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Stuart Pedrell avait habité une maison du Putxet, une des collines qui dominaient autrefois Barcelone comme les collines romaines dominent Rome. À présent elles étaient toutes couvertes d’un tissu continu de résidences pour la moyenne bourgeoisie avec, de-ci, de-là, un dernier étage duplex pour la haute bourgeoisie parfois liée aux anciens résidents des manoirs de l’endroit. Le duplex pour le « petit » ou la « petite » avait été le joli cadeau généralisé, à la portée des propriétaires des manoirs rescapés ; aussi joli et généralisé que ce qui se pratique du côté de Pedralbes et de Sarria, derniers contreforts où la très haute bourgeoisie s’est maintenue dans ses vieux manoirs dignes et a essayé de garder ses couvées dans des logements voisins.

La maison de Stuart Pedrell venait de l’héritage d’une grand-tante sans enfants, qui lui avait laissé cette bâtisse fin de siècle, réalisation d’un architecte inspiré par le style métallique anglais. Les grilles étaient déjà une déclaration de principes, et une crête de fers forgés, surchargés comme la crinière d’un dragon vitrifié, parcourait la colonne vertébrale d’un toit de céramique. Des fenêtres néo-gothiques, des façades dissimulées sous le lierre, des meubles de bois laqué blanc garnis de tissu bleu, le tout dans un jardin rigoureux, où une haute et élégante haie de cyprès encadrait la liberté surveillée d’un petit bois de pins et la géométrie exacte d’un mini-labyrinthe de rhododendrons. Par terre, du gravier et du gazon. Un gravier habitué à crisser à peine sous les roues ou sous les pas. Un gazon presque centenaire, bien nourri, brossé, coupé, un vieux manteau douillet sur lequel la maison semblait flotter comme sur un tapis volant. Un service de table en soie et en piqué noir et blanc. Un jardinier rigoureusement déguisé en paysan, un majordome avec des favoris homologables et un gilet à rayures comme de la belle toile à matelas. Carvalho regretta l’absence des guêtres chez le chauffeur qui montait dans l’Alfa Romeo pour aller chercher Mme Stuart Pedrell ; mais il fut sensible à la coupe stylée de son costume gris garni de revers de velours, et à tout ce qu’on pouvait lire derrière le cuir fin gris perle de ses gants, qui faisait contraste avec le volant noir.

Carvalho demanda qu’on lui ouvre toute la maison, et le majordome la lui offrit avec une inclinaison de tête qui aurait pu aussi bien être une invitation à danser. Et comme dans un bal fin de siècle, au rythme d’une valse lente, fredonnant mentalement la Valse de l’Empereur, Carvalho parcourut les deux niveaux de la maison, que reliait un escalier de marbre grenat, avec une balustrade en fer forgé et une main courante en bois de santal. L’escalier baignait dans les lumières polychromes d’un vitrail qui représentait saint Georges terrassant le dragon.

— Monsieur cherche-t-il quelque chose en particulier ?

— Les appartements de M. Stuart Pedrell.

— Voulez-vous avoir l’obligeance de me suivre ?

Il suivit le majordome dans l’escalier, et déboucha sur une sorte de loge d’opéra, l’idéal pour permettre à la protagoniste de se pencher à l’arrivée de l’invité préféré en s’écriant « Richard ! » dans un bouillonnement d’anglaises tandis qu’elle retrousse ses longues jupes et descend sur la pointe des pieds jusqu’à la valse-étreinte. Totalement étranger à une quelconque imagination cinématographique, le majordome l’invita à poursuivre le long d’un couloir moquetté, au bout duquel il poussa avec fermeté une très haute porte de teck sculpté.

— Belle porte.

— Elle a été posée par le grand-oncle de M. Stuart Pedrell. Il possédait des exploitations de coprah en Indonésie, récita le majordome, à la manière des guides de musée.

Carvalho passa dans un salon-bibliothèque avec une table de bureau qui ressemblait à un trône élisabéthain pour les coudes d’un intellectuel écrivain à la plume d’oie. À droite on devinait la porte de la chambre, mais Carvalho resta dans le salon, tournant sur lui-même pour s’imprégner des dimensions de la pièce, des stucs hyperouvragés du plafond, de la substance quasi nutritive des boiseries qui recouvraient tous les murs. Parfois, elles servaient d’appui à d’énormes bibliothèques pleines de volumes reliés ; elles pouvaient aussi n’être que revêtement mural, d’où pendaient des tableaux du xviiie et du xixe siècle, signés par des disciples de Bayeu ou de Goya, quand ce n’était pas un Marti Alsine historico-romantique. Il était impossible à quiconque de travailler dans un tel cadre, fût-ce à un dictionnaire comparé de gaulois et de gallois.

— M. Stuart Pedrell avait-il l’habitude de travailler dans ce bureau ?

— Presque jamais. En hiver, il allumait le feu dans la cheminée et parfois il lisait près de l’âtre. Il le conservait en l’état à cause de la valeur de chacun des objets qui s’y trouvent. Dans la bibliothèque il n’y a que des volumes anciens. Le plus moderne date de 1912.

— Vous êtes très au courant.

— Merci beaucoup. Vous êtes très aimable.

— Exercez-vous une autre fonction que celle de majordome dans cette maison ?

— La fonction de majordome est la moins importante. En réalité je suis conservateur général de la demeure, et j’administre l’économie domestique de la maison.

— Vous êtes comptable ?

— Non. Je suis professeur de commerce, et je fais des études de lettres au cours du soir. Histoire médiévale.

Le regard de Carvalho croisa celui du majordome : il était triomphal, joyeux devant le désappointement qu’il devinait dans l’esprit du détective.

— J’étais déjà dans la maison quand le jeune couple Stuart Pedrell est arrivé. Mes parents sont restés au service des demoiselles Stuart pendant quarante ans. Je suis né ici, et j’étais en quelque sorte le filleul de ces demoiselles.

La chambre ne présentait rien de bien significatif, mis à part l’excellente reproduction peinte de « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? D’où venons-nous ? » de Gauguin.

— Ce tableau-là est neuf.

— Oui.

Il y avait un manque d’enthousiasme total dans la voix du majordome.

— M. Stuart Pedrell l’a placé à la tête de son lit quand il a décidé de venir vivre seul dans cette aile de la maison.

— Et c’était quand ?

— Il y a trois ans.

Le majordome fit mine de ne rien voir, tandis que Carvalho ouvrait les tiroirs les plus cachés, déplaçait le lit pour regarder derrière, et passait en revue toutes les armoires, costume après costume, rainure après rainure.

— Aviez-vous beaucoup de relations avec M. Stuart Pedrell ?

— Des relations normales.

— Aviez-vous des sujets de conversation personnels, en dehors de la routine, du quotidien ?

— Parfois.

— Quels étaient ces sujets ?

— Sans intérêt.

— Qu’entendez-vous par sujets sans intérêt ?

— La politique, un film.

— Pour qui a voté M. Stuart Pedrell aux dernières élections de juin 1977 ?

— Il ne me l’a pas dit.

— Pour l’UCD(8) ?

— Non, je ne crois pas. Pour quelque chose de plus radical.

— Et vous ?

— Je ne vois pas en quoi mon vote peut vous intéresser.

— Excusez-moi.

— J’ai voté pour la Gauche Républicaine de Catalogne, si vous voulez le savoir.

Ils avaient laissé derrière eux la crypte de Stuart Pedrell ; les lointains accords d’un piano bien joué, avec discipline manuelle mais sans grande émotion, les rappelèrent au quotidien de la maison.

— Qui joue ?

— Mlle Yes, répondit le majordome qui ne put précéder Carvalho tandis que celui-ci poursuivait la musique à grands pas.

— Yes ? Elle s’appelle “oui” ?

— Son nom est Yessica.

— Jessica.

Carvalho ouvrit la porte. Une taille de guêpe soulignée par une ceinture rouge coupait en deux le dos de la femme. Les fesses couvertes de jean posaient leurs rondeurs jeunes et fermes sur le tabouret. Le dos s’élançait depuis la taille dans une construction délicate, pour se perdre sous les cheveux blonds à mèches qui tombaient du sommet de la tête, renversée afin d’accompagner le plus loin possible l’envolée des notes. Le majordome se racla la gorge. La fille demanda sans se retourner ni s’interrompre :

— Qu’y a-t-il, Joanet ?

— Je regrette, mademoiselle Yes, mais ce monsieur veut vous parler.

Elle pivota rapidement, aidée par le tabouret tournant. Elle avait les yeux gris, un teint de skieuse, une grande bouche tendre, des pommettes de poupée, des bras de femme ni raides ni maniérés ; peut-être ses sourcils étaient-ils trop touffus, mais ils accentuaient son caractère fondamental de fille-fleur selon les critères de la publicité américaine. Carvalho se sentit étudié à son tour, mais pas par tranches, comme il l’avait fait, globalement. Mets un Gary Cooper dans ta vie, ma fille, pensa Carvalho, et il lui serra la main qu’elle lui tendit comme sans le vouloir.

— Pepe Carvalho. Je suis détective privé.

— Ah ! C’est au sujet de papa. On ne peut pas le laisser reposer en paix ?

Toute l’impression publicitaire fut détruite. Sa voix avait tremblé et ses yeux brillaient de larmes.

— C’est encore un coup de maman et de cet affreux Viladecans.

Le bruit de la porte qui se referma indiqua que le majordome ne voulait pas en entendre plus.

— Les morts ne se fatiguent pas plus qu’ils ne se reposent.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Et vous ?

— Mon père est vivant ici, dans cette maison. Je le sens autour de moi. Je parle avec lui. Venez voir ce que j’ai trouvé.

Elle prit la main de Carvalho et le conduisit jusqu’à un lutrin placé dans un coin. Il supportait un gros album de photos ouvert. La fille tourna les pages lentement, l’une après l’autre, comme si elles étaient fragiles, cassables. Elle laissa Carvalho devant une page gris foncé sur laquelle était accrochée la photo d’un Stuart Pedrell jeune, brun, en bras de chemise, feignant d’avoir un biceps d’Apollon.

— Il est beau n’est-ce pas ?

L’appartement sentait la marihuana, et elle aussi.

Elle avait fermé les yeux, et elle souriait, en extase devant le spectacle intérieur qu’elle était seule à voir.

— Vous aviez beaucoup de relations avec votre père ?

— Avant sa mort, aucune. Quand il est parti de la maison, il y avait deux ans que je faisais mes études en Angleterre. Nous nous étions vus pendant l’été. Très peu. J’ai découvert mon père après sa mort. La fuite était jolie. Les mers du Sud.

— Il n’y est jamais arrivé.

— Et qu’en savez-vous ? Où sont-elles les mers du Sud ?

Il y avait de l’agressivité dans ses yeux féroces, sur ses lèvres serrées, dans tout son corps replié sur lui-même.

— Pendant qu’il était dans les mers du Sud – entendons-nous –, n’a-t-il pas essayé de se mettre en rapport avec vous ou avec l’un de vos frères ?

— Avec moi, non. Avec les autres, je ne sais pas. Je ne crois pas. Nené est à Bali depuis longtemps. Les jumeaux étaient presque des inconnus pour lui, et le petit n’a que huit ans.

— Et on va le mettre à la porte de chez les Jésuites.

— Tant pis pour eux. C’est idiot de mettre quelqu’un chez les Jésuites de nos jours. Tito est un enfant trop imaginatif pour un tel système d’éducation.

— Quand votre père vous apparaît, il vous dit où il a passé tout ce temps ?

— Ça n’est pas la peine. Je sais où il est allé. Dans les mers du Sud. Dans un endroit merveilleux où il a pu repartir à zéro. Être à nouveau ce jeune homme qui est parti en Uruguay pour faire fortune.

Elle n’était pas très vraisemblable la version de la fille, mais Carvalho avait une certaine faiblesse pour les penchants mythiques.

— Jessica…

— Jessica… Personne ne m’avait jamais appelé comme ça. Presque tout le monde m’appelle Yes. Certains Yessica. Mais Jessica, personne. C’est joli. Regarde. Mon père en train de skier à Saint-Moritz. Là, il remet un prix à quelqu’un. Dis-moi, tu sais qu’il te ressemble ?

Carvalho effaça d’un geste toute possibilité de ressemblance. Lassé du voyage sentimental dans l’album, il se laissa choir dans un sofa capitonné de cuir noir, et se retrouva à moitié englouti. Sa position de relaxation forcée lui permit de contempler tranquillement la fille absorbée dans son album. Le jean ne parvenait pas à cacher les jambes droites et fortes d’une sportive, et le pull de fine laine à manches courtes ne dissimulait pas non plus deux petits seins aux pointes adolescentes. Le cou était tel une colonne flexible sous une tête toujours en mouvement de droite à gauche. Elle semblait agiter sans cesse l’oriflamme de sa chevelure blonde, semblable à du miel que répandrait lentement un pot merveilleux.

Elle emprisonna ses cheveux dans une main et se retourna vers Carvalho qui, elle l’avait deviné, la contemplait.

Il ne détourna pas son regard. Ils s’observèrent les yeux dans les yeux ; puis elle se précipita vers le sofa et s’assit sur les genoux de Carvalho. L’enlaça et blottit sa tête contre sa poitrine, lui envoyant ses cheveux blonds ébouriffés dans la figure. Le détective réagit lentement ; jouant sur cet abandon filial et calmant les terreurs secrètes de la fille, il glissa vers une étreinte qui était un peu plus que protectrice.

— Laissez-le dormir. Il dort. Il a voyagé jusqu’à la purification et maintenant il dort. On le poursuit parce qu’on l’envie.

Style Ophélie, pensa Carvalho, et il hésita à la secouer ou à la plaindre. Il la plaignit en lui passant sa main sur la tête, retenant son envie de transformer cette caresse en une exploration plus insinuante du côté de sa nuque. Sa propre indécision l’irrita et il la repoussa avec une brusquerie contrôlée.

— Quand l’effet de la marihuana se sera envolé, j’aimerais parler avec toi à nouveau.

Elle souriait, les yeux clos, les mains jointes en forme de poing légèrement crispé entre ses jambes.

— Maintenant je suis bien. Ah ! si tu pouvais voir ce que je vois !

Carvalho marcha vers la porte. Il se retourna pour lui dire au revoir. Elle était toujours dans la même position extatique. Une fois dans sa vie il avait couché avec une fille dans le même état, il y a vingt ans à San Francisco. C’était une puéricultrice qu’il devait surveiller à cause des infiltrations d’agents soviétiques dans les premiers mouvements de contre-culture en Amérique du Nord. Il manquait quelque chose à la demoiselle Stuart. Un je ne sais quoi d’impérial qui peut seulement émaner d’un corps américain. Elle avait cette dose de fragilité, aussi petite soit-elle, qui est le lot de tous les Méridionaux du monde, quelle que soit leur catégorie sociale.

Sans réfléchir, il griffonna son nom, son adresse et son téléphone sur un papier et revint sur ses pas pour le tendre à la fille.

— Tiens.

— Pour quoi faire ? Pour quoi faire ? Pourquoi ?

— Au cas où tu te rappellerais quelque chose de nouveau quand tu seras dans ton assiette.

Et sur ce il quitta la chambre à grandes enjambées qui se donnaient l’air efficaces.

Les mers du Sud
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