26

Ça ressemblait à un chalet de père-architecte inconnu. Il avait été construit week-end après week-end, grâce à une équipe d’immigrés embauchés à forfait par un petit trafiquant de marché noir des années 40, prêt à mettre ses bénéfices dans une maison avec jardin, loin, très loin de la ville. Là, il pourrait se reposer un jour des micmacs d’un après-guerre bien dur.

Il fut accueilli à l’entrée par un homme costaud à cheveux blancs portant un peignoir matelassé et des pantoufles fourrées de lapin. La maison sentait la béchamel. Elle résonnait de cris d’enfants et de femmes en colère.

Vila le fit entrer dans son bureau, une petite pièce où tout était en place comme si on n’y avait jamais touché. Ils se laissèrent avaler par les deux sofas de skaï marron, et, devant la photo que Carvalho lui tendit, Villa dit, étonné :

— M. Stuart Pedrell.

— Vous le connaissez ?

— Comment pourrais-je ne pas le connaître ? J’ai supervisé les travaux de tout le quartier, d’abord en tant que responsable d’un bloc, et puis de tout, parce que j’avais gagné la confiance de M. Planas. En revanche, je n’ai jamais eu de rapports avec M. Stuart Pedrell. Il n’est jamais venu voir les travaux. Quelle horrible mort ! Je l’ai apprise par les journaux.

— Ça vous dit quelque chose, le nom d’Antonio Porqueros ?

— Non.

— C’est, semble-t-il, vous qui avez recommandé ce monsieur à un marchand du quartier pour qu’il lui donne du travail.

— Ah ! Oui. Mais je ne l’ai jamais rencontré. Moi, c’est M. Stuart Pedrell qui me l’avait recommandé. Il m’a appelé un jour et il m’a dit qu’il lui fallait du travail et un logement pour un de ses amis d’enfance. Il m’a demandé d’arranger ça avec discrétion. Je n’ai jamais rencontré M. Porqueres.

— Un logement ?

— Oui.

— Et vous le lui avez fait avoir ?

— Oui.

— Où ?

— L’entreprise s’était réservé cinq ou six appartements dans le quartier. Ça sert parfois pour des employés de la maison. J’ai cédé l’un d’eux à M. Porqueres.

— Sans l’avoir vu.

— Sans l’avoir vu. Pour moi, une requête de M. Stuart Pedrell était un ordre. Je lui ai laissé les clés à la loge. Je ne sais même pas si ce monsieur continue à habiter l’appartement. M. Stuart Pedrell m’avait dit qu’il résoudrait les questions de loyer directement avec le bureau central.

— Quand il est arrivé malheur à M. Stuart Pedrell, il ne vous est pas venu à l’idée de vous intéresser à M. Porqueres ?

— Pourquoi ? Quel lien y a-t-il entre une chose et l’autre ? En plus, j’avais déjà oublié cette histoire. J’ai en tête les problèmes de milliers d’appartements. Vous savez combien de canalisations claquent tous les jours ? Combien de WC il faut déboucher en une semaine ? On dirait que ces maisons sont en papier.

— Ça n’est pas vous qui les avez construites ?

— Moi, j’ai mis ce qu’on m’a donné.

— C’est l’avocat Viladecans et Mme Stuart qui m’envoient, et il faut que je voie l’appartement qu’occupait Porqueres.

— Vous pouvez aller de ma part chez le concierge, ou, si vous voulez, je m’habille tout de suite et je vous accompagne.

— Ce n’est pas la peine.

— Je vais vous faire un petit mot pour faciliter la chose.

Il commença plusieurs rédactions, mais aucune ne lui convenait.

Il déchira trois ou quatre papiers. « Monsieur Garcia : faites ce que vous demandera ce monsieur. C’est comme si c’était moi. »

— Et si vous avez besoin de quelque chose, vous savez où je suis. Comment va M. Viladecans ? Toujours au tribunal, à se battre avec des affaires ? Je ne sais pas comment il peut supporter tous ces tribunaux. Chaque fois que j’y vais pour une histoire d’ici, ça me déprime. Moi je pense que c’est inhumain. Vous ne trouvez pas ? Et Mme Stuart ? Quel malheur ! Quel horrible malheur ! Moi, celui avec qui j’ai eu des contacts, c’est M. Planas, c’est lui qui venait le plus pour le chantier. Dites, c’est un cerveau. Il n’avait l’air de rien, et il avait tout le chantier dans la tête, du premier caillou au dernier sac de ciment. Ça c’est une grande réalisation. On pourra la critiquer tant qu’on voudra, n’est-ce pas ? Mais ces gens-là, avant, ils vivaient dans des baraques ou dans des sous-locations, ils vivaient mal, et maintenant ils ont au moins un toit. Et les appartements se sont détériorés prématurément parce que ces gens-là ne savent pas vivre. Tous les ascenseurs tombent en ruine parce qu’ils les font marcher à coups de pied. Il n’y a pas un seul coin en bon état. Il y a des rafistolages partout. Avec le temps, ces gens se civilisent, mais c’est dur, c’est dur, vous comprenez, pour eux c’est une autre vie.

— Vous avez eu de la chance de ne pas avoir eu des Zoulous.

— Ne riez pas. Il y a des Noirs de Guinée et d’ailleurs. Ce qui est incontrôlable, c’est tout le micmac des sous-locations. Il y a des appartements juste pour quatre où ils vivent à dix. On dit que c’est pour payer les traites, mais c’est aussi par laisser-aller. Quand il y en a pour cinq, il y en a pour vingt. Et vas-y que je te pousse, et c’est tout. En ce moment, j’ai un dossier plein de lettres anonymes dénonçant des sous-locations d’Argentins et de Chiliens qui n’ont pas des papiers en règle. D’où sont-ils sortis ? J’ai mis tout ça entre les mains de M. Viladecans. Ils s’enfuient de chez eux et ils se glissent où ils peuvent. Et s’ils s’enfuient, c’est bien pour quelque chose. On ne poursuit personne comme ça. C’est une source continue de problèmes. Et ensuite les réclamations. Ils ont toujours l’impression qu’on ne fait rien. Moi je leur dis : Barcelone ne s’est pas faite en huit ans, ni en un siècle, et ici, plus tard, ce sera une ville. Patience. La patience est un mot qu’ils ignorent.

En revanche, le concierge Garcia avait toute la patience dont manquaient les autres. Il sortit du fond de sa loge comme s’il essayait de s’habituer à l’air et à la lumière du dehors. Il prit le papier avec lenteur. Il le lut comme s’il s’agissait d’un traité sur la gastroentérite, et il fit même ce commentaire :

— C’est-à-dire…

— C’est-à-dire que je veux voir l’appartement où habitait M. Antonio Porqueres. Il est occupé ?

— Il est comme il l’a laissé. Moi, personne ne m’a dit le contraire. Moi, ici, je suis aveugle, muet et sourd si on ne me parle pas d’en haut. Entrez.

Sur la table de la salle à manger recouverte d’une plaque en verre, un enfant faisait ses devoirs avec ses mains et regardait la télé avec ses yeux. Le concierge se pencha sur le tiroir du buffet comme s’il avait à s’excuser auprès de ses reins. Les reins lui répondirent lentement. Les bras eux aussi secondèrent avec lenteur la lente gymnastique qui le faisait avancer dans le monde.

— Voilà la clé de l’appartement.

— Je veux le passe.

— Vous allez passer la nuit ici ?

— Je ne sais pas.

Il mit un certain temps à comprendre que la réponse de Carvalho ne lui laissait pas d’autre choix que de lui donner la clé, mais il le fit avec méfiance, la retenant entre ses doigts jusqu’à ce que Carvalho la lui arrache.

— Ça doit être très sale. Ma fille a fait l’appartement il y a un mois, mais comme personne ne m’a rien dit. Les affaires de M. Antonio sont dans sa chambre et sur le lavabo. Tout le reste était déjà ici quand il a emménagé. Allez-y seul. Je ne vous accompagne pas. Je peux à peine bouger.

— Je le vois bien.

— Un courant d’air. Il y a beaucoup de courants d’air dans cette loge.

Il semblait impossible que l’air puisse pénétrer dans cette crypte. L’enfant cria soudain 8 fois 4, 32 et l’écrivit rapidement sur le papier, comme si c’était vital. M. Garcia hocha la tête et chuchota :

— Toujours en train de faire du bruit. Je ne supporte pas le bruit.

Les mers du Sud
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