu’est la jouissance, grâce à un morceau de courge et une rondelle de saucisson. Vous avez lu Cuore de D’Amicis ? C’est de nos jours un livre qui n’est plus du tout présentable du point de vue pédagogique, mais il fait partie de l’éducation sentimentale de ma génération, et probablement de la vôtre. Je me souviens d’une scène, une sortie à la campagne de Enrico. le jeune héros, avec d’autres camarades de classe, parmi lesquels Procusa, le fils du maçon. C’est justement le père de Procusa qui les emmène en promenade, et à un moment donné ils se mettent à manger : on leur donne une tranche de courge et du salami. Qu’en pensez-vous ? C’est une merveille. C’est la joie de la nature et de la nourriture spontanée. En littérature, il n’y a pas d’autre scène de repas aussi joli jusqu’à Hemingway. Dans De l’autre côté du fleuve parmi les arbres il raconte simplement le déjeuner d’un pêcheur : une boîte de haricots et du lard qu’il prépare sur un feu de bois près du fleuve. On ne peut comparer les repas de Cuore et de Hemingway à aucun des grands banquets décrits dans la littérature baroque. Oui, mais, ces possibilités de jouissance vont disparaître. Les astres ne mentent pas. Tout nous conduit à la mort et à l’extinction.
— Mais vous continuez à vous enrichir.
— C’est mon devoir.
— Vous seriez prêt à défendre votre patrimoine à n’importe quel prix, même la guerre.
— Je ne sais pas. Ça dépend. Si c’est une guerre très laide, non. Mais toute guerre peut être jolie, c’est certain. Non, non, je ne crois pas que j’arriverais à cautionner la violence. Je n’ai plus d’enfants. Je les ai sans les avoir. Ça ôte l’agressivité.
— Alors que craignez-vous ?
— Qu’une époque où la nécessité prend le pas sur l’imagination ne me prive de cette maison, de ce serviteur, de ce chablis, de ce Morteruelo… Mais peut-être le Morteruelo survivrait-il car depuis quelque temps la gauche s’efforce de récupérer la fameuse identité populaire, et la cuisine populaire en fait partie.
— Stuart Pedrell voulait fuir sa condition. Vous, vous l’assumez par le biais de l’esthétique. Planas est le seul à travailler.
— Il est le seul à être aliéné, bien que je n’en sois pas si sûr. J’ai tenté de le désaliéner. Mais il a l’équilibre du déséquilibre. Le jour où il se regardera en face et se dira « Je suis fou », il s’effondrera.
— Votre pessimisme naît de la crainte que les forces du mal, les communistes par exemple, s’emparent de ce que vous aimez et possédez.
— Pas seulement les communistes. La horde marxiste est plus complexe. Elle comprend même des évêques et des danseurs de flamenco. Ils luttent pour changer le monde, pour changer l’homme. Si la lutte entre le communisme et le capitalisme se poursuit sur un mode compétitif et pacifique, c’est le communisme qui gagnera. La seule possibilité qui reste au capitalisme c’est la guerre, dans la mesure seulement où il fera une guerre conventionnelle, sans armement atomique. Mais c’est un pacte très difficile à établir. Et sans cela il n’y a pas d’issue. Tôt ou tard il y aura une guerre. Les survivants seront très heureux. Ils habiteront un monde raisonnablement peuplé, et disposeront d’une expérience technologique millénaire. L’automatisme et la sous-population. Le pays de Cocagne. Il suffira de contrôler la poussée démographique pour que le bonheur soit de ce monde.
» Et quel régime politique dominera donc ce futur paradisiaque ? me demanderez-vous. Et je vous répondrai : une social-démocratie très libérale. Si malgré tout il n’y a pas de guerre et que nous restons dans le régime de la coexistence, nous arriverons à un sérieux enlisement de la croissance du système capitaliste, voire du système socialiste. Avez-vous lu Le Communisme sans croissance, de Wclfgang Harich ?
Il vient juste de sortir en espagnol, mais je l’avais lu en allemand. Harich est un communiste allemand qui prévoit : “Si le rythme actuel de développement mondial se poursuit sans changements, l’Humanité disparaîtra dans deux ou trois générations.” Il propose un communisme austère, c’est-à-dire un modèle de survie économique, face à la thèse capitaliste de croissance continue, et celle, eurocommuniste, du développement alternatif contrôlé ; on y verrait la classe ouvrière fiscalisée, et être amenée à prendre son hégémonie comme classe. Moi je suis trop vieux pour voir ça.
» Je ne souffre pas à cause de mes origines. Peu m’importe ce qu’il adviendra. Peut-être suis-je un peu triste seulement à l’idée que disparaisse cette ville et les paysages que j’aime. Avez-vous vu le soleil se coucher sur Mykonos ? J’ai une maison à Mykonos sur des rochers face au couchant et à l’île de Délos. J’aime les paysages ; en revanche peu de gens m’intéressent, affectivement s’entend. Stuart Pedrell et Planas étaient comme des fils pour moi. J’aurais presque pu être leur père. Mais ils ont trop d’attaches avec ce siècle et le suivant. Ils croient à la ligne ascendante de l’Histoire, ils croient au progrès humain, dans une optique capitaliste mais ils y croient. Planas se présente aux élections de la CEOE, la Patronale, comme dit la Presse. Je n’aurais jamais fait ça.
— Des deux possibilités que vous voyez dans ce futur, sur laquelle miseriez-vous ?
— Je n’ai plus l’âge de miser. Tout cela arrivera après ma mort. Il ne me reste pas longtemps.
Il servit à nouveau Carvalho de vin et remplit son verre à ras bords.
— J’ai appris à boire du vin blanc entre les repas grâce au roman de Goytisolo Senas de identidad. Plus tard, le vin blanc a superbement été utilisé dans le film de Resnais, Providence. Jusqu’alors j’étais resté fidèle aux portos et au bon vieux xérès. Ça, c’est une bénédiction. De plus, c’est la boisson alcoolisée à plus basses calories, à part la bière. Quel vin blanc buvez-vous ?
— Du blanc de blanc, Marquis de Monistrol.
— Je ne connais pas. Moi je suis un fanatique du chablis, de ce chablis. Et s’il n’y a pas de chablis, un albarino fefinanes. C’est un vin bâtard impressionnant. Des racines alsaciennes dans un sol galicien. C’est une des meilleures choses que nous ait données le Chemin de Saint-Jacques.
— Vous aviez beaucoup de goûts communs avec Stuart Pedrell ?
— Aucun. C’était un homme qui n’a jamais su prendre la vie du bon côté. Il était masochiste, il souffrait par définition. Il avait une inquiétude judaïque. Mais sur le plan des affaires c’était un garçon intelligent. Je l’avais connu adolescent, presque enfant. J’étais un bon ami de son père. Les Stuart se sont établis en Catalogne au début du xixe siècle, à cause du trafic de la noisette entre Reux et Londres.
— Où a bien pu passer cet homme-là pendant une année entière sans donner signe de vie ?
— Peut-être était-il inscrit dans quelque université à l’étranger. Il s’intéressait toujours à ce qu’il trouvait en dernier. Il m’est arrivé de lui dire : le grand avantage que tu as sur tes concitoyens, c’est que tu lis le New York Times tous les jours. Si Planas avait eu la même curiosité, il serait, à ce moment précis, en train d’organiser l’importation de matériel d’épuration. Que dites-vous du Morteruelo ? Excellent. J’ai envoyé ma cuisinière à Cuenca pendant un mois, pour qu’elle apprenne à le faire. C’est le pâté le plus agréable qui existe, il s’enracine dans la tradition culinaire espagnole dominée par les plats liés. Voyez, l’Espagne n’a jamais inventé une soupe chaude importante, sous prétexte qu’il y a le cocido. En revanche, elle compte le plus grand nombre de variétés de soupes froides au monde. Il y a autant de manières de préparer le gazpacho que de préparer le riz. Le Morteruelo est excellent à cette heure-ci, avec ce pain que je fais venir de Palafrugell. Et dire que c’est l’heure du thé ! Peut-on comparer le thé à ce vin blanc frais et à ce Morteruelo ? Dommage que ce ne soit plus le temps des raisins, car terminer cette collation par quelques grains de muscat, ce serait une apothéose.
— Avez-vous le moindre indice qui vous permette de soupçonner le séjour de Stuart Pedrell dans une université étrangère ?
— Pas le moindre.
— Alors ?
— Peut-être a-t-il fait un voyage, mais pas vers les mers du Sud. Le contrôle des frontières n’est pas parfait. Je dirais plutôt l’inverse. Savez-vous ce qu’on a fini par dire quand je suis parti dans ma grotte du Sacromonte ? Que j’étais parti pour l’Antarctique dans une expédition financée par mes soins. Il y a même eu un reportage dans la Presse du Mouvement(21), vantant la trempe de la race hispanique qui ne se décourageait pas devant les derniers secrets du monde. Je me souviens d’une phrase : « Nos saints ont exploré le ciel pour leur ascèse, nos héros peuvent explorer même l’enfer. » Ils ont publié ça dans les journaux, monsieur Carvalho, je vous le garantis.