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— Nous les privés, nous sommes les thermomètres de la morale établie, Biscuter. Moi, je te dis que la société est pourrie. On ne croit plus à rien.

— Oui, chef.

Biscuter n’acquiesçait pas seulement parce qu’il devinait que Carvalho était soûl, mais parce qu’il était toujours prêt à admettre les catastrophes.

— Trois mois sans rien avoir à se mettre sous la dent. Ni un mari à la recherche de sa femme, ni un père à la recherche de sa fille. Pas le moindre cocu à vouloir le flagrant délit d’adultère. Est-ce que par hasard les femmes ne feraient plus de fugues ? Ni les filles ? Mais si, Biscuter. Plus que jamais. Mais aujourd’hui les maris et les pères s’en fichent comme de colin-tampon. On a perdu les valeurs fondamentales. Vous l’avez voulue, la démocratie.

— Moi, ça m’était égal, chef.

Mais Carvalho ne parlait pas à Biscuter. Il interrogeait les murs verts de son bureau, ou quelqu’un d’éventuellement assis devant sa table de travail des années 40. Une table dont le vernis fin avait foncé tout au long de trente ans, comme si elle avait toujours trempé dans la pénombre de ce bureau de quartier populaire.

Il avala un autre verre de marc glacé et fut parcouru d’un frisson le long du dos. À peine eut-il posé son verre que Biscuter le lui remplit à nouveau.

— Ça suffit, Biscuter. Je vais respirer un peu.

Il sortit sur le palier ; le bruit et les odeurs de l’immeuble l’assaillirent : les claquettes et les castagnettes de l’école de danse, le toc-toc méticuleux du vieux sculpteur, les effluves de trente ans de crasse accumulée ; ternissant l’éclat du vernis une poussière gluante s’était sédimentée sur les moulures des recoins et sur les lucarnes plein ciel qui plongeaient leurs yeux opaques dans la cage d’escalier. Carvalho dégringola les marches, aidé ou poussé par l’énergie de l’alcool, et encaissa avec plaisir la bouffée d’air des Ramblas1. Le printemps était devenu fou. Il faisait froid et nuageux en cette fin de journée de mars. Quelques pas et quelques respirations profondes vinrent au secours de son cerveau embrumé et de son foie intoxiqué.

Il avait un million deux cent mille pesetas à la Caisse d’épargne, qui lui rapportaient régulièrement 5 %. À cette allure, il n’arriverait pas, vers les 50-55 ans, à avoir le capital suffisant pour se retirer et vivre de ses rentes. La crise. La crise des valeurs, oui, se dit Carvalho avec une obstination d’alcoolique. Il avait lu dans les journaux que les avocats du travail étaient aussi en crise parce que les ouvriers avaient recours aux conseillers légaux des centrales syndicales. Les uns et les autres étaient des victimes de la démocratie.

Les médecins et les notaires aussi étaient des victimes de la démocratie. Il leur fallait payer des impôts, et ils commençaient à penser que le meilleur statut politique c’est celui du professionnel qui vit sous le fascisme et qui déploie jusqu’à un certain point une résistance libérale.

Nous les privés, nous sommes aussi utiles que les fripiers. Nous sauvons de la poubelle ce qui n’est pas tout à fait à mettre à la poubelle. Ou ce qui, à bien le regarder, pourrait, à la rigueur, ne pas aller à la poubelle.

Personne n’écoutait ses discours. Les gouttes de pluie le firent courir vers la rue Fernando à la recherche des vitrines abritées de Beristain. Là, il se retrouva avec trois tapineuses qui échangeaient des conseils sur les avantages des potages en sachets. Un tout petit garçon avec une très grande batte de hockey sortit de la boutique. À ses côtés son père lui répétait sans cesse : « Tu crois que ça va marcher ? » « Mais oui mais oui », répondait l’enfant exaspéré par la méfiance paternelle. Carvalho abandonna son abri et pressa le pas sur le trottoir, jusqu’à la charcuterie où il avait coutume d’acheter les fromages et les saucissons. Il s’arrêta à nouveau, sollicité par une vitrine qui présentait des chiots entassés sur des frisons. Il s’amusa un moment, le doigt contre le museau impertinent d’un petit berger allemand dont deux jeunes épagneuls bretons mordaient les pattes arrière. Il appuya la paume de la main contre le carreau, comme pour transmettre à l’animal sa chaleur, ou communiquer avec lui. De l’autre côté du rideau transparent, le chien lécha la vitre pour tenter d’atteindre la main.

Pepe s’éloigna brusquement, et parcourut la faible distance qui le séparait de la charcuterie.

— Comme d’habitude.

— Les pots de confit sont arrivés.

— Mettez-m’en deux.

Le commerçant compléta la commande avec une minutie routinière.

— Ce jambon de Salamanque n’est plus ce qu’il était.

— On appelle n’importe quoi jambon de Salamanque. Tout ce qui n’est pas de Jabugo ou de Trevêlez est de Salamanque. De quoi se mettre en rogne. Comme ça, on ne sait jamais quand on mange du jambon de Salamanque ou du jambon de Totana.

— Ça se sent bien.

— Vous, vous le sentez parce que vous êtes connaisseur. Mais moi j’ai vu vendre des jambons de Granollers pour du Jabugo, c’est tout dire.

Carvalho sortit avec un paquet de fromages du Casar, de Cabrales, d’Ideazábal, des chorizos de Jabugo, du jambon de Salamanque pour le tout-venant, et un petit échantillon de Jabugo pour les soirs de déprime.

Il était déjà plus en forme en arrivant à la hauteur du chenil, au moment même où le marchand était en train de fermer.

— Et le chien ?

— Quel chien ?

— Celui qui était en vitrine.

— Elle était pleine de chiens.

— Le petit loup.

— C’était une chienne. Ils sont tous dedans. La nuit je les rentre dans des cages. On pourrait briser la vitrine, pas pour voler, non, par vandalisme. Les gens sont méchants.

— Je veux acheter la chienne.

— Maintenant ?

— Oui, maintenant.

— Ça fait 8 000 pesetas, dit le patron sans ouvrir la porte.

— À ce prix-là, vous ne pouvez pas me vendre un bon berger.

— Elle n’a pas de pedigree. Mais c’est un chien très sain. Vous le verrez bien si vous le prenez. Très courageux. Je connais son père, la mère appartient à l’un de mes beaux-frères.

— Je me fous du pedigree.

— Ça vous regarde.

Le chien gigotait sur le bras plié de Carvalho. Dans l’autre main il avait le sac avec les fromages, les jambons, et des boîtes de nourriture pour chien, des os en caoutchouc, de l’insecticide, du désinfectant, une brosse, tout ce dont un chien et un homme ont besoin pour se sentir heureux.

Biscuter resta perplexe devant la petite chienne, solidement installée sur ses pattes arrière, un pan de langue dehors, et deux oreilles gigantesques qui ressemblaient aux ailes pliantes d’un avion en piqué.

— On dirait un lapin, chef. Je la garde ici ?

— Non, je la prendrai à Vallvidrera. Elle te mettrait des saletés partout.

— Sûrement. On vous a appelé. J’ai relevé le nom sur le cahier.

Jaime Viladecans Rintorts, avocat. Tandis qu’il notait le numéro de téléphone, il ordonna à Biscuter de lui faire chauffer quelque chose à manger. Il l’entendit s’affairer dans la petite cuisine qu’il avait bricolée près des toilettes. Biscuter chantonnait, content du travail, et la petite chienne essayait de mordre le fil du téléphone. Deux secrétaires fournirent la preuve de la distance et de l’importance de l’interlocuteur.

Enfin une voix de lord anglais avec accent de minet de la Diagonale(1) se manifesta au bout du fil.

— C’est un sujet très délicat. Il faudrait en parler personnellement.

Carvalho nota le rendez-vous, raccrocha et se laissa choir dans un fauteuil tournant, avec une certaine satisfaction.

Biscuter étalait devant lui une serviette, et y posait un plat fumant de garenne avec de la ratatouille. La chienne essaya de partager le repas. Carvalho la mit délicatement sur le sol, et déposa un petit morceau de lapin sur un papier blanc.

— C’est vrai. Parfois les enfants arrivent avec un pain sous le bras.

Les mers du Sud
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