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« Bromure » le cireur essayait distraitement de piquer avec un cure-dents des morceaux de calmars qui flottaient dans un jus marron. De l’autre côté du bar, le garçon avait une vue panoramique sur le vieux visage aux chairs pendantes, et le crâne chauve criblé de taches et de points noirs du cireur ; il regardait, l’air abruti, les efforts d’habileté que celui-ci déployait avec son cure-dents.

— Tu n’attrapes rien.

— Qu’est-ce que tu veux que j’attrape, il n’y a que de la flotte. Je ne sais pas pourquoi vous appelez ça des calmars en sauce. C’est plutôt la Méditerranée avec un peu de friture. On ne peut même pas le manger par gourmandise. Avec le peu d’appétit que j’ai il ne me manquait plus que ça. Ressers-moi un autre verre de vin, du vrai, pas celui qui est en poudre.

Carvalho frôla l’épaule de Bromure.

— Nom de Dieu Pepino, tu deviens souillon. Regarde tes chaussures. Je te les nettoie ?

— Finis ton amuse-gueule.

— Quel amuse-gueule, bordel ? Ça, ça ressemble au naufrage du Titanic. Je n’avais jamais vu autant de sauce avec aussi peu de calmars. Petit, apporte une bouteille entière et deux verres par ici.

Carvalho s’assit et Bromure se pencha sur ses chaussures.

— Je voulais te parler.

— Vas-y, accouche.

— Où en sont tes informations sur les as du cran d’arrêt ?

— Bien au point. Dans ce quartier, je suis au courant de tout, et ça n’est pas rien, parce qu’il y en a toujours davantage. N’importe quel mec avec des couilles s’installe pour son propre compte.

— Et dans les environs ? Trinidad, San Magin, San Ildefonso, Hospitalet, Santa Coloma…

— Arrête ton char. Ceux-là ils sont incontrôlables. Tu retardes Pepino, chacune de ces zones a son autonomie. Ça n’est plus comme avant. Avant on savait tout ce qui se passait à Barcelone en restant dans ce petit périmètre où je me balade. Mais maintenant c’est impossible. Pour moi un type de Santa Coloma est un étranger. Tu comprends ?

— Et tu ne peux pas essayer de t’informer ?

— Que dalle. S’il s’agissait de vauriens ou de filous classiques, à l’ancienne, comme de mon temps ou du tien, alors oui, je pourrais me tuyauter un peu. Mais sur les as du cran d’arrêt, non. Ils sont très fermés, ils font leurs coups, ils ont leurs lois, ils sont jeunes et tu sais comment sont les jeunes de maintenant. Ils font leurs coups. Il ne leur manquait plus qu’on les prenne comme acteurs de cinéma. À filmer. Moi je te dis ils sont à filmer.

— Qu’est-ce que tu portes là ?

— Le badge contre les centrales nucléaires.

— Tu fais de la politique à ton âge ?

— Moi, je suis le précurseur de tous ces machins.

On est en train de nous empoisonner. Nous respirons et nous mangeons de la merde. Le plus propre c’est encore ce que nous chions, parce que notre corps garde ce qui est sale et lâche le propre. Les gens se sont bien foutus de moi, ils m’appellent Bromure parce que depuis quarante ans je répète : on nous file du bromure dans le pain, dans l’eau, pour qu’on reste seuls, pour qu’on se fasse tous chier comme des rats crevés.

— Et quel est le rapport avec le nucléaire ?

— Ben, c’est pareil. Maintenant ils veulent nous baiser mais à grande échelle, à la vache, comme des brutes. Je ne loupe pas une seule manifestation.

— Tu es écologiste.

— Ecomerde. Bois du vin, Pepino, et ne te paie pas ma gueule, parce qu’un de ces quatre matins je vais débarrasser le plancher. Je suis bien malade, Pepino. Un jour j’ai mal à un rein, un jour à l’autre. Touche, touche. Tu ne sens pas une bosse ? J’y fais bien attention parce que je me surveille. Je suis une bête et je fais comme une bête. Que fait un chat quand il tombe malade ? Il va au dispensaire ? Non, il sort sur le balcon et il mange les géraniums. Que fait un chien ? On devrait prendre exemple sur les animaux. Eh bien, moi, je me surveille, et ça, ça m’est sorti il y a deux semaines. Et tu ne sais pas quoi ?

— Non.

— Eh bien, pendant des semaines et des semaines je me suis nourri de coques en boîte. J’ai un beau-frère contremaître dans une usine de conserves à Vigo, et de temps en temps il m’envoie un colis de boîtes. J’étais en mal d’argent et je me suis dit : Bromuro, mange tes boîtes car les fruits de mer, ça nourrit bien. Et j’ai mangé les boîtes jusqu’à ce que j’aie vu cette grosseur. C’est évident. Je ne mangeais plus que du pain à la tomate et des coques en conserve. J’avais toujours mangé du pain à la tomate et il ne m’était jamais rien sorti. Tire toi-même la conclusion : qu’est-ce qu’il reste ?

— Les coques.

— Tu l’as dit bouffi.

— Tu me lâches, Bromure. Je pensais que tu allais me résoudre le problème des as du cran d’arrêt.

— Et ça ne fait que commencer. Cette ville n’est plus ce qu’elle était. Avant une pute était une pute, et un filou un filou. Maintenant, des putes il en sort de partout, et n’importe qui devient filou. On me dit qu’un jour on t’a pincé en train de défoncer la vitrine d’une charcuterie et je le crois. Le mal se promène librement, sans aucun ordre, sans organisation. Avant tu baratinais quatre mecs et tu dominais le coin. Maintenant, même si tu en baratinais cent. Tu te souviens de mon ami le mac, tu sais celui qui était si beau, le Martillo de Oro ? Eh bien, l’autre jour, on lui a flanqué une trempe. Qui ça ? La concurrence ? les Marseillais ? Pas du tout. Quatre Guinéens se sont rassemblés, et déclarent la guerre. Ça, avant, ça n’aurait pas été possible. Il y avait plus de respect. On est mauvais, on est tous fous. On a besoin d’une main de fer.

« Des hommes comme Muñoz Grandes, mon général dans la Division Azul, on en aurait bien besoin. Lui, oui, c’était un homme qui imposait le respect. Et honnête, parce que le Paquito(48) il a laissé sa veuve bien pourvue, mais Muñoz Grandes ? il a quitté ce monde comme il y était venu.

» Qu’est-ce qui t’arrive à toi avec les as du couteau ? Tu es tombé bien bas.

— Ils jouent du couteau. Ils ont joué du couteau avec le mari de ma cliente.

— Eh bien, je te vois dans de sales draps. Un crime au couteau est plus difficile à découvrir qu’un crime au pistolet. Qui n’a pas de couteau ?

C’est la mort froide. Tu vois les yeux de la mort. Ils s’approchent, s’arrêtent et elle t’a déjà pénétré, se traçant dans ta chair un chemin de glace. Carvalho palpa le couteau qu’il avait toujours dans sa poche, un animal qui vivait mordant la mort et qui soudain la lâchait avec toute sa rage accumulée.

— Méfie-toi des joueurs de couteau, Carvalho. Ils sont tous fous et ils sont jeunes. Ils n’ont rien à perdre.

— Je me souviendrai de tes conseils. Tiens, pour que tu laisses les coques et que tu t’achètes un bifteck.

— Mille pesetas pour rien. Non, Pepe, je ne peux pas les accepter.

— Tu me renseigneras une autre fois.

— En plus je ne peux pas manger de viande, j’ai l’estomac mal foutu et la viande, ils y mettent des tas d’hormones et de l’eau. On ne peut même pas la sentir. Je m’achèterai deux bouteilles de bon vin, de celui que tu bois. Ça nourrit et ça tue les bactéries.

— Bonne chance pour ton combat antinucléaire.

— Pour la chance on peut repasser. On va avoir du nucléaire même dans les suppositoires. Ils vont nous foutre à tous des suppositoires au nucléaire dans le cul. Tu as vu les hommes politiques ? Ils avalent tout. Ils disent tous oui au nucléaire. Ah, ça oui ! Et tout ça avec l’approbation populaire et sans salir tout leur bazar démocratique. C’est un Muñoz Grandes qu’il nous faudrait ; et j’irai même jusqu’à dire qu’il nous faudrait un Franco.

— C’est Franco qui a installé les premières centrales nucléaires.

— Parce que Muñoz Grandes était mort, sinon… !

Il appela Biscuter pour lui dire qu’il se rendrait directement à Vallvidrera, ensuite il put enfin toucher Viladecans après une poursuite téléphonique qui prit fin dans le bureau de Planas.

— J’aurais besoin de reparler avec le policier que vous m’avez envoyé.

— N’abusez pas de ce contact.

— Je n’abuse pas. C’est tout à fait nécessaire.

— Je verrai ce que je peux faire. Ne bougez pas de votre bureau demain entre dix et onze. Si j’arrive à lui parler, je lui dirai de passer à cette heure-là. M. Planas voudrait vous dire deux mots.

— Carvalho, c’est Planas. C’était absolument nécessaire de semer la révolution dans le poulailler de San Magin ?

— Vous avez de fidèles contremaîtres. Personne ne m’a interdit d’enquêter à San Magin.

— En ce moment, lier de n’importe quelle manière la mort de Stuart et nos affaires nous serait préjudiciable. J’aimerais en parler personnellement avec vous. Demain, ça vous va ? Nous pourrions déjeuner ensemble. À deux heures, à l’Oie Gourmet.

Les mers du Sud
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