1

— On s’en va.

— Moi, je ne me fatigue pas à remuer ma carcasse.

— On va se la remuer autrement.

Loli gonfla ses joues pour sourire, et souffla en l’air en soulevant sa frange style Olivia Newton-John.

— Tu es en chaleur.

— C’est pour aujourd’hui, nénette.

Gueulenoire se redressa sur ses jambes arquées.

La voûte style interplanétaire du local se déployait en arc fluorescent au-dessus de sa tête. Il remonta son pantalon et avança sur ses jambes encore tout agitées jusqu’au comptoir. Les garçons servaient miraculeusement à tâtons. Des tas écroulés sur le comptoir, nœuds de bras et de langues, se transformaient soudain en couples alanguis. Gueulenoire donna un petit coup de poing sur l’un des tas.

— Leveau, debout, ta sœur et moi, on s’en va.

— Salaud. Tu m’as coupé mes effets.

Tachedeson avait déjà rentré sa sale langue, et essayait de l’utiliser pour se plaindre de l’intrusion de Gueulenoire.

— Ça va, si vous ne voulez pas aller faire un tour en voiture, tant pis pour vous.

— En voiture ? Gueulenoire, arrête tes salades, je veux passer la nuit en paix.

— J’avais un peu reluqué une céixe bleue…

— Une céixe ! Ça change tout, chuis jamais monté dedans.

— Une céixe ! s’écria Tachedeson les yeux perdus dans de lointains horizons.

— En plus, je crois bien qu’elle avait le téléphone. C’est plus une voiture, c’est une suite, mec. On peut baiser tous les quatre dedans, et les roues tiennent le coup.

— Ça, ça me plaît, dit Leveau en riant. J’appellerai la vieille : allô la tante, je suis en train de baiser dans une céixe !

— Sortez avec Loli et attendez-moi au coin de l’usine de cartons.

Gueulenoire traversa la piste de bal sous le crépitement des rafales lumineuses. On aurait dit que du sol blanc il recevait des décharges électriques dans les jambes, et qu’elles le traversaient jusqu’à la pointe de ses cheveux frisottés.

— Tu es encore là, mec, tu as l’air d’une boîte aux lettres, dit-il au portier en passant.

— Tu me remplaces, et je rentre me trémousser. Voyou !

— La ferme.

Gueulenoire se sentit protégé par l’obscurité, au fur et à mesure qu’il s’éloignait du dancing, et du clignotement de son enseigne lumineuse. Il glissa la main dans la poche droite de son pantalon, et palpa le crochet appuyé sur l’arrondi de sa couille qu’il caressa de l’intérieur de sa poche. Puis il sortit la main, empoigna sa marchandise comme pour la recentrer ou en vérifier les amarres. Il arriva à la hauteur de la céixe l’air dégagé, introduisit le crochet et ouvrit la portière, qui sauta un peu, graissée comme la porte d’un coffre-fort. La voiture sent le cul de femme riche, pensa Gueulenoire. Nom de Dieu ! des cigares. La consécration ! une fiole de whisky. Il ouvrit le capot, relia les fils comme on caresse des cheveux. Il ferma le capot. Il s’assit dans la voiture avec l’aisance et le chic supposés du propriétaire. Il se suspendit au goulot de la bouteille de whisky, alluma un cigare. Il démarra en douceur, puis tourna brusquement le volant, pour que l’on entende la voiture virer en direction du coin de la rue. Entre les murs de vieilles briques et les voitures garées, il arriva là où Loli, Leveau et Tachedeson l’attendaient. Loli s’enfonça dans le siège avant tandis que les trois portières claquaient.

— La prochaine fois, tu me préviens. Faucher une voiture, c’est toute une histoire, je ne marche pas.

— Toi, tu ne marches pas, mais moi je roule comme un rupin.

— Pour sûr, Gueulenoire, s’exclama Tachedeson en riant à l’arrière de la voiture.

— Ensuite, c’est moi qui dois faire le tapin quand on le met en taule.

— Si tu tapines, c’est parce que ça te plaît.

— Nom de Dieu quelle voiture ! où allons-nous ?

— On va baiser à Vallvidrera.

— Moi je préfère baiser au pieu.

— C’est mieux de faire ça dans l’odeur des pins, dit Gueulenoire, et il glissa sa main libre dans le décolleté de Loli pour pétrir un sein dur et plantureux.

— Ne passe pas par le centre de San Andrès, ça doit être plein de flics.

— Doucement. Ces mecs, ils puent la décontraction. Faut rester comme si vous étiez nés dans cette bagnole.

— Qu’est-ce que tu fumes Gueulenoire ? Tu vas en pisser au lit, t’as pas l’âge pour ces cigares.

Gueulenoire prit la main de Loli et la posa sur sa queue.

— Et pour ce cigare-là, j’ai l’âge ?

— Cochon !

Loli souriait, mais elle retira la main comme si elle avait touché une prise électrique. Leveau se pencha vers l’avant et concentra son attention sur l’itinéraire de Gueulenoire.

— Ne va pas vers le centre, bordel. C’est plein de patrouilles.

— N’aie pas les jetons, mec.

— Il n’est pas question de jetons.

— Veau a raison, remarqua Tachedeson. Mais Gueulenoire se dirigeait vers la promenade de San Andrès, et débouchait sur la place de la Mairie.

— Putain…

Le cri d’impuissance de Leveau fit sourire Gueulenoire.

— C’est rien, mec. Pas d’affolement. Surtout pas d’affolement.

— Regarde-les !

Loli avait vu le panier à salade garé au coin de la Mairie.

— Sages…

Gueulenoire arqua les sourcils l’air de rien, et passa près du fourgon.

Un béret bougea. On vit apparaître le profil d’un visage jauni par la lumière d’un réverbère que faisait bouger le poids d’un panneau de propagande électorale : « Rentre avec nous à la Mairie. » Sur le visage jaune, l’image des sourcils arqués s’imprima. Ses yeux sombres devinrent, semble-t-il, plus petits.

— Il t’a vu.

— Ils regardent toujours comme ça. Ils jouent les grands seigneurs. Tu leur colles un béret, et ils pensent que le monde entier leur appartient.

— Ils nous suivent ! cria Tachedeson, la tête tournée vers la vitre arrière.

L’œil gauche de Gueulenoire se vissa dans le rétroviseur latéral, et y rencontra les phares jaunes et la lumière tournante du panier à salade.

— Je te l’avais dit, pédé, t’es un pédé et un bêcheur.

— Ferme ta gueule, Leveau, ou je te la casse. On va bien voir s’ils m’attrapent.

Loli cria et s’accrocha au bras de Gueulenoire. Un coup de coude l’envoya promener, et elle se mit à pleurer, recroquevillée contre la portière.

— C’est ça ! Ce salaud-là accélère ! Arrête-toi, nom de Dieu, arrête-toi, et barrons-nous ! Tu veux qu’ils nous flinguent ?

Les appels lumineux du fourgon devinrent sonores. Il envoyait des rafales de lumière et de bruit pour faire arrêter la céixe.

— Il faut se barrer !

Gueulenoire accélérait, et l’univers s’approchait dangereusement du nez de la voiture, comme s’il grandissait et allait à sa rencontre. Il tourna, et se retrouva sans l’espace nécessaire, entre la file de voitures garées à sa droite, et une mini qui avançait son arrière-train vers l’entrée de la rue et ce fut le choc. Loli alla buter la tête la première contre le pare-brise. Gueulenoire recula, et, avec l’arrière de sa voiture, cogna quelque chose qui répondit par une énorme plainte métallique. Gueulenoire l’entendit à peine, ses oreilles étaient pleines de la sirène toute proche, et quand il entra enfin dans l’axe de la rue, ses bras tremblaient. La voiture commença à zigzaguer entre les autos garées des deux côtés, qu’elle heurtait. Soudain le volant resta bloqué entre les bras en coton de Gueulenoire. Les portières arrière s’ouvrirent, et Leveau et Tachedeson sortirent.

— Haut les mains, haut les mains ou je vous descends !

Gueulenoire entendit les pas se rapprocher, Loli pleurait, hystérique, le nez et la bouche pleins de sang, sans quitter sa place.

Gueulenoire sortit, les mains en l’air, et quand il se redressa, le flic était déjà sur lui.

— Tu vas te la rappeler, cette bamboula. Les mains sur la voiture !

Ils le fouillaient partout, et Gueulenoire eut juste le temps de sortir de son K.O. pour se rendre compte qu’ils faisaient la même chose à Leveau quelques mètres plus loin, et que Tachedeson ouvrait son sac devant un autre agent.

— Y a une fille blessée, dit Gueulenoire, et il montra Loli qui était sortie de la voiture et continuait à pleurer des larmes et du sang, les fesses appuyées sur le panier à salade.

Le policier détourna un instant son regard à la recherche de Loli, et Gueulenoire lui envoya un gnon. Il s’élança, en courant à toute bourre, les talons contre les fesses, les bras agités comme des pistons, pour se frayer un passage dans la nuit. Coups de sifflet, re-coups de sifflet. Des insultes bouffées par la distance. Il tourna plusieurs coins de rue, sans perdre de l’ouïe les bruits de poursuite derrière lui. Il respirait un air humide et rugueux, à grosses goulées. Ça lui brûlait les poumons. Les ruelles se succédaient sans porche d’accueil. De hauts murs de brique sèche, ou tartinés d’un ciment sableux et grisâtre.

Soudain, il déboucha sur la rue principale de San Andrès, et toutes les lumières de la création dénoncèrent un fuyard en équilibre sur une jambe, freinant de l’autre.

À quelques mètres, la sentinelle qui montait la garde devant la guérite de la caserne le regardait avec surprise.

Gueulenoire s’élança vers la chaussée et traversa la promenade illuminée, à la recherche des endroits déserts qu’il devinait du côté de la Trinidad. Il lui fallait faire une halte, car il s’étouffait, il avait un point de côté, et la brûlure de l’air dans ses poumons lui donnait presque la nausée. Une vieille porte de mauvais bois, cuite par la pluie et le soleil, clôturait un terrain à bâtir. Gueulenoire utilisa les anfractuosités du bois pour s’agripper, et commencer une ascension à la force des poignets. Ses bras étaient trop tendus par le poids de son corps, et il retomba, à quatre pattes. Il recula, prit son élan et se jeta contre la porte, pour engager une lutte désespérée avec le bois branlant. L’arête de la porte à la hauteur de l’aine, il fit un dernier effort, qui le fit chuter le long d’une pente argileuse hérissée de cailloux invisibles. Il se mit à genoux, et se retrouva dans les fondations d’une maison en construction. La porte qu’il avait escaladée couronnait la pente, et le regardait comme un intrus.

Ses yeux fouillèrent une obscurité mitée, et découvrirent la vétusté du chantier abandonné. Tous les coups aveugles qu’il s’était donnés le faisaient déjà souffrir, il avait toutes les articulations distendues, il était trempé de la sueur froide du désespoir. Il chercha un coin où se cacher, pour le cas où ils auraient l’idée d’entrer dans le chantier. Et c’est alors qu’il vit la tête appuyée sur des décombres, les yeux grands ouverts qui le regardaient, et les mains comme des escargots de marbre tournées vers le ciel.

— Bordel de Dieu ! cria Gueulenoire en sanglotant.

Il s’approcha de l’homme et s’arrêta à un pas de cette mort plus qu’évidente. L’homme ne le regardait plus. Il semblait attacher son regard obsédé à la vieille porte, comme si elle avait été son dernier espoir avant de mourir.

Derrière la porte, les sifflets arrivèrent, suivis de coups de frein, de cris de poursuite et d’alarme.

Le cadavre et Gueulenoire semblaient tous deux mettre leur espoir dans la porte. Soudain, quelqu’un commença à la pousser, et Gueulenoire lâcha des larmes dans un Hiii hystérique qui lui venait de l’estomac. Il chercha un tas de ruines pour s’y asseoir et attendre l’inéluctable.

Il contemplait le cadavre et lui faisait des reproches.

— Cocu, tu m’as eu dans l’os, salaud. Il ne me manquait plus que toi cette nuit.

Les mers du Sud
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