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— D’accord. Ça n’est peut-être pas très sport de le liquider en le traitant de grande gueule. Il l’est, oui et non ; on ne peut pas classer les gens dans une seule boîte.
Les yeux cachés dans la forêt de poils brillaient de satisfaction devant l’excellente disposition réceptrice de Carvalho. C’était comme si le détective était une toile blanche sur laquelle on pouvait peindre la silhouette de Stuart Pedrell.
— Comme tout homme riche et inquiet, Stuart Pedrell était regardant. Il recevait chaque année des dizaines de propositions d’ordre culturel. On lui a même proposé une université. Ou peut-être est-ce lui qui l’a proposée ? Je ne m’en souviens plus. Imagine-toi : des maisons d’éditions, des revues, des bibliothèques, des donations, des fondations. Dès qu’on sent l’argent et l’intérêt pour la culture, tu peux te figurer, surtout avec le peu d’argent qu’il y a dans ce domaine et le manque d’intérêt des riches pour le sujet. Et pour ça Stuart Pedrell faisait traîner les choses. Mais il était un peu espiègle. Il s’intéressait aux projets les plus variés, mettait les promoteurs dans le coup, et soudain, paf ! il se dégonflait et les laissait choir.
— Comment le considérait-on parmi les intellectuels, les artistes et les entrepreneurs ?
— Dans tous les milieux on le regardait comme un oiseau rare. Les intellectuels et les artistes ne l’aimaient pas parce qu’ils n’aiment personne. Le jour où nous autres intellectuels et artistes nous nous mettrons à aimer quelqu’un, ce sera la fin des artistes et des intellectuels. Ça voudra dire qu’on n’a plus d’« ego ».
— C’est la même chose pour les bouchers.
— Oui, s’ils sont patrons, mais pas s’ils sont employés.
Carvalho attribua à la troisième bouteille de vin la démagogie socio-freudienne d’Artimbau.
— Chez les riches on le respectait davantage parce que les riches de ce pays respectent ceux qui ont fait de l’argent sans trop forcer, et Stuart Pedrell était de ceux-là. Un jour il m’a raconté l’histoire de sa fortune, c’est à pisser de rire. C’était au début des années cinquante, tu connais l’histoire du blocus économique. Les matières premières rentraient chez nous au compte-gouttes, ou au marché noir. C’est alors que Stuart Pedrell a terminé ses études de droit et de gestion. Son père l’avait destiné aux affaires car ses frères avaient déjà fait leurs propres choix. Il se sentait mal à l’aise. Il a fait une étude du marché des matières premières en Espagne, et a découvert qu’elle manquait de caséine. Bon. Où trouvait-on de la caséine ? En Uruguay et en Argentine. Qui veut en acheter ? Il a fait l’inventaire des clients potentiels, et est allé les voir les uns après les autres. Ils étaient prêts à acheter si le ministère garantissait l’importation. Rien de plus facile. Stuart Pedrell a fait jouer ses relations, est même arrivé jusqu’aux ministres, et on lui a ouvert la porte du ministère concerné : le Commerce. Le ministre du Commerce a trouvé la chose très patriotique, Stuart Pedrell la lui avait présentée comme ça. Que pouvait faire l’Espagne sans caséine ? Que serions-nous devenus sans caséine ?
— Je préfère ne pas l’imaginer.
— Stuart Pedrell a pris l’avion pour l’Uruguay et l’Argentine. Il a discuté avec les fabricants au cours de réunions où il a pris un tour de reins à danser le tango ; de cette époque il avait gardé l’habitude de plaisanter avec l’accent argentin. Il le faisait toujours quand il était gai, quand il avait le cafard ou quand il jouait du piano.
— C’est-à-dire tout le temps.
— Non, non, tu exagères. Il avait obtenu la caséine à un prix raisonnable, et l’avait concédée à l’Espagne trois ou quatre fois plus cher. Une affaire juteuse. Là, il avait gagné ses premiers millions ; il les a employés ensuite pour mettre en marche tout le reste. Mettre en marche c’est une façon de parler, parce qu’il a eu l’astuce de s’associer avec des gens dynamiques qui contrebalançaient sa prise de distance critique. On pourrait dire qu’il était un entrepreneur brechtien, ce sont eux qui ont le plus d’avenir. Un entrepreneur aliéné n’a plus sa place dans l’avenir social-démocratique qui l’attend.
— Qui étaient ses associés ?
— À la base, il y en avait deux : Planas et le marquis de Munt.
— Celui-ci sent le fric.
— Il sent le fric et les relations. Un certain temps on a dit que le maire était derrière eux. Et pas que le maire : les banques, les sectes religieuses et para-religieuses. Stuart Pedrell avançait l’argent, laissait faire, laissait passer. Il y avait d’une part l’univers de ses affaires, de l’autre ses fréquentations intellectuelles. Après avoir fini de garnir ses réserves, et quand s’est trouvé assuré l’avenir de quatre générations, il est retourné à l’Université et s’est inscrit en philo et à Sciences-po de Madrid ; il assistait à des cours de socio à Harvard, à New York, et à la London School. Je crois même qu’il écrivait des vers qu’il n’a jamais publiés.
— Il n’a jamais rien publié ?
— Jamais. Il disait de lui-même qu’il était perfectionniste. Mais je crois qu’il manquait de talent. Ça arrive à beaucoup de gens. Ils ont tout pour commencer à créer, et ils découvrent qu’ils n’ont pas de talent. Alors ils transportent la littérature dans leur vie ou la peinture dans leur garde-robe. Certains de ces riches-là s’achètent des journaux ou des maisons d’éditions. Stuart Pedrell aidait deux malheureuses maisons d’éditions, mais pas trop. Il couvrait le déficit annuel. Une misère, pour lui.
— Et sa femme ? Pourquoi s’appelle-t-elle Mima ?
— Ça vient de Myriam. Ils s’appellent tous comme ça. Tous mes clients s’appellent Popo, Puli, Peni, Chocho, Fifi. La fatigue est élégante, et rien n’est plus fatigant que de prononcer un nom en entier. Mima était une inconnue. On aurait dit un appendice de Stuart Pedrell, en accord avec sa condition d’épouse un peu minette et riche d’homme riche et cultivé. Elle était toujours dans le ton quand elle s’asseyait ici ou dans le grand monde. Mais toujours silencieuse. Depuis la disparition de son mari elle n’est plus la même. Elle a déployé une énergie impressionnante qui préoccupe même ses associés. Stuart Pedrell était plus facile.
— Et Viladecans ?
— Je ne l’ai vu que lorsqu’il m’a payé. L’avocat classique, au courant de tout et qui permet à son chef de garder les mains propres.
— Des maîtresses ?
— Ça, c’est plus délicat. Qu’est-ce que tu veux : du passé, du présent ou du vin ?
— Du vin et du présent.
Artimbau rapporta une autre bouteille.
— C’est la dernière de cette série, et il renversa un bon peu du liquide en remplissant le verre de Carvalho. Le présent s’appelle Adela Vilardell. C’était la plus stable. Mais il y en a eu d’autres çà et là, des passades. Dernièrement, elles étaient plus jeunes que de rigueur. Stuart Pedrell avait cinquante ans et pratiquait le classique vampirisme érotique. Je peux te mettre sur la piste d’Adela Vilardell, sur celle des passades, non.
— Tu le connaissais bien ?
— Oui et non. Un peintre peut assez bien connaître ce genre de types surtout quand ils sont ses clients. Ils se vident le cœur et le portefeuille. C’est un double exercice très révélateur.
— Les mers du Sud.
— Son obsession. Je crois que ça l’a pris en lisant un poème sur Gauguin. À partir de là, il a poursuivi le mythe de Gauguin. Il a même acheté une copie du film interprété par George Sanders, je crois que ça s’appelait La Superbe, et il se le projetait chez lui.
Carvalho lui tendit la page de vers trouvée parmi les papiers de Stuart Pedrell. Il traduisit les vers de The Waste Land.
— Sais-tu d’où peuvent sortir ces vers italiens ? Ils te font penser à quelque chose d’autre ? À quelque chose que Stuart Pedrell t’aurait dit ?
— « Lire jusqu’à la nuit tombée, et en hiver voyager vers le Sud », je le lui ai entendu dire souvent. C’était son leitmotiv d’éthylique. Mais l’italien ne me dit rien.