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M. Briongos sentait l’omelette nature, et le soupçon d’huile qu’il tentait de frotter sur son menton à l’aide d’un mouchoir ne pouvait être qu’un soupçon d’huile de friture de ladite omelette. Il avait l’air d’un croupier de ferry-boat du Mississippi déchu à cause d’un ulcère à l’estomac. Maigre, chauve, avec de longs favoris et des yeux immenses comme ceux de sa fille. Il distribuait les places et les gens comme s’il invitait Carvalho à entrer dans un château gigantesque, ordonnant à sa famille et à ses serviteurs de regagner leurs appartements. La pièce était le calque de celle qu’occupait le salon écossais dans l’appartement de Porqueres. Il n’y avait presque plus de place entre le téléviseur ventru et couronné d’antennes, une volumineuse salle à manger néo-classique, des chaises, un vaisselier et deux gros fauteuils de skaï vert occupés par deux garçonnets et une fillette le bout des doigts dans un pot de confiture.
— Arrêtez le téléviseur, et à vos chambres. Je dois parler avec ce monsieur.
Le regard écrasant du père mit un terme aux protestations des enfants. La dame mexicaine avait opté pour apprendre à monter à cheval, et elle pouvait ainsi accompagner son mari, le cow-boy. Sur la table, des assiettes sales que commença à retirer une femme trapézoïdale aux cheveux mal teints en mèches platine et marron.
— Notre fille s’est encore fourrée dans des histoires ? Je dois vous prévenir que je n’ai rien à voir avec elle. Elle vit sa vie, et moi la mienne.
— Ah mon Dieu, mon Dieu ! grognait la femme sans interrompre son travail.
— Cette fille nous a donné beaucoup de chagrins et aucune satisfaction. Et on ne peut pas dire qu’on n’a pas essayé de la remettre dans le droit chemin. Mais que peuvent faire des parents avec tant d’enfants tout en travaillant ?
— Trop de lectures et de mauvaises compagnies, criait la femme depuis la cuisine, pour se faire entendre.
— La lecture, ça n’est pas mauvais, ça dépend de ce qu’on lit. Mais les mauvaises compagnies, ce n’est pas moi qui dirais le contraire. Allez dites-moi ce qu’elle a fait, je suis prêt au pire.
— Rien. Je crois qu’elle n’a rien fait. Ce n’est pas vraiment d’elle que j’aurais voulu vous parler, mais d’un de ses amis qu’elle avait l’année dernière.
— Elle en a eu tellement, tellement que j’en ai honte. Je ne sais pas ce qui me fait le plus honte, toute sa politique, ou qu’elle se soit fourrée au lit avec tous ceux qui ont bien voulu, depuis qu’elle a appris que ça sert à autre chose qu’à pisser. Excusez-moi, mais cette fille me met en boule.
— C’était un homme mûr. Il s’appelait Antonio Porqueres.
— Ah ! le musicien. Il vient nous demander pour le musicien, Amparo.
— Ah ! le musicien ! cria Amparo depuis la cuisine.
— Il était musicien ?
— On l’appelle le musicien parce qu’il est venu un jour et il a passé tout son temps à nous parler musique. Je venais de m’acheter un disque de Marcos Redondo, et il l’a regardé, ça l’a pris comme ça et il a commencé à parler musique. Quand il est parti ç’a été la rigolade. Solé, la petite que vous avez vue ici, est très marrante et elle a commencé à réinterpréter tout ce qu’il avait dit. À péter de rire. Un type très raide. Elle l’a amenée parce que sa mère mourrait de honte à force de s’entendre dire par tout le voisinage : « Alors, ta fille a un vrai fiancé ? » Et elle qui ne l’avait pas fait entrer chez nous. Je suis allé l’attendre à l’arrêt de l’autobus et je lui ai parlé bien clair : ne serait-ce que pour ta mère, présente-nous cet homme. Et elle l’a amené, un jour. Après, il est parti et il lui a laissé ce qu’il lui a laissé.
— Et vous savez ce qu’il lui a laissé ?
— J’ai les yeux au milieu de la figure.
— Ah ! Mon pauvre monsieur ! insista Amparo depuis la cuisine.
— Je suis allé l’attendre une autre fois à l’arrêt de l’autobus et je lui ai dit deux autres bonnes choses : tu te débrouilles avec ça, moi je ne veux rien savoir. J’en ai eu suffisamment comme ça dans ma vie avec l’histoire de Pedrito.
— Qui est Pedrito ?
— Mon fils. C’est une longue histoire. Quand j’avais déjà Ana, j’ai eu l’occasion d’aller travailler à un barrage de Valence. J’y suis parti sans ma famille et vous savez comment ça se passe.
— Monsieur n’a pas à savoir comment ça se passe.
Il y a homme et homme. Il y en a qui savent ce qu’ils ont à faire.
— Toi, tais-toi. Occupe-toi de tes affaires. Alors je me suis mis avec une fille de là-bas, et elle est morte en couches. Tout le village contre moi, et voilà, on m’a collé le gosse. Pourtant, tout le village y était passé, tous les hommes. Je suis revenu ici avec le môme et elle qui est une sainte femme, elle l’a accepté. Par malheur plus tard c’est devenu un vaurien, une mauvaise graine. Allez savoir d’où ça vient ! Que ce n’est pas mon fils, ça c’est sûr. Je m’en rends compte tous les jours davantage. Mais on peut toujours rire de la mauvaise graine. Ana est bien ma fille et regardez ce qu’elle est devenue. Pas plus Ana que Pedrito n’ont pu être mis au pas, et ça n’est pas faute de coups. Finalement, sur les conseils d’Amparo, nous avons mis Pedrito dans un foyer de jeunes délinquants : il n’y avait plus rien à faire, on n’en pouvait plus. Et lui, vas-y que je m’échappe, et nous, toujours à payer les pots cassés, et ça dure encore.
— Il vit avec vous ?
— Non, cria la femme depuis la cuisine d’un ton coupant, et elle ajouta :
« Il ne vivra pas ici tant que je serai là pour l’en empêcher.
— Et il a pourtant bon cœur.
— Ni bon ni mauvais, il n’a pas de cœur.
— N’exagère pas.
— N’en parlons plus de ce raté, parce que je vois rouge, et tu me connais.
Elle occupait toute la porte de la cuisine, elle avait l’air prête à fondre sur eux et à les écraser.
— La seule fois que vous avez vu Antonio Porqueres, c’est quand il vous a parlé musique ?
— La seule. Enfin. Une autre fois j’ai donné des places de cinéma, là où je travaille, à ma fille, et elle est venue avec lui. Je l’ai invité à boire une bière et il n’a pas voulu. Salut, salut. Et bonjour, bonsoir. C’est tout. Je ne l’ai jamais revu. Jamais plus.
Il essayait d’ouvrir à la fois ses yeux et son visage, pour que Carvalho puisse y vérifier l’authenticité de ses dires.
— Je peux parler avec votre fils ?
— Pour quoi faire ?
— Pour quoi faire ? répéta la femme qui était entrée avec fermeté dans la salle à manger.
— Peut-être, lui, a-t-il eu un autre contact avec ce monsieur.
— Il n’a eu aucun contact. Il ne l’a même pas vu quand il est venu ici. Demandez-le à Ana, elle vous le dira.
— C’est ça, demandez-le à Ana.
— Vous avez peur, je ne sais pas si c’est cette peur instinctive que l’on a quand on n’a jamais eu la sécurité d’un point de chute, mais vous avez peur.
— Pedro n’a de liens avec aucun d’entre nous.
— Avec personne.
— Ça fait des mois et des mois que nous ne l’avons pas vu. Je ne saurais même pas vous dire où le trouver.
— Il fait sa vie. Dans cette famille, tout le monde fait sa vie, sauf nous. Nous, toujours à dépendre des autres. N’est-ce pas Amparo ?
La femme partit à la cuisine les yeux embués, il se leva. L’audience était terminée.
Le détective lui laissa quelques numéros de téléphone.
— Si votre fils passe, dites-lui que j’aimerais parler avec lui.
— Nous ne le verrons pas. Je peux vous le dire presque à coup sûr.
Il l’accompagna jusqu’à la porte.
— On croit toujours bien faire avec les enfants, et de deux choses l’une : ou ils te le rendent mal, ou tu t’es trompé. Je n’y suis jamais arrivé avec ma fille. Qu’est-ce que je pouvais faire avec le garçon ? C’était un rebelle. Il me tenait déjà tête quand il n’était pas plus haut que trois pommes. Je lui envoyais deux baffes et il continuait à me regarder droit dans les yeux, bien droit. D’autres baffes et ça continuait pareil. Et quand c’était Amparo, il rendait. Un jour il lui a balancé le fer à repasser branché pour l’électrocuter, ce salaud. De dehors tout est rose. Le mettre dans un foyer ça a l’air d’un caprice, mais que pouvait-on y faire ? Il y a des hommes qui en sont sortis bien droits. Lui aussi peut-être quand il sera plus vieux, quand il aura une famille. Ce n’est pas vrai qu’il n’a pas de cœur. Au fond, il nous aime. La dernière fois que je l’ai mis dehors, il était venu en cachette apporter des bonbons aux petits. Quand il deviendra un homme et qu’il aura une famille, peut-être prendra-t-il de la jugeote…
« S’il a la chance que, lorsqu’il flanque deux baffes à son fils, on ne lui tienne pas tête, il est possible qu’il soit alors un homme équilibré.
— Dans son intérêt et dans le vôtre, dites-lui de venir me trouver.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Cherchez-le.