18

Biscuter était assis sur le bord d’une chaise, dans un coin, et dès qu’il vit entrer Carvalho, il se leva d’un bond pour s’écrier :

— Cette fille vous attend, chef.

— Je le vois bien.

Carvalho fit glisser son regard vers Yes, se refusant à voir qu’elle accourait vers lui. Sa mission accomplie, Biscuter disparut derrière le rideau. Carvalho s’assit sur le fauteuil tournant et contempla Yes figée dans son mouvement au milieu de la pièce.

— Ça t’ennuie que je sois venue ?

— Ennuyer n’est pas le mot.

— Quand tu es parti je me suis mise à réfléchir. Je ne veux pas rentrer chez moi.

— Ça, c’est ton problème.

— Je peux rester chez toi ?

— Non.

— Deux ou trois jours.

— Non.

— Pourquoi ?

— Mes obligations professionnelles envers ta mère et ma fonction de compagnon de lit pour toi ont des limites.

— Pourquoi faut-il toujours que tu parles comme un détective privé ? Tu ne peux pas parler comme tout le monde, donner des excuses normales : j’attends de la famille, je n’ai pas de place ?

— C’est à prendre ou à laisser. Je regrette. D’autre part, nous voir aussi souvent me semble excessif. Maintenant je vais déjeuner ici tranquillement, et je n’ai pas l’intention de t’inviter.

— Je suis seule.

— Moi aussi. Jessica, s’il te plaît. Ne m’use pas tout de suite. Utilise-moi seulement quand ça te sera strictement nécessaire. J’ai du travail, va-t’en.

Elle ne savait pas comment partir. Ses mains erraient comme à la recherche d’un point d’appui, mais ses jambes reculaient vers la porte.

— Je me tuerai.

— Ce sera dommage. Je n’empêche pas les suicides. J’enquête seulement dessus.

Carvalho ouvrit et ferma les tiroirs, remit de l’ordre dans ses papiers sur la table et commença à téléphoner. Yes ferma la porte derrière elle avec douceur. Son départ marqua le retour de Biscuter, une écumoire à la main.

— Vous êtes trop dur, chef. Ça a l’air d’une brave fille. Une brave fille un peu idiote. Savez-vous ce qu’elle m’a demandé ? Si j’avais déjà tué quelqu’un. Elle m’a aussi demandé si vous l’aviez fait.

— Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— I ara(25) ! Et elle continuait à poser des questions. Elle n’a pas arrêté. Moi je n’ai pas ouvert la bouche, chef. Elle est dangereuse ?

— Pour elle-même, oui.

Carvalho raccrocha le téléphone brusquement. Il se leva et se précipita vers la porte.

— Vous partez ? Vous ne restez pas manger ?

— Je ne sais pas.

— Je vous avais préparé des pommes de terre au chorizo à la navarraise… Elles sont toutes chaudes, insista Biscuter en le voyant hésiter.

— Plus tard.

Il descendit les escaliers quatre à quatre et sauta sur les Ramblas, le cou tendu, picorant du regard les têtes dans le lointain, à la recherche des cheveux miel de Yes. Il crut la voir près des arcades de la Plaza Real, et s’y précipita. Ce n’était pas elle. Peut-être était-elle repartie vers le nord en direction de chez elle – ou vers le sud, vers le port, pour s’absorber dans l’eau et dans le va-et-vient des golondrinas(26) qui desservent le brise-lames. Carvalho alla vers le sud à grandes enjambées, les bras scandant l’effort du corps, les yeux à l’affût, se répétant mentalement qu’il était un crétin. Il s’élança sur la chaussée qui décrit un cercle autour du monument à Christophe Colomb, sous le regard torve et les insultes des automobilistes. La Puerta de la Paz semblait dépeuplée par le printemps froid, même si le soleil réchauffait quelques petits vieux sur les bancs, et si les photographes ambulants poursuivaient de leur voix monocorde les quelques touristes ennuyés.

Près de la guérite où l’on vendait des tickets pour les golondrinas, gisait une fille sale et dépenaillée, un enfant au sein à demi endormi. Un carton à ses côtés racontait l’histoire de son mari cancéreux et soulignait son extrême indigence qui exigeait une aumône de la part des passants. Des mendiants, des chômeurs, des partisans de l’enfant Jésus et de la Très Sainte Mère qui l’enfanta. La ville semblait inondée de fugitifs et de fuyards.

Une barque passa lentement, ouvrant de lourds sillages dans l’eau sale. Carvalho était comme fasciné devant la dignité d’un vieux retraité avec une veste trop large, un pantalon trop court et un chapeau de feutre aussi profond que ceux de la police montée canadienne. Un de ces vieillards soignés qui avancent avec une fermeté terrible vers une sépulture payée pendant quarante ans, tous les premiers dimanches de chaque mois. Qui appelle ? Dis-moi. On étrangle un innocent dans cette maison ? Ici on étrangle, c’est tout. Où avait-il lu ça ? De qui s’agit-il ? Des pompes funèbres. De qui s’agit-il ? Des morts. Ah ! bon, pourquoi donc chercher Jessica ? En quoi suis-je responsable d’elle ? Elle s’enverra quinze types en un mois et puis ça ira mieux.

Il revint sur ses pas vers son bureau, mais il cherchait encore du regard la présence éventuelle de Yes en remontant les Ramblas. Il rentra dans un bar près de l’Amaya, où l’on ne pouvait boire que du vin du Sud. Il but avec soif trois manzanillas fraîches. Il donna cinq pesetas à l’une des cinq petites gitanes qui étaient entrées avec orgueil, tendant leur main à la hauteur des yeux de ceux qui buvaient un verre et parlaient football, corridas, pédés, femmes, politique, petites affaires d’étranges lots de plomb de récupération ou de pièces de tissu liquidées au rabais dans les magasins en faillite de la rue Trafalgar. Ces magasins lui avaient toujours semblé à la limite de la faillite ou de l’agonie, entre les mains de patrons, vendeurs et garçons âgés qui mesuraient de vieilles pièces de drap avec de vieux mètres en bois, reliquats d’une première série mise en vente lors de l’instauration du système métrique décimal. Et cependant ils avaient survécu, décade après décade, depuis les souvenirs d’enfance de Carvalho jusqu’à présent, date de leur disparition.

Ces mètres marron. On vend aussi des mètres ? Animaux flexibles en toile cirée jaune, serpents rigides « boisifiés », fouets claquants en métal enroulé, mètres pliants conscients de leur pouvoir concentré de mesurer le monde. Des enfants jouent avec les mètres jusqu’à les tuer. Les mètres entre les mains des enfants sont des bêtes à mesurer, aux abois, qui se débattent, manipulées par leurs bourreaux. Peu à peu ils prennent conscience que jamais plus ils ne mesureront quelque chose. Avec un mètre pliant on pouvait faire un pentagone – ou cette face de la lune.

Il sortit. La fille portait un fin cardigan bleu, une jupe ou plutôt une jupe-culotte qui n’aurait pas eu le temps de s’affirmer comme telle, et des chaussures qui l’élevaient d’une vingtaine de centimètres au-dessus du niveau de la mer. Elle était à la fois laide et belle, et quand elle lui dit : « Excusez-moi, ça vous dirait de coucher avec moi ? C’est mille pesetas et le lit », Carvalho remarqua qu’elle avait un œil au beurre noir et une petite cicatrice sur la peau transparente et veinée de la tempe. Elle poursuivit son chemin, et répéta sa demande à un autre passant, qui l’esquiva en décrivant un demi-cercle, soupçonneux, voulant à la fois l’entourer et la mettre à distance. Elle exerce la prostitution comme si elle demandait l’heure. Peut-être n’était-ce là qu’une nouvelle technique du marketing putassier. Il faudra que je me renseigne auprès de Bromuro ou de Charo.

Il hésita entre le plat de pommes de terre à la navarraise et la visite à une Charo à peine levée, de mauvaise humeur à cause de son indifférence et de son mépris, préparant son corps pour les clients du soir retenus par téléphone, des clients fixes pour la plupart. Ils venaient la consulter sur leurs problèmes familiaux, et parfois même ils lui demandaient des tuyaux pour l’avortement de leurs filles précoces ou de leurs propres femmes, enceintes après cinq ou six verres de champagne d’Aixartell, celui-là même pour lequel Marsillach et Nuria Espert(27) faisaient la réclame. Elle préparait son corps ou ses reproches pour un Carvalho toujours plus distant.

— Je vous les réchauffe tout de suite, chef. On dirait de la purée. C’est bien qu’elles s’écrasent un peu, mais pas tant. Le chorizo s’est complètement défait, mais il est délicieux. J’ai essayé de ne pas oublier le cayenne, comme d’habitude.

Carvalho commença à ramasser des pommes de terre au chorizo pour sa bouche résignée. Mais peu à peu il se rendit compte qu’il devait être plus attentif à ce qu’il mangeait.

— C’est délicieux, Biscuter.

— On fait ce qu’on peut, chef. Il y a des jours où on réussit tout, et d’autres… Sans aller chercher plus loin…

Les explications autocomplaisantes de Biscuter lui faisaient penser à la pluie sur les vitres, il y chercha les éclaboussures des mots. Il pleuvait. Il pleuvait fort sur la Rambla de Santa Monica, et il sentit le long de sa colonne vertébrale un frisson : souvenir nostalgique de draps et de couvertures, de douces grippes et de train-train domestique discret. Pepe, Pepe. Je te prépare un jus de citron ? Entre les mains L’Ile Mystérieuse, et à la radio Les Aventures de l’inspecteur Nichols avec la voix de Fernando Forga.

Les mers du Sud
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