3
Viladecans portait épingle à cravate en or et boutons de manchette en platine. Impeccable, il l’était jusqu’à la calvitie ; il l’avait transformée en un lit de rivière doré et poli, encastré entre deux berges de cheveux blancs bien coupés par le meilleur coiffeur de la ville et sans doute de l’hémisphère, si l’on en croyait l’application que sa main mettait à vérifier l’état des touffes persistantes ; une toute petite langue parcourait avec une satisfaction gourmande ses lèvres mi-closes.
— Avez-vous entendu parler des Stuart Pedrell ?
— Ça me dit quelque chose.
— Ça peut, et pour plusieurs raisons. C’est une famille éminente. La mère était une concertiste remarquable, bien qu’elle se soit retirée après son mariage, et qu’elle n’ait plus jamais joué en public que pour des œuvres de charité. Le père fut un important industriel d’origine écossaise, très célèbre avant-guerre. Chaque fils est une personnalité, vous avez peut-être entendu parler du publiciste, du biochimiste, du pédagogue ou du promoteur.
— Sans doute.
— Moi, je voudrais vous parler du promoteur.
Il mit Carvalho en présence d’une série de bristols, où on avait fixé des coupures de journaux : « Le corps d’un inconnu est découvert dans un terrain vague de la Trinidad. » « Il a été identifié comme étant celui de Carlos Stuart Pedrell. » « Il avait pris congé de sa famille un an auparavant sous prétexte d’un voyage en Polynésie. »
— Des prétextes ? Il avait besoin de prendre des prétextes ?
— Vous savez ce qu’est le jargon journalistique. C’est l’impropriété des termes personnifiée.
Carvalho essaya de personnifier mentalement l’impropriété, sans y parvenir, cependant Viladecans poursuivait et résumait la situation, joignant ses mains entretenues par la meilleure manucure du bloc capitaliste.
— Voici l’histoire. Mon ami – nous étions intimes, nous nous connaissions depuis notre scolarité commune chez les jésuites – a traversé une crise. Certaines personnes, surtout des hommes aussi sensibles que Carlos, supportent mal le cap des 40-45 ans ; ah là là là, l’approche de la cinquantaine. C’est la seule explication possible de tous ces longs mois pendant lesquels il avait ruminé l’idée de tout abandonner pour partir sur n’importe quelle île de Polynésie. Soudain le projet s’est précipité. Du point de vue de ses affaires, il a tout laissé bien en ordre, et il a disparu. Nous avons tous supposé qu’il était parti pour Bali, Tahiti ou Hawaii, que sais-je, et bien sûr nous savions que c’était là une crise passagère. Les mois ont passé, il a fallu faire face à une situation apparemment irrémédiable ; et c’est pourquoi Mme Stuart Pedrell est aujourd’hui à la tête de toutes les affaires ; puis, enfin, en janvier, cette nouvelle : le corps de Stuart Pedrell est découvert dans un terrain vague de la Trinidad, poignardé ; aujourd’hui nous savons avec certitude qu’il n’est jamais arrivé en Polynésie. Nous ne savons pas où il est allé, ni ce qu’il a fait pendant tout ce temps, et nous devons le savoir.
— Je me souviens de l’affaire. On n’a pas retrouvé l’assassin. Vous voulez aussi l’assassin ?
— Oui, si vous le trouvez, tant mieux. Mais ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il a fait pendant toute cette année-là. Comprenez-moi, il y a beaucoup d’intérêts en jeu.
À l’interphone, on lui dit que Mmc Stuart Pedrell était arrivée. Presque aussitôt la porte s’ouvrit et Carvalho vit entrer dans le bureau une femme de 45 ans qui lui donna un coup au cœur.
Elle entra sans le regarder et imposa sa silhouette svelte et mûre comme la seule présence digne d’attention. Les présentations de Viladecans ne servirent qu’à accentuer les distances entre Carvalho et cette femme brune aux traits marqués et déjà un peu passée. Un « enchantée » fugace fut tout ce que mérita le détective, et Carvalho lui répondit en fixant le regard sur ses seins de manière obsessionnelle, à tel point qu’elle se crut obligée de palper son buste à la recherche d’une éventuelle erreur dans sa tenue.
— J’étais en train d’informer M. Carvalho.
— C’est bien. Viladecans vous aura sans doute dit que je tiens par-dessus tout à la discrétion.
— Ce sera tout aussi discret que l’information de presse concernant cette affaire. D’après les coupures de journaux, on n’a publié aucune photo de votre mari.
— Aucune.
— Pourquoi ?
— Mon mari est parti en pleine crise. Il n’était plus maître de lui. Quand il était calme, ce qui était un miracle, il accrochait n’importe qui pour lui raconter l’histoire de Gauguin. Tout abandonner et fuir vers les mers du Sud. C’est-à-dire, me laisser, ainsi que ses enfants, ses affaires, son monde social, enfin absolument tout. Un homme dans un tel état est une proie facile pour n’importe qui, et si l’on ébruitait vraiment l’affaire, les sans-gêne pourraient se présenter par centaines.
— Vous avez décidé ça avec la police ?
— Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Tout comme le ministère des Affaires étrangères.
— Les Affaires étrangères ?
— Il était possible qu’il soit réellement parti pour les mers du Sud.
— Mais ça n’est pas le cas.
— Non, ça n’est pas le cas, dit-elle avec une certaine satisfaction.
— Ça vous réjouit.
— Un peu. J’en avais assez de cette histoire. « Eh bien, vas-y voir », lui ai-je dit à bien des reprises. Il était étouffé par l’opulence.
— Mima…
Viladecans essaya de l’interrompre.
— Tout le monde se sent étouffé. À dire vrai, tout le monde sauf moi. Depuis qu’il est parti, j’ai enfin pu respirer à mon aise. J’ai travaillé. J’ai fait son travail, aussi bien que lui, mieux que lui, parce que je l’ai fait sans salades.
— Mima, je voudrais te rappeler que nous sommes ici pour autre chose.
Mais Carvalho et la veuve se regardaient bien en face, comme pour mesurer leur degré possible d’agressivité.
— En fait, vous aviez une certaine tendresse pour lui.
— Moquez-vous si vous voulez. Une certaine tendresse. Mais très peu. Cette histoire m’a permis de voir que personne n’est indispensable. Pire que ça : que nous usurpons toujours la place que nous occupons.
Carvalho fut déconcerté par la passion obscure qui émanait de ces yeux noirs, de ces deux rides qui mettaient entre parenthèses une bouche mûre et sage.
— Que voulez-vous savoir exactement ?
— Ce que mon mari a fait pendant un an, tout au long de cette année où nous le pensions dans les mers du Sud, et où il était Dieu sait où, en train de faire Dieu sait quelles âneries. J’ai un fils aîné qui tient de son père avec pour circonstances aggravantes qu’il héritera de beaucoup plus d’argent que son père. Les deux autres garçons doivent être, à cette heure-ci, en train de faire du trial sur une de ces montagnes. Une fille malade des nerfs depuis la découverte de son père mort. Un benjamin que les jésuites vont me mettre à la porte. Je dois tout contrôler, et tout bien contrôler.
— Que savez-vous déjà ?
Viladecans et la veuve échangèrent un regard. C’est l’avocat qui répondit.
— Pas plus que vous.
— Le mort n’avait sur lui aucun élément susceptible de faciliter la recherche ?
— On lui avait fait les poches.
— On n’a trouvé que ça.
La veuve avait sorti de son sac une feuille froissée d’agenda, pétrie par bien des mains. Quelqu’un y avait écrit au stylo feutre :
più nessuno mi porterà nel sud.