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Il imagina son propre foie comme un animal rongé par le vitriol. Une purée de merde et de sang qui dans son agonie lui enfoncerait toute sa douleur dans le côté. Mais il n’avait pas encore mal. Il avait la tête et les jambes lourdes, et une soif de désert, une soif d’eau qui vous dégouline de la bouche sur la poitrine. Tandis qu’il marchait à tâtons vers le frigo il tapotait son foie pour calmer ses fureurs ou le remercier de sa patience. Jamais plus. Jamais plus. Pourquoi tout ça ? On boit en attendant le déclic qui vous ouvre une porte toujours fermée. Il leva la bouteille d’eau minérale glacée, s’en remplit la bouche et attendit que l’eau pétillante lui mouille le devant de son pyjama. Ensuite il alla chercher une coupe de cristal modem style qu’il n’utilisait que pour les champagnes de plus de 500 pesetas, et la remplit de l’eau minérale, qu’il avait plus prise comme douche que comme boisson. Il décida de transformer ce liquide gazeux et glacé en grand champagne de petit lever.
— Tu ressembles à un duc en retraite qui aurait des hémorroïdes. Demain sans faute tu prends un billet pour les mers du Sud. Garçon, demandez à mon compatriote valencien de me faire un cygne de glace et de me remplir de lychees frais. Mais que vient foutre un garçon valencien dans cette histoire ?
Il avait lu ça quelque part. Ou peut-être faire un voilier aux mesures de ses compagnons de naufrage. Lire jusqu’à la nuit tombée, et en hiver voyager tous vers le Sud. Qu’est-ce que vous en savez, vous, où se trouve le Sud ? Mais puisque je vous dis qu’il fait partie des bienheureux qui ont vu le soleil se lever sur les îles les plus belles du monde ; à ce souvenir il sourit et répond que lorsque le soleil se levait le jour était déjà vieux pour eux.
— Le Sud, c’est la face cachée de la lune(36).
Plus qu’il ne parla, il hurla à la lune, tandis qu’il remerciait la fraîcheur nocturne qui calmait la chaleur interne de l’alcool et son dégoût de lui-même. La face cachée de la lune. La douche, d’abord chaude, puis froide, lui remit à neuf la peau du cerveau. Six heures du matin. Le jour voulait pointer. Les arbres étaient déjà des masses qui s’imprimaient sur la toile de fond de l’horizon.
— La face cachée de la lune.
Il se disait quelque chose à lui-même. Il se surprit cherchant un plan de la ville qu’il conservait pour les poursuites sordides. La femme entra dans le meublé de l’avenue de l’Hospital Militar à 16 h 30. Une heure surprenante car en général les femmes adultères préfèrent fréquenter les meublés à la nuit tombée. En effet, c’est une sottise de me demander si j’étais avec quelqu’un. La carte mitée était dépliée devant lui comme la peau d’un animal trop usé, avec des jointures fatiguées, presque déchirées. Du doigt, il désigna l’endroit où l’on avait découvert le cadavre de Stuart Pedrell. Son regard voyagea jusqu’à l’autre extrémité de la ville. Le quartier de San Magin. Un homme meurt poignardé, et ses assassins ont l’idée de l’enlever de son contexte. Il faut l’emporter à l’autre extrémité de la ville, mais aussi dans un cadre où sa mort gardera un sens, dans un paysage humain et urbain adéquat.
— Tu es allé aux mers du Sud en métro ?
Comme Stuart Pedrell ne répondait pas, Carvalho concentra son intérêt sur le quartier de San Magin. Il ouvrit le livre que lui avait prêté l’homme de Morella. On attribuait à Stuart Pedrell une bonne quantité de spéculations, mais surtout celle de San Magin, quartier « datant de vers la fin des années cinquante ; dans le cadre de la politique d’expansion spéculative du maire Porcioles, la société de Constructions Iberisa (cf. Munt, marquis de, Planas Ruberola, Stuart Pedrell) achète à bas prix des terres, des terrains à bâtir où se trouvaient encore une petite industrie à bout de souffle et les jardins potagers du lieu-dit Camp de Sant Magi, zone appartenant à la commune d’Hospitalet. Entre le Camp de Sant Magi et les limites urbaines d’Hospitalet, il y avait une vaste zone de terrain libre, qui a permis encore une fois de démontrer les tendances englobantes de la spéculation foncière. On achète un terrain urbanisable situé assez loin des limites urbaines, pour réévaluer la zone intermédiaire entre la nouvelle urbanisation et les limites de l’ancienne.
» Les Constructions Iberisa ont construit tout un quartier à Sant Magi, et elles ont en même temps acquis à bas prix les terrains qui restaient entre le nouveau quartier et la ville d’Hospitalet. En un deuxième temps, on a aussi urbanisé ce no man’s land et multiplié par mille la mise de fonds initiale de la société de construction… »
San Magin a été en majorité peuplé par le prolétariat immigrant. Les égouts sont restés non terminés pendant presque cinq ans après la mise en fonctionnement du quartier. Un manque total de services sociaux… Revendication d’un dispensaire de la Sécurité Sociale. Dix à douze mille habitants. Tu étais un sacré filou, Stuart Pedrell. Une église ? Oui, on a fait une église moderne, à côté de l’ancien ermitage de San Magin. Tout le quartier est inondé quand débordent les canalisations du Llobregat. Le criminel revient sur le lieu de son crime, Stuart Pedrell.
Tu es allé à San Magin voit ton œuvre de près, voir comment vivaient tes canaques dans les cabanes que tu leur avais préparées. Un voyage d’exploration ? Peut-être, à la recherche de l’authenticité populaire ? Tu enquêtais sur les us et coutumes des immigrés ? sur la prononciation du e muet, Stuart Pedrell ?
Mais bordel qu’es-tu allé chercher à San Magin ? En taxi ou en autobus. Non. En métro. Tu y es sûrement allé en métro pour lier davantage le fond et la forme de ce long voyage dans les mers du Sud. Et après, on dit que la poésie n’est plus possible au XXe siècle ? Et l’aventure. Il suffit de prendre le métro, et tu peux partir à un safari émotionnel pour un prix modique. Quelqu’un t’a tué, t’a fait retraverser la frontière, et t’a abandonné sur ce qui pour lui était la face cachée de la lune.
L’alcool se transforma en une ramure de plomb dans toutes ses veines, et il tomba endormi sur le canapé, le plan de la ville définitivement déchiré sous le poids de son corps. Il fut réveillé par le froid et les coups de langue de Blette sur son visage. Il reprit lentement le voyage logique commencé au petit matin, tenta de redonner vie au plan en lambeaux et finit par le déchirer complètement, ne conservant que la portion où était San Magin. Il gardait des souvenirs fumeux de maisons à la campagne, et de citernes en ciment. Sa mère marchait devant lui, portant sur la tête un panier plein de riz et d’huile achetés au marché noir dans l’une de ces maisons. Ils traversaient les voies de chemin de fer. Au loin, devant eux, apparaissait la ville ébréchée de l’après-guerre, une ville maigre pleine de bois gris et de trous. Pourquoi y avait-il autant de bois gris sur les toits ? Ils sortirent l’huile d’une outre rance. Elle dégoulina dans la bouteille comme du mercure vert et lent. Ça oui c’est de l’huile, c’est pas celle du rationnement. Il marchait derrière. Dans son sac de toile il y avait cinq baguettes, cinq, de pain blanc, très blanc comme du plâtre. Des champs et des champs, des chemins pierreux sur lesquels passaient des cyclistes que le crépuscule peignait de mauve, ou des chariots tirés par des percherons lents et lourds comme leurs crottins. Ensuite, la ville commençait, s’insinuant dans un quartier de baraques voisinant avec de vieilles bâtisses et des maisons entassées par l’après-guerre, payant leur tribut de vaincus de la guerre civile. Des rues en terre, puis pavées et finalement blessées par les griffes des voies des tramways dans lesquels ils montaient, fatigués par leur marche, avec l’aventure dans le panier, et dans les yeux la promesse de la faim rassasiée.
— Je remplirai un plat avec de l’huile, du poivre rouge et du sel, et on y trempera du pain.
— Je préfère le pain avec de l’huile et du sucre.
— Ce n’est pas ce qu’il faut pour les vers.
Mais sa mère ne permit pas que la déception assombrît ses yeux.
— D’accord. Si tu as des vers, je te donnerai une cuillerée de sirop du docteur Sastre y Marqués.