7

L’atelier d’Artimbau était rue Baja de San Pedro. Carvalho fit l’expérience bien connue de la nervosité devant le poste de police rue Layetana. De cette boîte il ne gardait que de mauvais souvenirs, et on aurait beau lui faire un nettoyage démocratique, ça resterait le sombre château de la répression. C’est un sentiment tout à fait contraire qu’éveillait en lui la rue Layetana elle-même, avec son air timide de vouloir ressembler à un Manhattan barcelonais, ce qu’elle ne pourrait jamais être. C’était une rue d’entre-deux-guerres, avec le port à un bout, et à l’autre la Barcelone ouvrière de Gracia. Elle avait été tracée de manière artificielle pour permettre le passage du nerf commercial de la métropole, et avec le temps elle était devenue la rue des syndicats et des patrons, des flics et de leurs victimes. Elle comptait en outre une Caisse d’Épargne, et le monument avec jardin sur fond néo-gothique dédié à l’un des comtes les plus valeureux de Catalogne.

Carvalho s’avança en direction de la rue Baja de San Pedro. Un porche avec concierge et patio dans le fond ; il y entra et gravit le grand escalier très usé qui reliait des paliers décrépis sur lesquels s’ouvraient des ateliers d’architectes débutants, d’artisans en instance de retraite, de simples boutiques de cuir ou de cartonnage qui profitaient de l’espace généreux de ces vieilles demeures seigneuriales fragmentées en appartements.

Carvalho s’arrêta devant une porte peinte d’optimistes ornementations vertes et lilas. Il frappa et attendit qu’on lui ouvre, ce qui fut fait par un petit vieux lent et silencieux, au tablier couvert de poussière de marbre. Il lui ouvrit en grand et d’un signe de tête l’invita à entrer.

— Vous savez qui je viens voir ?

— Ça doit être Francesc. Moi, personne ne vient jamais me voir.

Le petit vieux rentra dans une petite pièce volée à l’immense studio dont les murs avaient bien quatre mètres de haut. Carvalho avança et il aperçut enfin Artimbau sur le point de peindre une fille qui enlevait son pull. Le peintre se retourna surpris, et mit un certain temps à lire le passé sur le visage de Carvalho.

— Merde ! Toi ici !

Le visage d’enfant brun, auréolé d’une épaisse chevelure et d’une barbe noire, semblait sortir du tunnel du temps. Le modèle avait baissé son pull pour cacher deux seins blancs, cireux, deux hémisphères solides et durs.

— Ça sera tout pour aujourd’hui, Remei.

Le peintre étreignait Carvalho, lui tapait dans le dos comme s’il avait retrouvé en lui un morceau de son propre corps.

— Tu restes manger. Si tu aimes ce que je cuisine.

Il lui montra une cuisinière à gaz butane sur laquelle fumait une casserole en terre. Carvalho leva le couvercle et fut assailli par l’arôme d’un étrange ragoût sans pommes de terre, dans lequel il y avait autant de légumes que de viande.

— Je dois faire attention à ma ligne, et je ne mets pas de pommes de terre, et très peu d’huile. Mais le résultat est convenable.

Le peintre tâtait son estomac rondelet, petit toboggan sur un corps pas très gras. Le modèle prit congé, susurrant un au revoir et coulant un long regard insistant en direction de Carvalho.

— J’aimerais savoir peindre un regard comme ça, dit en riant Artimbau quand le modèle disparut. Maintenant, je peins des gestes. Des mouvements du corps. Des femmes en train de s’habiller ou de se déshabiller. Je reviens au corps humain après m’être occupé de la société. Bon, après m’en être occupé en tant que peintre s’entend. Je suis toujours au Parti. Je peins sur les murs avant les élections. L’autre jour j’ai peint au Clot(6). Et toi ?

— Moi, je ne peins pas.

— Ça je le sais, je te demande si tu milites.

— Non, je n’ai pas de parti. Je n’ai même pas un chat.

C’était une réponse toute faite qui peut-être dans le passé aurait pu traduire la vérité. Mais à présent non. Carvalho pensa : j’ai une chienne, il faut bien commencer ; est-ce que je finirai par avoir autant de choses que les autres ? Artimbau avait des choses : il était marié, avait deux fils. Peut-être sa femme viendrait-elle manger, bien qu’il n’en soit pas sûr. Il lui montra ses tableaux, et un album de dessins sur l’agonie de Franco. Non. Il savait bien que ça restait encore impubliable.

Il essaya de tirer en échange des informations et des confidences sur la vie de Carvalho. Celui-ci résuma vingt ans en une seule phrase : il était allé aux États-Unis et travaillait comme détective privé.

— La dernière chose à laquelle je m’attendais. Détective privé !

— Je viens justement te voir pour affaire. Un de tes clients.

— Il a découvert un faux ?

— Non, il est mort, assassiné.

— Stuart Pedrell.

Carvalho acquiesça et se prépara à écouter un Artimbau toujours loquace. Mais celui-ci par contre semblait s’être réfugié dans une certaine réserve. Il posa les assiettes sur un guéridon de marbre aux pieds en fer, et sortit une bouteille de Berberana Grande Réserve – pour fêter ça, en l’honneur de Carvalho. Celui-ci était content comme chaque fois qu’il découvrait un nouveau cas de corruption gastronomique. Le peintre enleva la casserole du feu avec des gestes parcimonieux. Téléphona à sa femme. Elle ne viendrait pas. Il remplit les assiettes du ragoût diététique et reçut avec grande satisfaction les compliments de Carvalho.

— C’est excellent.

— Les légumes, artichauts, petits pois, donnent leur propre jus, et permettent la cuisson avec moins de matière grasse. La seule hérésie diététique, ça reste le verre de cognac que j’ajoute, mais que les médecins aillent se faire foutre.

— Qu’ils aillent se faire foutre.

Carvalho ne poursuivit pas sur le sujet, attendant qu’Artimbau en revienne à la question Stuart Pedrell. Le peintre mâchait lentement, et conseillait à son invité de faire de même. On digère mieux, on mange moins, on maigrit.

— Parler d’un client, c’est toujours délicat.

— Ce client-là est mort.

— Sa femme m’achète encore des choses. À un meilleur prix que le mari.

— Parle-moi de la femme.

— C’est encore pire, c’est un client vivant.

Mais la bouteille était déjà finie, et le peintre en ouvrait une autre qui fut aussitôt à moitié vide, grâce à la soif des convives et à la taille des verres, sans doute destinés par le fabricant à recevoir de l’eau.

— La femme est pas mal.

— Je l’ai déjà vue.

— Je lui ai proposé de la peindre nue mais elle n’a pas voulu. C’est une femme de classe. Elle a apparemment plus de classe que lui. Ils étaient tous deux riches de tous les côtés. Ils avaient une éducation extraordinaire, et ils ont évolué de manière si différente que ça donne une multiplicité d’expériences. Par exemple, moi j’étais son peintre attitré, et l’ancien maire était l’un de ceux qui tiraient les ficelles de ses affaires immobilières. Ils pouvaient dîner à la place où tu es, avec moi et ma femme, de quelque plat que j’avais cuisiné, ou recevoir chez eux des invités comme Lopez Bravo ou Lopez Rodo, ou n’importe quel ministre de l’Opus(7). Tu comprends ? Ça donne une certaine assise. Ils skiaient avec le roi, et fumaient un joint avec des poètes de gauche à Lliteras.

— Tu as peint la fresque ?

— Ah ! tu es au courant ? Non. Nous étions en pourparlers quand il est mort, mais on n’était arrivés à rien de concret. Lui voulait quelque chose de très primitif, avec la fausse candeur de Gauguin peignant les Canaques, mais transporté dans le contexte spécifique de l’Ampurdan, où se trouve Lliteras. Je lui ai proposé de nombreux projets, qui ne lui plaisaient pas tout à fait. Moi j’étais encore dans tous les machins sociaux, et je faisais peut-être quelque chose de trop revendicatif, la paysannerie et tout ça. Mais je m’en suis aussi désintéressé parce qu’ici, entre nous, il était un peu grande gueule.

La deuxième bouteille avait disparu derrière la cravate d’Artimbau et de Carvalho.

— Grande gueule ?

— Oui, déclara-t-il, catégorique, et il s’en alla chercher une troisième bouteille.

Les mers du Sud
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