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Il fut reçu par une secrétaire style ancienne élève des bonnes sœurs en instance de mariage avec un jeune homme qui aurait été son fiancé depuis douze ans.

— Mme Stuart Pedrell m’a annoncé votre visite.

Il était dans le sanctuaire du défunt. Le bureau privé où il allait méditer, le bureau préféré aux quinze autres qui l’attendaient dans autant de sièges sociaux. Un style discrètement scandinave qui fut à la mode vers les années 65, corrigé par quelques maçonneries apparentes sur un mur tapissé de jute écru. Des abat-jour de parchemin huilé avec une touche orientale, une moquette de laine beige ; au-dessus de la porte du fond, un feu de circulation, chose étrange dans un bureau. Il était là, toutes lumières éteintes, tel un robot ailé mort, piqué au mur comme un papillon de collection. Devant l’étonnement de Carvalho, l’ancienne élève des bonnes sœurs précisa :

— M. Stuart Pedrell l’utilisait pour faire rentrer ou non ceux qui étaient dans le bureau de réception, nous et les visiteurs.

Carvalho s’avança jusqu’au feu, attendant le mira cle de sa résurrection, il s’arrêta même un instant avant de pousser la porte du sanctuaire. L’homme et le feu se regardèrent sans réaction.

Finalement l’homme poussa la porte et pénétra dans le bureau, tandis que la secrétaire déployait les persiennes de papier.

— Excusez-moi, mais à présent le bureau est fermé et tout rempli de poussière. On ne fait plus le ménage qu’une fois par mois.

— Vous étiez la secrétaire de M. Stuart Pedrell ?

— Oui. Ici, oui.

— À quoi destinait-il ce bureau ?

— À écouter de la musique. À lire. À recevoir ses amis intellectuels et artistes.

Carvalho se prépara à inventorier les livres scrupuleusement alignés sur des rayonnages scrupuleux, les tableaux de maître accrochés aux murs, le meuble-bar avec frigo encastré, le fauteuil relax Charles Eames, nec plus ultra des fauteuils relax de la société patriarcale moderne.

— Laissez-moi seul.

La secrétaire sortit, satisfaite d’avoir reçu un ordre aussi énergique. Carvalho commença par les livres. Beaucoup étaient en anglais. Les Paradigmes de la Science de Kung, The Waste Land de Eliot, Melville, des théologiens allemands, Rilke, des Américains de la contre-culture, une édition des œuvres complètes de Huxley en anglais, Maritain, Emmanuel Mounier, Pour Marx. Fixées au mur par des punaises, il y avait aussi des coupures de journaux jaunies. Les unes concernaient l’actualité littéraire vue par le supplément littéraire du Times. D’autres étaient des nouvelles surprenantes, surprenantes pour Stuart Pedrell. Par exemple les déclarations de Carillo sur l’abandon du léninisme par le PC espagnol, ou l’annonce du mariage de la duchesse d’Albe avec Jésus Aguirre, directeur général de Musica. Çà et là piquées sur les boiseries, des cartes postales avec des reproductions de Gauguin. Et, sur le mur, en alternance avec les tableaux du maître, des cartes des océans, un immense Pacifique criblé d’épingles, jalons d’un itinéraire rêvé.

Sur la table de palissandre, un verre d’ivoire sculpté, plein de toutes sortes de crayons, stylos, feutres ; sur une écritoire de bronze ancien, un paradis pour bricolage(5) d’écolier : des gommes de toutes les couleurs, des plumes, des porte-plumes, des lames Gillette, des crayons Hispania bleu et rouge, une boîte de peinture Faber, et même des plumes pour écrire en gothique ou en ronde, comme si Stuart Pedrell s’était adonné à des exercices de calligraphie, ou à des illustrations de devoirs scolaires. Dans les tiroirs, des coupures de presse, et parmi elles un poème découpé dans une revue poétique : « Gauguin ». Il y était question, en vers libres, de l’itinéraire de Gauguin depuis l’abandon de sa vie bourgeoise d’employé de banque jusqu’à sa mort aux îles Marquises dans l’univers sensoriel qu’il restitua sur ses tableaux.

« Exilé aux Marquises
il connut la prison soupçonné
de ne pas être soupçonnable.
On le prenait à Paris pour un fieffé snob
quelques indigènes étaient seuls à connaître
son impuissance passagère
et que l’or de ses corps était un prétexte
pour oublier les sièges noirs des églises
le coucou d’une salle à manger de Copenhague
un voyage à Lima avec une triste mère
les bavardages pédants du café Voltaire
et surtout
les vers incompréhensibles de Stéphane Mallarmé.

Ainsi s’achevait ce poème, d’un auteur dont le nom ne dit rien du tout à Carvalho. Il ouvrit le sous-main de cuir fin couleur Corinthe, posé comme un plateau sous la poitrine de celui qui s’asseyait au bureau. Des notes manuscrites sur des questions économiques. Des factures d’objets personnels, allant du livre à la crème à raser. Un prospectus en anglais attira l’attention de Carvalho :

« I read, much of the night, and go south in the winter. »

Et dessous :

« Ma quando gli dico
ch’egli tra i fortunati che an visto l’aurora
sulle isole più belle terra
al ricordo sorride e risponde che il sole
si levaba che il giorno era vecchio per loro. »

Enfin :

« Più nessuno mi porterà nel sud. »

Le détective traduisit mentalement :

« Je lis jusqu’à la nuit tombée, et l’hiver je pars en voyage vers le sud. »
« Mais quand je lui dis
qu’il compte au nombre des bienheureux qui ont vu l’aurore
sur les îles les plus belles du monde
il sourit à ce souvenir et répond que lorsque le soleil
se levait, le jour était déjà vieux pour eux. »
«
 Désormais personne ne m’emmènera vers le sud. »

Il chercha un éventuel sens cabalistique aux trois groupes de vers, puis se plongea dans l’univers propice de Charles Eames, non sans avoir ouvert auparavant le meuble-bar et s’être servi un verre de Porto Fonseca de dix ans d’âge.

Stuart Pedrell n’avait pas mauvais goût. Carvalho tourna et retourna ces quelques vers. Leur combinaison pouvait traduire une simple frustration, ou peut-être était-elle la clef d’un projet évanoui avec la mort de celui qui l’avait formé. Il fourra le papier dans sa poche. Jeta un œil dans les coins, même derrière les coussins du canapé et des fauteuils, et retourna vers le mur où s’étalait la carte de l’océan Pacifique. Il suivit l’itinéraire fléché : Abou Dhabi, Ceylan, Bangkok, Sumatra, Java, Bali, les Marquises…

Voyage imaginaire, voyage réel. Il examina ensuite tout le matériel audiovisuel placé à gauche sur la table de Stuart Pedrell. De la très haute fidélité. Un minitéléviseur de table incorporé dans un minicassette américain. Il essaya tous les magnétophones, au cas où il aurait enregistré quelque chose. Rien. Il regarda les cassettes de musique classique et de néo-symphonie rock dérivée des Pink Floyd. Aucune piste.

Il appela l’ancienne élève des bonnes sœurs, qui entra dans la pièce à petits pas, comme si elle craignait de perdre la dignité requise pour l’entrée dans le temple.

— M. Stuart Pedrell avait-il pu retenir un billet de voyage avant de mourir ?

— Oui, pour Tahiti.

— Directement ?

— Non, par Aerojet, une agence.

— Il avait déjà versé un acompte ?

— Oui. De plus il avait commandé des chèques de voyage pour une somme considérable.

— Combien ?

— Je ne sais pas. Mais elle couvrait tous ses frais de séjour pour un an ou plus à l’étranger.

Carvalho regarda à nouveau les tableaux accrochés. Des peintres tout à fait contemporains. Le plus vieux, Tapiés, la cinquantaine, le plus jeune, Viladecans, la trentaine. Une signature lui fut familière : Artimbau. Il l’avait connu dans l’étape de l’antifranquisme, juste avant de s’enfuir aux États-Unis.

— Ces peintres venaient ici ?

— Ici, il venait beaucoup de gens célèbres.

— Vous en connaissiez certains de nom ?

— Oui, quelques-uns.

— Celui-ci, Artimbau ?

— C’était le plus sympathique. Il venait souvent. M. Stuart Pedrell voulait lui commander une fresque très importante dans sa propriété de Lliteras. Un énorme mur de soutien enlaidissait beaucoup le paysage, et M. Stuart Pedrell voulait que M. Artimbau le décore.

Les mers du Sud
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