40

Il portait un jean et une veste en plastique noir couverte de faux argents : boucles, fermetures Éclair, rivets de métal lunaire – d’une lune en solde. Des chaussures à talons hauts pour surélever son corps nerveux ; mains dans les poches élimées de la veste, long cou penché, comme à l’affût devant la réalité dangereuse, cheveux courts, brillants et lisses encadrant un visage de jeune cheval. Il regarda Carvalho et tourna la tête comme si ce qu’il voyait ne lui plaisait pas. D’un haussement d’épaule il l’invita à le suivre.

— Ici, on ne peut pas parler. Allons dans un coin plus tranquille.

Il marchait en avant, par saccades, et chacun de ses pas ressemblait à un coup de fouet.

— Ne vous énervez pas. Vous n’allez pas vous fatiguer.

Carvalho ne lui répondit pas. Pedro Larios se retournait de temps en temps et lui souriait.

— On est presque arrivés.

Ils allèrent jusqu’au bout de la rue, et la solitude obscure de l’envers de San Magin leur tomba dessus. À peine distinguait-on, contre la lune, la silhouette de l’église. La voix de Julio Iglesias arrivait d’un juke-box voisin. Ils s’arrêtèrent sous le cône de lumière d’une lampe bercée par la brise au bout d’un pylône métallique. Pedro avait toujours les mains dans les poches. Souriant, il regarda à droite et à gauche, de l’ombre surgirent deux autres garçons, qui se placèrent de part et d’autre du détective.

— Il vaut mieux parler en compagnie.

Carvalho évalua le long corps sec de celui de gauche. Il le regarda dans les yeux. Ils étaient comme opaques, se refusant à voir ce qu’ils avaient à voir. Il ne savait pas non plus quoi faire de ses mains. Celui de droite était presque un enfant. Il le considérait, le nez froncé, tel un chien avant de mordre.

— Vous n’avez plus de voix ? Vous en aviez pourtant chez mon père. Un peu trop.

— Ce sont eux qui t’ont aidé ?

— À quoi faire ?

— À tuer celui qui sortait avec ta sœur.

Il battit des paupières. Ils se regardèrent entre eux.

— Que dalle.

— Ne t’égare pas mec, fais gaffe à ce que tu dis, explosa le plus jeune.

— Écoute. Je ne sais pas ce que mon père t’a dit, quoi qu’il t’ait dit, ce sont des bobards. Je n’aime pas les bavards, et toi tu es très bavard.

— Il a une gueule de bavard, confirma le jeunot.

— Finissons-en une fois pour toutes, dit l’échalas d’une voix entrecoupée.

— Moi, les mecs qui rappliquent quand on ne les siffle pas, j’aime pas ça. Et eux, non plus.

Ils firent deux pas en avant. Carvalho était à la portée directe de leurs bras, derrière lui il y avait la clôture d’une maison en construction. Le jeunot fut le premier à sortir son couteau. Il le promena sous le nez du détective. Pedro sortit le sien, déjà ouvert semble-t-il dans sa poche. L’échalas avança les poings, épaules en arrière, tête baissée. Le jeunot envoya un coup de couteau dans le visage de Carvalho. Il l’esquiva en reculant, et le plus grand se jeta sur lui, tandis que Pedro se disposait à l’attaquer de front. Le poing du plus grand atteignit sa figure au ralenti. Carvalho envoya un coup de pied au gamin qui hurla et se plia en deux. Il arrêta des mains l’assaut du grand et le renvoya contre Pedro qui s’approchait de lui. Le gamin revint à la charge, l’insultant, avec sa lame aveugle. Il lui prit le bras et le tordit jusqu’à ce qu’on entende un craquement et un cri de douleur.

— Il m’a cassé le bras ! La pute !

Les deux autres regardaient le bras ballant et mou du gamin. Comme fou, Pedro attaqua, tandis que le grand reculait. Le couteau ouvrit une fine entaille sur la joue de Carvalho. La grande gigue reprit courage et vint à la rescousse. Carvalho lui décocha un revers des deux poings. Sur ses phalanges brillaient les anneaux protecteurs. Quatre plaies sanglantes apparurent sur le visage cubique du grand gosse. Le détective se lança sur lui et le frappa des deux mains sur le visage, la tête. Dans sa chute, le garçon s’agrippa aux jambes de Carvalho et le fit tomber.

— Tue-le ! Tue-le, Pedro ! gueulait le gamin.

Pedro cherchait entre les deux corps enlacés un coin où enfoncer la lame. Carvalho se redressa sur son adversaire, lui serrant le cou par-derrière et lui piquant le visage de la pointe de son couteau.

— Tirez-vous, ou je le descends.

— Tue-le, Pedro, tue-le !

Le grand gaillard essayait de parler, mais le bras de Carvalho l’étouffait.

— Que le petit se taille. Toi, gamin de merde, taille-toi.

Pedro lui fit signe d’obéir. Le gamin disparut du cône de lumière et commença à jeter des pierres depuis l’obscurité.

— Il va nous canarder, cet animal !

Les pierres s’arrêtèrent, et le détective lâcha le cou de sa victime, la retourna brutalement, et quand il l’eut face à lui, il lui martela le visage et l’estomac de coups rageurs. L’échalas tomba à genoux, et Carvalho continua à lui taper dessus avec ses poings jusqu’à le faire s’effondrer. Il sauta par-dessus le corps et se retrouva face à Pedro. L’as du couteau marquait la distance avec son arme, et reculait peu à peu devant l’avancée de Carvalho. Celui-ci ôta son poing américain et de ses mains enfin libres il sortit le pistolet de sa poche. Il écarta les jambes, leva le bras droit, l’arme au poing, et visa Pedro en plein visage. Il voulait parler, mais sa respiration haletante ne le lui permettait pas. Sa poitrine et sa blessure à la joue lui faisaient mal.

— Allonge-toi. Allonge-toi par terre, ou je te fais sauter la cervelle ! Jette ton couteau vers moi. Attention à ce que tu fais.

Le couteau se détacha de la main de Pedro. Ensuite il se jeta par terre, prenant appui sur ses bras pliés pour surveiller les mouvements du détective.

— Colle-toi par terre, sale môme, colle-toi par terre. Écarte les bras et les jambes.

Pedro resta sur le sol comme un X sombre sous le cône de lumière. Le grand gaillard se traînait essayant d’atteindre l’obscurité. Carvalho le laissa partir. Il s’approcha de Pedro lentement, essayant de retrouver son souffle et de chasser le nuage rouge qui flottait entre ses tempes. Il lui décocha un coup de pied dans une jambe.

— Écarte-les davantage.

Le garçon au sol lui obéit. Carvalho le cribla de coups de pied avec fureur. Pedro les esquivait comme un animal électrique, mais les ruades l’atteignaient, lui écrasant l’estomac, les reins, cherchant follement son visage. Il entendait aussi les halètements de bête fatiguée et furieuse qui s’échappaient de la bouche entrouverte du détective. Un des coups atteignit sa tempe, et l’étourdit. Ensuite, il ne se sentit plus les autres chocs que de manière affaiblie, enfin dégagé de la responsabilité de se défendre, s’abandonnant une fois encore à sa malchance.

D’une main le détective lui leva la tête par les cheveux. Il le fit s’agenouiller puis se lever. Pedro Larios vit de très près le visage de son vainqueur, le sang sur sa joue. Celui-ci le prit par le col de sa veste et le fit avancer jusqu’à la clôture. Il le poussa pour le faire s’écraser contre le muret de briques. Derrière lui, Carvalho reprit sa respiration d’animal, à bout de souffle, l’air semblait crier de douleur en sortant de ses poumons. Pedro l’entendit tousser, puis vomir. Il tenta de se retourner, mais son corps ne lui obéit pas. Ses jambes tremblaient, et sa cervelle lui disait qu’il avait perdu. Il sentit à nouveau la chaleur humide qui sortait du corps de Carvalho. La voix du détective se fit entendre, plus sereine.

— Maintenant, avance vers la maison où habite ta sœur. N’oublie pas le pistolet. C’est déjà un miracle que je ne t’aie pas laissé raide, connard.

Pedro se mit en marche. Quand ils arrivèrent dans les rues animées, il se colla aux murs comme le lui ordonnait Carvalho à voix basse. Son instinct aussi lui en donnait l’ordre. Il devait avoir une sale allure, et il ne voulait pas se donner en spectacle.

Les mers du Sud
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