16
Carvalho avait son jour de chance : Teresa Marsé s’était levée très tôt et il la surprit au milieu des cliquetis de sa caisse enregistreuse. La boutique sentait la fraise. La cliente habillée à la fois comme Irma Vila et son mariachi ramassa sa monnaie et sortit en laissant Carvalho et Teresa environnés de fantomatiques vêtements pour transfuges du prêt-à-porter s’inspirant du tiers monde.
— Tu es tombée du lit. Il est midi.
— Je suis arrivée depuis un quart d’heure.
— Tu connaissais ce type-là ?
Teresa prit la photo de Stuart Pedrell sans cesser de regarder Carvalho.
— Il me semble que je te connais, étranger, mais je ne sais pas d’où. Il y a deux ou trois ans tu es déjà venu m’interroger sur un cadavre. Chaque fois que tu viens c’est pour me parler de cadavre. Tu m’invites à dîner, après quoi tu pars chercher le cadavre. C’est encore la même histoire. Un autre cadavre ?
— Un autre.
— Stuart Pedrell si j’en crois la photo. Il était plus beau au naturel.
— Je m’adresse à toi parce qu’il était de ton milieu.
— Peut-être, mais avec beaucoup plus d’argent. Quand j’étais mariée, j’avais fréquenté les Stuart Pedrell. Mon mari aussi faisait dans le bâtiment. Où m’invites-tu à déjeuner aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, je ne peux pas.
— Je ne travaille pas gratis, et encore moins pour un type comme toi.
Elle enroula ses deux bras autour du cou de Carvalho et lui rentra sa langue jusqu’à la glotte.
— Teresa, disons que je n’ai pas encore petit déjeuné.
La femme passa ses mains dans sa coiffure afro-rousse et s’éloigna de Carvalho.
— La prochaine fois, viens après le petit déjeuner.
Elle le fit rentrer dans l’arrière-boutique. Il s’assit sur un tabouret de piano et elle se cala dans un fauteuil d’osier des Philippines.
— Que veux-tu savoir ?
— Tout ce que tu sauras sur la vie sexuelle de M. Stuart Pedrell.
— Il est évident que dans tes aventures je joue toujours le rôle de la pute distinguée. Bien que ces derniers temps tu ne me gifles pas. La première fois tu m’as giflée. Et même pire. M. Stuart Pedrell était plus calme. Quand je l’ai connu, j’étais alors la vertueuse épouse d’un honnête industriel et j’assistais à des réunions de couples catholiques, dirigées par un certain Jordi Pujol. Ça te dit quelque chose ?
— L’homme politique ?
— Lui-même. Un jour par semaine nous nous retrouvions entre jeunes couples de la bonne société barcelonaise, autour de Jordi Pujol, pour parler de morale. Les Stuart Pedrell y étaient parfois. Ils étaient plus vieux que nous, de l’âge de Jordi, mais ils écoutaient avec dévotion nos bavardages sur la vie chrétienne.
— Les Stuart Pedrell étaient très réactionnaires ?
— Non, je ne crois pas. Mais les réunions donnaient le ton. Nous étions de jeunes bourgeois, avec des inquiétudes contrôlées, ni trop ni pas assez. On parlait aussi du marxisme et de la guerre civile. Je m’en souviens très bien. Les mardis nous nous rencontrions au Liceo. Les mercredis chez moi, ou chez un autre dont c’était le tour, pour parler morale.
— Et c’est tout ce que tu sais sur Stuart Pedrell.
— Non, il lui est arrivé de me courir après, assis sur sa chaise. Moi aussi j’étais assise sur ma chaise.
— Et vous jouiez aux Indiens ?
— Non, lui rapprochait sa chaise, sa main, il me parlait de très près. Moi j’éloignais ma chaise. Il rapprochait à nouveau.
— Devant Jordi Pujol ?
— Non, c’était en aparté.
— Et alors ?
— Mon mari est arrivé. Il n’a pas voulu se rendre à l’évidence. Ça ne s’est jamais plus produit. Stuart Pedrell avait une double ou une quintuple vie. Il ne se contentait pas de courir après les jeunes mariées sur une chaise. À ta tête je vois que ça commence à t’intéresser.
— Une petite histoire croustillante ?
— Rien d’extraordinaire. Un répertoire de femmes mariées, de problèmes avec des maris sans talent oratoire. Stuart Pedrell savait parler. Peut-être le plus remarquable s’est passé avec Cuca Muixons, mais enfin, rien : quatre paires de claques.
— Le mari ?
— Non, la femme de Stuart Pedrell les a envoyées à Cuca Muixons, au polo. Ensuite les deux femmes se sont civilisées. Chacune allait de son côté. Surtout depuis que Stuart Pedrell s’est mis à draguer Lita Vilardeli. Ça a duré jusqu’à maintenant. Soudain Stuart lui donnait rendez-vous à Londres, dans tel jardin public, il s’y rendait vêtu à l’anglaise, chapeau melon et tout. Il faisait très attention à sa garde-robe. Une autre fois il lui a donné rendez-vous au Cap. Je ne sais pas en quoi il s’était déguisé, mais il y était avec ponctualité.
— Ils ne voyageaient pas ensemble ?
— Non, c’était beaucoup plus excitant.
— Elle ne pouvait pas s’offrir les voyages.
— Les Vilardeli ont autant, si ce n’est plus d’argent que les Stuart Pedrell. Lita s’est mariée très jeune avec un armateur de marine marchande, lui aussi richissime. Elle a eu deux ou trois filles avec lui. Mais un jour il l’a trouvée au lit avec l’ailier gauche du Sabadell(23). Bon, il jouait alors pour Sabadell, mais il venait de clubs plus en vue. L’armateur a pris les filles et Lita est partie à Cordoue avec un guitariste de flamenco. On lui connaît aussi une aventure dingue avec un gangster marseillais qui l’a marquée au couteau, et elle, quand elle est soûle, elle vous certifie qu’elle s’est fait Giscard d’Estaing. Mais personne n’y fait attention. Elle est mythomane. Avec Stuart Pedrell ça a duré des années. C’était une liaison stable. Comme si Stuart avait été marié avec elle. Un double mariage. Les hommes, vous êtes dégoûtants, vous voulez toujours épouser les nanas avec qui vous couchez. C’est pour avoir droit de vie et de mort sur elles. Non, non, j’arrête mes salades.
— Et que raconte-t-on à propos de sa mort ?
— Je n’ai plus rien à voir avec eux. Je rencontre à peine quelques personnes de ce milieu. Une cliente. On dit que tout ça c’est encore une question de jupons. Dernièrement il était dans les nuages. L’âge ne pardonne pas, et encore moins chez les mecs qui découvrent leur braguette à quarante ans. La génération de mon père, par exemple, était très différente. Ils se mariaient, et dans la foulée ils montaient l’appartement légitime et l’illégitime pour la coiffeuse ou la manucure de leur femme. Mon père l’avait fait pour Paquita, la modiste de ma mère. Une femme très très chouette. Je vais parfois la voir à Pampelune. Avec du piston j’ai réussi à la faire rentrer dans une maison de retraite. Elle a eu une hémiplégie. Pour en revenir à Stuart Pedrell, il a été victime du puritanisme franquiste. Comme Jordi Pujol.
— Où en était sa liaison avec la Vilardell avant sa disparition ?
— Rien à dire. Ils dînaient ensemble une fois par semaine et ils suivaient un séminaire d’art tantrique. Ça je le sais de source sûre, on s’y est rencontrés une fois.
— Elle porte son deuil ?
— Qui ? La Vilardell ?
Teresa Marsé riait si fort que son fauteuil d’osier en pleurait.
— Sûrement, elle a dû mettre son stérilet en berne.
— Mademoiselle est à son cours de musique, mais elle a dit que vous l’attendiez, elle ne va pas tarder.
La femme de ménage continua à passer l’aspirateur sur la moquette. Carvalho parcourut le gazon de laine verte jusqu’à la terrasse, d’où l’on dominait le quartier de Sarria, et, au-delà de la Via Augusta, le cadre brumeux d’une ville asphyxiée par des océans de bioxyde de carbone. Des plantes subtropicales dans des jardinières de faïence, deux chaises longues Giardino en bois laqué blanc et toile bleu outremer. L’une d’elles était abîmée, et l’autre était la propriété exclusive d’une chienne-saucisse qui leva la tête pour l’observer avec une certaine prévention. Ensuite elle aboya, sauta en agitant ses mamelles tombantes et se mit à renifler son pantalon. Elle fronça le museau, désagréablement surprise par l’odeur d’une autre chienne, et aboya de plus belle contre Carvalho. Le détective tenta de la caresser, en utilisant le mieux possible son glamour canin fraîchement acquis, mais l’engin bruyant partit en courant et se réfugia sous sa chaise longue, d’où il exprima son désaccord radical avec l’intrus.
— Elle est très chouchoutée, cria la femme de ménage par-dessus le vacarme de l’aspirateur, mais elle ne mord pas.
Carvalho caressa le palmier, atteint par la maladie, une plante condamnée à la condition d’orang-outang botanique, dans le zoo végétal de ce grenier aménagé-duplex de quartier chic. Il s’accouda à la balustrade, au-dessus de l’étroit défilé de la belle ruelle de Sarria, qui comptait encore quelques demeures avec jardin.
— Mademoiselle ! annonça le héraut, et au même instant Adela Vilardell fit son apparition, avec le Microcosme de Béla Bartok et un cahier de musique sous le bras.
— Ah ! quelle matinée ! Je suis sur les chapeaux de roues.
Des yeux gris-bleu de trente ans contemplaient Carvalho, des yeux que tous les Vilardell avaient hérités du fondateur de la dynastie, un trafiquant d’esclaves des années où plus personne ou presque ne faisait le trafic d’esclaves. Il était retourné dans sa ville avec l’argent nécessaire pour devenir comte, et pour que ses enfants continuent aussi à l’être. Les yeux gris-bleu de l’aïeul, un corps de gymnaste roumaine sans poitrine, des traits d’épouse sensible de violoniste sensible, des mains qui devaient prendre un pénis comme si c’était la flûte enchantée de Mozart.
— Vous aimez ce que vous voyez ?
— Je suis très exigeant.
Sans ôter son manteau, Adela Vilardell s’assit sur la chaise longue et reçut aussitôt la chienne comme une crêpe sur les genoux. Carvalho essayait de ne pas la regarder, pour s’éviter un autre commentaire défensif. Il s’accouda à nouveau sur la balustrade, et, de là, il affronta la femme qui semblait évaluer son poids et l’effort que ça demanderait pour le faire basculer dans le vide.
— Où en sont vos études ?
— Quelles études ?
— Les études de musique. Votre femme de ménage m’a dit que vous étiez à un cours de musique.
— Ça m’a pris comme ça. J’étais arrivée en quatrième année de piano, puis j’ai abandonné. C’était alors un supplice imposé par ma mère. Maintenant c’est un délice. Les meilleures heures de la semaine. Je ne suis pas la seule. Je vais au Centre d’Études Musicales, quelque chose de nouveau, qui est rempli de gens comme moi.
— Et c’est comment des gens comme vous ?
— Des adultes qui veulent apprendre ce qu’ils n’ont jamais appris par manque de temps, d’argent ou d’envie.
— Vous, c’était par manque d’envie.
Adela Vilardell acquiesça et attendit la suite de l’interrogatoire.
— Quand avez-vous vu Stuart Pedrell pour la dernière fois ?
— Je ne sais pas exactement le jour. C’était vers la fin 1977. Il préparait son voyage et nous avons eu une petite discussion.
— Vous ne partiez pas avec lui ?
— Non.
— C’est lui ou vous qui ne vouliez pas ?
— Le problème ne s’est pas posé. Nous étions un peu en froid ces derniers temps.
— Pour quoi ou pour qui ?
— Le temps. Notre histoire durait depuis presque dix ans, et nous étions passés par des moments de grande intensité. Nous avons vécu ensemble des mois entiers pendant l’été, profitant du départ en vacances de sa famille. Nous étions déjà de vieux amants. Nous nous connaissions bien.
— De plus M. Stuart Pedrell s’adonnait aussi à d’autres femmes.
— À toutes. J’étais la première à m’en rendre compte. Enfin, la seconde, parce que je suppose que Mima, sa femme, m’a précédée. Ça ne me faisait rien. La seule chose qui m’ennuyait, c’était son goût pour les petites filles du jardin d’enfants.
— Du jardin d’enfants ?
— Jusqu’à vingt ans, les hommes comme les femmes devraient aller au jardin d’enfants.
— Vous tiriez des avantages économiques de votre liaison avec Stuart Pedrell ?
— Non, il ne m’entretenait pas. Bon, si, parfois il m’entretenait. Par exemple, quand nous dînions ensemble, c’est lui qui payait l’addition au restaurant. Peut-être trouverez-vous ceci excessif.
— Et vous ne faisiez même pas le geste de vouloir payer ?
— Je suis, ou plutôt j’ai été une jeune fille, et on m’a appris que les femmes ne payent pas au restaurant.
— Vous vivez, semble-t-il, de vos rentes. Des rentes élevées ?
— Très élevées. Je dois en remercier mon arrière-grand-père, un berger de moutons de l’Ampurdan, qui a réuni la somme nécessaire pour envoyer mon grand-père à ce qu’il nous restait de colonies américaines.
— Je connais l’histoire de votre famille. Je l’ai lue dans le Correo Catalan(24), il n’y a pas longtemps. Un peu édulcorée.
— Papa était actionnaire du Correo.
— Pendant le temps qu’a duré l’escapade de Stuart Pedrell, il n’a pas pris contact avec vous ?
Les yeux gris-bleu s’ouvrirent plus grand, ils tentaient de prouver la blancheur la plus absolue du corps et de l’âme d’Adela Vilardell lors de sa réponse.
— Non.
Un non qui avait un peu accroché en sortant de la poitrine sans seins.
— Vous voyez comme c’est. Des années et des années de liaison, et ensuite plus rien.
Elle attendit un commentaire de Carvalho, et comme il ne venait pas, elle ajouta :
— Rien de rien. Parfois je pensais : qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Pourquoi ne me contacte-t-il pas ?
— Et pourquoi pensiez-vous ça ? Vous ne croyiez pas qu’il était dans les mers du Sud ?
— À l’occasion, je suis passée dans ces pays-là, ou tout près de là, et il y a des facteurs. Enfin, j’ai moi-même mis des douzaines de cartes dans la boîte de l’hôtel.
— Vous avez très vite remplacé Stuart Pedrell.
— C’est une question ou une affirmation ?
Carvalho haussa les épaules.
— Ça vous regarde ma vie privée ?
— Normalement, non, pas du tout, moins que ça. Mais à présent cela peut avoir un lien avec mon travail. On vous a vue récemment déguisée en motard noir sur une puissante Harley Davidson, en compagnie d’un autre motard noir sur une autre puissante Harley Davidson.
— J’adore trotter en moto sur les chemins.
— Qui est le cavalier noir qui vous accompagne ?
— Mais où avez-vous appris tout ça ?
— Même si ça ne vous paraît pas croyable, vous manquez de vie privée. On sait tout de vous tous.
— Et qui sommes-nous ?
— Vous me comprenez très bien. Je frappe à n’importe quelle porte, de n’importe laquelle de vos connaissances, même lointaines, et elle sait tout de vous. Par exemple : c’est vrai l’histoire du chapeau melon ?
— Quelle histoire du chapeau melon ?
— C’est vrai que Stuart Pedrell vous a donné rendez-vous dans un parc londonien, il y a quelques années, et qu’il s’est présenté déguisé en anglais de la City, chapeau melon inclus ?
Un rire libérateur retentit dans la gorge et le cou long et maigre de la femme.
— Tout à fait vrai.
— Vous allez me dire le nom du cavalier noir ?
— Vous devez déjà le savoir.
— Oui.
— Alors ?