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— Ils sont toujours comme ça ?
— Comment, comme ça ?
— En train de faire semblant.
— Là-bas, à chacun son cirque. J’aimerais que vous vous occupiez avec vos cinq sens de ce qui vous regarde. Je veux des conclusions le plus vite possible.
— Dans cinq minutes, j’ai rendez-vous avec votre fille.
— C’est à elle que je pensais entre autres.
— Je ne recherche pas sa compagnie.
— Il y a de nombreuses manières de chercher sans chercher, en revanche il y en a une seule pour éviter tout cela. Je veux des renseignements sur cette affaire toutes les 48 heures.
— L’affaire de votre fille ?
— Ne faites pas le clown.
Yes l’attendait, assise sur une chaise loin de la table, genoux et pieds serrés, les mains sur le rebord du siège, guettant un signe libérateur pour se lever. Le signe fut l’apparition de Carvalho. Elle se mit debout. Elle hésita. Et enfin elle se précipita vers lui. L’embrassa sur les joues. Carvalho la prit par les bras, l’obligeant à se décoller de lui et la fit asseoir à table.
— Enfin, dit-elle en le regardant comme s’il rentrait d’une longue guerre.
— Je viens juste de quitter ta mère et ses associés.
— Quelle horreur !
— Il y a des choses pires. Ta mère me soupçonne d’être un détourneur de mineures, qui veut te séduire et te vendre à Beyrouth.
— Et c’est le cas ?
— Pas encore. Je voudrais mettre les choses au clair entre toi et moi. Dans une semaine, plus ou moins, mon travail sera terminé. Je donnerai mes conclusions à ta mère, j’encaisserai et je partirai sur une nouvelle affaire, si elle se présente. Toi et moi, nous n’aurons plus l’occasion de nous voir. Pas même de garder des relations. Si ça te plaît que pendant cet intervalle de temps nous allions faire un tour au lit de temps en temps, en ce qui me concerne, c’est parfait. Mais c’est tout. Et n’attends rien de plus pour le futur. Mon métier ne consiste pas à tenir compagnie à des adolescentes sensibles.
— Une semaine. Rien qu’une semaine. Laisse-moi la passer avec toi.
— Il ne t’est jamais arrivé malheur et ça se voit.
— Ce n’est pas ma faute s’il ne m’est jamais arrivé de malheur, comme tu dis. Quels sont les gens qui valent la peine, pour toi ? Ceux qui souffrent dès leur naissance ? Une semaine. Ensuite je partirai sans t’ennuyer davantage, je te le jure.
Elle avait pris la main de Carvalho sur la table, et le garçon dut se racler la gorge pour qu’elle jette un œil sur la carte.
— N’importe quoi.
— Dans un restaurant chinois tu ne peux pas demander n’importe quoi.
— Choisis toi-même.
Il choisit une part de riz au pilaf, deux rouleaux de printemps, des abalones en sauce, des langoustines et du veau à la sauce d’huître. Yes ne décolla pas sa main de son visage tandis qu’elle picorait distraitement de-ci de-là. Carvalho surmonta l’indignation que lui causait toujours un repas en compagnie de quelqu’un sans appétit, et il compensa les insuffisances de la fille.
— Ma mère veut que je retourne à Londres.
— Excellente idée.
— Pourquoi ? Je sais déjà l’anglais. Je connais bien le pays. Elle veut que je m’en aille pour ne pas la gêner. Pour elle tout est parfait. Mon frère à Bali ne lui fait pas de problème, il dépense moins qu’ici et ne fourre pas son nez dans les affaires. Les deux autres passent leur temps sur leur moto et continuent leurs études pour obéir. Le petit lui est tout acquis, elle le domine complètement, il est sous son contrôle. Il n’y a que moi qui la gêne, comme mon père la gênait.
Carvalho continuait à manger comme si l’on ne s’adressait pas à lui.
— C’est elle qui l’a tué.
La mastication de Carvalho ralentit.
— Je le sens, j’en ai l’intuition ici.
La mastication de Carvalho reprit son rythme normal.
— C’est une famille horrible. Mon frère aîné est parti, il en avait marre de tout et de tous.
— De quoi avait-il marre ?
— Je ne sais pas. Il est parti pendant que j’étais en Angleterre, mais il devait en avoir marre. Des grands airs de déesse, de femme sûre. Elle traitait mon père comme ça. Elle ne lui a jamais pardonné les aventures qu’il avait eues ici ou là, sans avoir le courage d’en faire autant. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’alors elle aurait dû pardonner à mon père. Non et non. Elle a continué à jouer les vertus pour pouvoir exiger, engueuler, condamner. Mon père était un homme tendre et imaginatif.
— Les langoustines sont excellentes.
— Il a appris à jouer du piano sans que personne ne lui apprenne, et il jouait aussi bien que moi, mieux peut-être, oui, mieux.
— Ton père était tout aussi égoïste que n’importe quel être humain. Il a vécu sa vie et voilà tout.
— Non, ce n’est pas certain. On ne peut pas vivre en pensant que le monde entier est égoïste, que le monde entier c’est de la merde.
— Moi, j’arrive à vivre, et je le pense. J’en suis convaincu.
— Je suis une merde ?
— Tu en seras une, c’est sûr.
— Les gens que tu as aimés, c’était de la merde ?
— Ça, c’est le piège. On a besoin d’être bienveillant avec ceux qui le sont envers nous. C’est un contrat non écrit, mais c’est un contrat. Ce qui se passe, c’est que nous vivons comme sans savoir que tout et tous sont de la merde. Et plus on est intelligent moins on l’oublie, plus on l’a présent à l’esprit. Je n’ai jamais connu quelqu’un de vraiment intelligent qui aime les autres ou leur fasse confiance. Au plus il les plaignait. Ce sentiment-là, oui, je le comprends.
— Mais les autres n’ont pas de raison d’être méchants, ou d’être victimes. C’est ça la distinction que tu fais entre les gens.
— Il y a aussi les imbéciles et les sadiques.
— Et rien d’autre ?
— Les riches et les pauvres. Il y en a aussi qui sont de Saragosse, et d’autres, de La Corogne.
— Et si tu avais un fils, que penserais-tu de lui ?
— Tant qu’il serait faible, je le plaindrais. Quand il aurait ton âge, je commencerais à l’étudier, à l’épier pour observer le moment exact où la jeune victime se métamorphose et fait ses premiers exercices de bourreau. Et quand il serait bourreau, j’essayerais de le voir le moins possible. S’il était bourreau à succès, il n’aurait plus besoin de moi. S’il était victime, je lui ferai payer les intérêts de ce que je pourrai lui donner. Il me paierait ça sous la forme de l’immense satisfaction que l’on a à protéger quelqu’un.
— Il faudrait te stériliser.
— Ce n’est pas nécessaire. Je l’ai déjà fait moi-même. La première chose que j’exige de mes partenaires, c’est un certificat de stérilet, diaphragme ou pilule, et si elles ne sont pas en règle, je mets un préservatif. J’en ai toujours une boîte dans ma poche. Je les achète chez « L’oiselette », une maison de capotes anglaises de la rue Riera Baja. J’ai commencé à les acheter là et je continue. Je suis un homme très routinier. Un dessert ?
— Je ne veux pas de dessert.
— Moi non plus. J’économise 300 ou 400 calories. Planas m’a collé sa manie de régime.
Yes fronça le nez.
— Il ne te plaît pas, Planas ?
— Pas du tout. C’est l’antithèse de mon père. Rigide, calculateur.
— Et le marquis de Munt ?
— Celui-là, il sort tout droit d’un opéra.
— Tu m’étonnes. Tu es très dure avec les autres.
— Ce sont eux qui ont entouré mon père, eux qui l’ont enfermé dans ce cercle de médiocrité, de vie médiocre.
— Les derniers temps, ton père se cherchait des maîtresses de ton âge.
— Et alors ? Il les payait peut-être ? Elles devaient bien lui trouver quelque chose. Tu ne sais pas combien je m’en réjouis.
— Qui, ou quoi a tué ton père ?
— Ce sont eux qui l’ont tué. Tous ensemble. Ma mère, Planas, le marquis, Lita Vilardell. Il était mort de dégoût comme moi.
— Ta mère pourrait dire exactement la même chose.
— Non. Maintenant elle est heureuse. Tout le monde la complimente. Toutes les rumeurs sont élogieuses. Quel courage ! Quelle intelligence ! Elle s’en tire mieux que son mari ! Bien sûr qu’elle s’en tire mieux. Elle est comme un chasseur obnubilé par sa proie. Elle ne sait pas ce que c’est qu’une nuance, une distraction.
Elle prit la main de Carvalho qui tenait le cigare, et la cendre tomba dans la tasse de thé au jasmin fumant.
— Laisse-moi aller chez toi. Un jour. Aujourd’hui.
— Tu es obsédée par ma maison ?
— C’est une maison merveilleuse. C’est la première maison que je vois où ma mère se sentirait mal à l’aise.
— On voit bien que tu n’es jamais entrée dans les maisons que ton père a construites pour les autres. Je t’attends chez moi ce soir. Viens un peu tard.