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Yes avait sauté par-dessus la grille du jardin. Assise sur les marches du perron, elle jouait avec Blette et lui tripotait les oreilles.
— Ne lui tire pas les oreilles. Elles sont très fragiles et je ne voudrais pas qu’elles deviennent tombantes, lui dit Carvalho avant d’ouvrir la porte.
Blette termina à coups de langue le travail commencé par Bromure sur les chaussures de Carvalho, ensuite elle essaya de poursuivre sa besogne de nettoyage sur le pantalon, mais Carvalho la souleva dans ses bras jusqu’à la hauteur de son visage et la questionna sur son emploi du temps de la journée. L’animal réfléchissait à la question, langue dehors.
— Je suis là.
— Je t’ai vue.
— J’ai apporté de quoi dîner.
— Craignons le pire. Qu’est-ce que tu nous as préparé ? Une vichyssoisse à la cocaïne ?
Yes lui montra son panier d’osier comme on tend un appât.
— Il est plein de merveilles. Quatre sortes de fromages que tu n’as jamais goûtés, un pâté de foie de poulet fait par une vieille de Vich que tu ne connais pas, un saucisson de sanglier du Val d’Aran.
— D’où as-tu sorti tout ça ?
— On m’a indiqué une fromagerie(49), rue Muntaner, au coin de l’avenue du Général Mitre. J’ai noté l’adresse pour toi.
Carvalho sembla approuver le parti pris gastronomique et ouvrit sa porte pour faire rentrer la fille.
— Je t’ai même apporté un livre à brûler. Je ne sais pas s’il va te plaire ? C’est le livre préféré de ma mère.
— Il brûlera.
— C’est la Ballade du café triste.
— On fera brûler la ballade, le café, la tristesse, et même le bossu dont il est question.
— Tu l’as déjà lu ?
— Avant ta naissance. Commence à le déchirer.
Quand Carvalho revint avec une brassée de bois, Yes était devant la cheminée, en train de lire le livre.
— C’est très joli. Ça me fait de la peine de le brûler.
— Quand tu auras mon âge, tu me seras reconnaissante d’avoir lu un livre en moins, et en particulier celui-ci. Il a été écrit par une pauvre malheureuse qui n’a même pas survécu grâce à la littérature.
— Aie pitié de lui.
— Non. Au feu.
— Je te le change contre un des tiens, celui que tu détestes le plus. Contre deux, contre trois livres. Je te promets de t’en apporter dix autres de chez moi pour que tu les brûles.
— Fais ce que tu veux.
— Non, non, je le déchire.
Elle le fit, et posa les feuilles mortes sur les vieilles cendres. Carvalho alluma le feu et quand il se retourna il vit que Yes avait mis le couvert.
— Il manque la cocaïne.
— Ça, c’est pour plus tard. C’est beaucoup plus agréable après avoir mangé.
Carvalho apporta une bouteille de rouge de Peñafiel.
— Parle-moi un peu du saucisson de sanglier.
— C’est le type du magasin qui m’a dit ça. Regarde, je l’ai noté : ça s’appelle Xolis de Porc senglar ; c’est un saucisson très bizarre qu’on fait dans le Val d’Aran. Il m’a dit que c’était très difficile à trouver. C’est le seul qu’il avait.
Du Cabrales, fromage de brebis navarrais, du Chester, un fromage tendre du Maestrazgo. L’éloge de son choix encouragea Yes.
— Nous avions une bonne à la maison, qui disait : « Celui qui est futé pour quelque chose est futé pour tout. »
— Cette bonne était idiote.
— Maintenant que tu as mangé, et assouvi la bête que tu nourris en toi, je vais te parler de mes projets. Quand tu auras terminé ton travail, si tu veux le terminer, on prend la voiture et on part en voyage. L’Italie, la Yougoslavie, la Grèce, la Crète. Les îles peuvent être merveilleuses au printemps. Si ça marche, on traverse le Bosphore et on va jusqu’en Turquie, en Afghanistan…
— Combien de temps ?
— Toute la vie.
— Pour toi, c’est trop.
— On peut louer une maison n’importe où et attendre.
— Et attendre quoi ?
— Qu’il arrive quelque chose. Après quoi on poursuit le voyage. J’aimerais aller voir mon frère à Bali. C’est un gentil garçon. Mais si ça t’ennuie d’aller voir mon frère, on ne va pas à Bali, ou alors on y va sans aller lui rendre visite.
— Et si on le rencontre dans la rue ?
— Je prendrai l’air de circonstance. « Yes ! Yes ! » « Vous faites erreur mon ami. » « Tu n’es pas ma sœur Yes ? » « Non, je ne suis la sœur de personne. »
— Ensuite il te dira que sa sœur a une cicatrice sous le sein droit et il voudra vérifier.
— Et comme c’est vrai tu ne le laisseras pas faire.
— Et Blette ?
— On l’emmène avec nous.
— Et Biscuter ?
— Non. Quelle horreur, lui, on ne l’emmène pas.
— Et Charo ?
— Qui est Charo ?
— C’est en quelque sorte ma femme. C’est une putain avec laquelle je suis depuis huit ans. Elle a mangé à cette table et baisé avec moi dans ce lit. Il n’y a pas très longtemps.
— Tu n’avais pas besoin de me dire que c’est une putain.
— Elle est comme elle est.
Yes se leva et fit tomber la chaise dans sa brusquerie. Elle rentra dans la chambre de Carvalho, ferma la porte. Le détective alla jusqu’au tourne-disque et se mit L’Hymne à l’arrosage. Les flammes tentaient en vain de fuir vers le haut de la cheminée.
Carvalho se vautra dans le sofa pour les contempler. Au bout d’un moment, il sentit les mains de Yes sur ses yeux.
— Pourquoi me rejettes-tu tout le temps ?
— Parce que tu dois partir et le plus vite sera le mieux.
— Pourquoi dois-je partir ? Pourquoi au plus vite ? Je ne demande que ta présence.
— Tu me demandes une vie de perpétuel voyage.
— Une vie qui peut durer une semaine, deux, cinq ans. De quoi as-tu peur ?
Il se releva pour mettre à nouveau L’Hymne à l’arrosage.
— C’est la musique appropriée.
— La plus appropriée qui soit en ma possession.
Il la déshabilla avec parcimonie et la pénétra comme s’il voulait la clouer sur le tapis. Elle s’enroula autour de lui avec douceur. Les corps rougis par le feu se détendirent à la chaleur humide ; en se décollant, chacun s’éloigna, emportant avec lui son coin de plafond et de désir.
— J’ai toujours été horrifié à l’idée d’être esclave des sentiments, je sais que je peux l’être. Je ne suis pas prêt à tenter l’expérience, Yes. Vis ta vie.
— Quelle vie m’accordes-tu ? Je dois épouser un riche héritier ? Avoir des enfants ? Passer l’été à Lliteras ? Un amant ? Deux ? Cent ? Pourquoi ma vie ne pourrait-elle pas être : vivre avec toi ? On n’a pas besoin de voyager. On peut rester toujours ici. Dans cette pièce.
— Quand j’ai eu quarante ans, je me suis fait un résumé de ce qui m’attendait : payer les dettes et enterrer les morts. J’ai payé cette maison et j’ai enterré mes morts. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis fatigué. Maintenant je découvre que je n’ai plus le temps de contracter de dettes importantes. Je ne pourrais plus les payer. Le dernier mort qu’il me reste à enterrer, c’est moi. Ça ne m’intéresse pas de vivre un amour fou avec une fille qui ne fait pas la différence entre l’amour et la cocaïne. Pour toi, ça, c’est comme de la cocaïne. Tu peux dormir ici cette nuit. Demain de bonne heure tu t’en iras et nous ne nous reverrons plus.
Yes se leva. Depuis le sol Carvalho regarda les hauteurs de son corps précis, la douce humidité de son sexe léché par un animal vorace. Elle éloigna vers la sortie ses fesses planétaires. Elle se retourna un instant pour remettre avec insistance ses cheveux derrière son oreille favorite. Ensuite elle rentra dans la chambre et ferma la porte. Quelques minutes après Carvalho alla voir. Il la trouva en train d’aspirer de la cocaïne. Yes lui sourit du fond de son rêve blanc.