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Ils venaient de prendre leur douche. Ils demandèrent avec insouciance si Carvalho voulait les accompagner dans leur petit déjeuner. Le détective refusa d’un geste. Ils continuèrent à beurrer leur pain grillé, jouant des confitures avec une fascination enfantine. Buvant le café au lait comme l’élixir de la vie. Soupirant satisfaits devant l’air du matin qui entrait par la porte entrouverte de la terrasse.
— Vous ne prendrez pas même un café ?
— Un café noir, d’accord, sans sucre, merci.
— Vous avez du diabète ?
— Non. J’ai eu une fois un amour adolescent, une fille qui se droguait au café sans sucre. Je m’y suis fait par amour et par solidarité.
— Et qu’est devenue la fille ?
— Elle s’est mariée à un Autrichien qui possédait un petit avion. Maintenant elle habite Milan avec un Anglais, elle aime les Anglais. Et elle écrit des poèmes surréalistes où parfois il est question de moi.
— Voyez-moi ça. Quelle vie passionnante a cet homme !
Viladecans sourit largement tandis qu’il allumait largement sa cigarette et qu’il remplissait largement la pièce d’une fumée excessive : comme s’il avait voulu brûler la cigarette d’une seule bouffée.
— Vous avez l’habitude de donner des rendez-vous à trois heures du matin ?
— J’ai pensé que c’était la bonne heure. C’est l’heure où l’on rentre chez soi, et où on finit juste de faire l’amour.
— Vous avez le goût de l’ordre. Moi je préfère les conversations d’après-manger.
— Moi aussi.
Viladecans assistait au dialogue sans intervenir.
— En réalité je ne sais pas quel est mon rôle ici, dit-il enfin.
— Ça, vous devez le savoir. Peut-être est-il plus important qu’il n’y paraît. À présent que vous avez l’estomac bien rempli, je vais vous parler de mon problème. M. Stuart Pedrell a été poignardé il y a trois mois dans le quartier de San Magin. Il a été blessé, sans doute à mort, et il a essayé de trouver de l’aide. Il a fait un choix rapide parmi ceux qui pouvaient l’aider, et finalement il vous a choisie. Ce n’est pas pour rien qu’il y avait entre vous huit années de liaison passionnée.
— Passionnée c’est beaucoup dire.
— Elle l’a été. C’est la même chose. Ce qui est certain, c’est qu’il vous a choisie. Il vous a demandé d’aller le chercher, il avait besoin de vous, il était blessé. Vous avez peut-être chipoté sur votre aide – ou pas. Mais en fin de compte vous y êtes allée. Vous l’avez ramassé et conduit quelque part. Ici ? Sans doute ici. Vous avez probablement appelé quelqu’un pour vous aider, ou vous n’avez pas eu besoin de l’appeler peut-être, ce quelqu’un étant déjà là. Je me trompe en supposant que c’était vous ?
Viladecans battit des paupières en souriant.
— Absurde.
— Si ce n’était pas vous, c’était celui à la Harley Davidson.
— De quelle Harley Davidson me parlez-vous ?
— Elle me comprend. Bon. Vous avez vérifié que Stuart Pedrell était en train de mourir. Alors vous et Viladecans, ou vous et le type à la Harley Davidson, vous avez remis le corps dans la voiture. Vous avez cherché un endroit éloigné de la ville. Un endroit qu’on mettrait du temps à découvrir. Vous avez choisi un terrain où les travaux étaient interrompus. Un terrain et des travaux que sans doute Viladecans connaissait en tant que fondé de pouvoirs de quelques sociétés immobilières. Vous y êtes allés. Vous avez monté le corps sur la palissade, vous l’avez poussé, vous l’avez entendu tomber et rouler sur la pente. Vous avez pensé qu’on mettrait des semaines à le trouver, mais le lendemain un petit voyou, voleur de voiture, s’est réfugié dans ce terrain, la police l’a déniché et on a découvert le pot aux roses. Stuart Pedrell a dû parler avant de mourir. Il a probablement raconté des choses incohérentes sur l’endroit où il avait vécu l’année de sa disparition. Cette année-là devenait un dangereux puits de temps. Aurait-il dit à quelqu’un qu’il allait chercher de l’aide chez son ancienne maîtresse ? Cette fille à qui il donnait rendez-vous à Londres à quatre heures de l’après-midi sur une pelouse de Hyde Park ? Ou au Tivoli de Copenhague, au pays du rire.
— Vous êtes très au courant des fantaisies érotiques de Carlos.
— Je vous ai déjà dit qu’on sait tout de vous. Vous aviez besoin de savoir où Stuart Pedrell s’était fourré. À quelles mers du Sud il était arrivé. Vous en aviez besoin, ainsi que la veuve et les associés. Il y a là derrière des millions et des millions d’intérêts.
— Je n’ai pas provoqué votre enquête. C’est entièrement une idée de Mima. De plus, ça m’a semblé absurde dès le début, mais en tant qu’avocat, je ne pouvais pas refuser.
— Comme avocat impliqué. Je ne suis pas moraliste, et je ne vous discuterai pas le droit de vous débarrasser des cadavres. Peut-être le procédé n’était-il guère humain ; mais la valeur de ce qui est humain a toujours été et sera toujours conventionnelle. Peut-être auriez-vous pu faire quelque chose pour lui sauver la vie.
— On ne pouvait rien faire.
— Lita !
— Laisse tomber. Qu’est-ce que ça peut faire ? Il sait tout et il ne sait rien. C’est sa parole contre la nôtre. Vous ne vous êtes en rien trompé. Ce n’était pas celui de la Harley, c’était notre ami. Nous étions ensemble. Au lit pour plus de précision, quand il a appelé. S’il m’avait appelée depuis les mers du Sud elles-mêmes, l’appel ne m’aurait pas semblé plus lointain, plus absurde. D’abord je n’ai pas voulu y aller. Mais sa voix était préoccupante. Nous sommes allés tous les deux le chercher. Il ne voulait d’aucun hôpital. Nous lui avons proposé de le laisser devant la porte, et qu’il nous permette juste de partir. Il n’a pas voulu. Il demandait un médecin ami. Nous avons cherché qui appeler. Nous n’avons pas eu le temps. Il était mort.
— Qui a eu l’idée de le balancer là-bas ?
— Peu importe. Vous voyez le tableau : le cadavre de Stuart Pedrell est retrouvé dans l’appartement de sa maîtresse qui était alors celle de son avocat. Un reportage de Interview dénonçant la méchanceté des riches et au passage tout le bazar des entreprises dans lesquelles s’était lancé Carlos… Il n’y avait pas le choix.
— Vous auriez pu le laisser à la porte de son manoir. Dans la position de celui qui va sonner et qui n’y parvient plus par manque de force. Le vagabond revient chez lui pour mourir près des siens.
— On n’y a pas pensé. Je n’ai jamais eu d’imagination littéraire. Toi non plus, n’est-ce pas ?
— Moi, je me désintéresse de ce que tu as dit. Je n’ai rien accepté. Je n’ai rien dit.
— Tu pourrais ajouter que tu ne parleras qu’en présence de ton avocat, c’est-à-dire toi-même.
— Tu peux bien rire si tu veux, mais à présent il nous reste à voir la réaction de Mima.
— Que va-t-elle faire celle-là ? Agiter le drapeau de son amour blessé ? Elle, elle se fichait de Carlos encore plus que moi. Qu’en pensez-vous, monsieur Carvalho ? Pouvons-nous attendre une happy end ?
— Il me semble qu’en réalité vous me demandez si vous pouvez attendre une finale sans ennuis ?
— Exact.
— Ça ne dépend pas de moi. La veuve a le dernier mot.
— Je voudrais vous suggérer, monsieur Carvalho, et je continue à ne rien accepter, que cette affaire pourrait se terminer à l’entière satisfaction de tous. Pouvez-vous nous effacer de cette histoire ? Je suis prêt à payer généreusement le service.
— Moi, pas un centime. Ne sois pas bête. Qu’avons-nous à perdre ?
— Ma facture pour la veuve sera assez élevée. Je me considère comme bien payé. De plus j’ai eu la chance de faire le tour d’un drame exemplaire, qui me fait presque croire à la fatalité. Il y a des choses contre nature. Essayer de fuir son âge, sa condition sociale, conduit à la tragédie. Pensez à ça chaque fois que vous aurez la tentation de partir pour les mers du Sud.
— S’il m’arrive d’y aller, ce sera en croisière. Mais ça ne me dit rien. Ma sœur y est allée, et en effet tout est très joli, mais on ne peut pas tremper le bout du pied dans l’eau. Quand ce ne sont pas les serpents d’eau, ce sont les requins. Je préfère les Caraïbes ou la Méditerranée. Ce sont les seules mers civilisées.
— Quand vous irez parler à Mima, rappelez-vous mon offre. D’autre part, aussi cher que vous paye n’importe quelle revue spécialisée en scandale, elle ne vous paiera pas autant que moi.
L’avocat fut soudain pris par le temps. On l’attendait au Palais depuis une heure. Carvalho fit celui qui ne comprenait pas, même lorsqu’il l’attendit sur le pas de la porte pour qu’il sorte le premier. Lita Vilardell fit un geste à Viladecans pour qu’il parte. Carvalho regardait ses yeux de dynastie, hérités du dernier négrier européen, premier négrier catalan. Peu à peu la femme renonça au rictus ironique, et se mit à contempler les mouvements des bananiers sur la terrasse, agités par un vent soudain.
— Le vent, c’est le salut de cette ville, dit-elle.
Finalement, elle se décida à affronter le regard de Carvalho.
— Peut-être vais-je vous surprendre. Mais une maîtresse peut se sentir encore plus humiliée qu’une épouse quand elle devient la vieille concubine oubliée d’un harem.