29

Le Tsar n’était pas là et pourtant on avait décoré l’endroit pour le bon plaisir du Tsar de presque toutes les Russies.

Deux cents ou trois cents hommes soignés, cravatés, les traits fraîchement remodelés par un sculpteur spécialisé en P-DG. Cinquante femmes, en lutte quotidienne et implacable contre la cellulite, les varices et les agents de ville. Presque trente serveurs avec des plateaux aériens garnis de canapés, de cuillères pleines de bouillie qui s’approchent, une cuillerée pour papa, une cuillerée pour maman, des petites bouches d’enfants anorexiques. Des doigts sans appétit mais des bouches implacables engloutissant des petits coins de paradis à 200 pesetas le millimètre carré : caviar russe, saumon asturien, dattes bardées de bacon, omelette espagnole aux crevettes rampant sur tapis de mayonnaise, hachis de crabe russe sauce française, jambon de haute montagne.

Sans alcool, insistaient la plupart en tâtant leur taille sabotée par des masseurs partisans de la lutte des classes. Bière sans alcool, vermouth sans alcool, vin sans alcool, xérès sans alcool, whisky sans alcool.

— Un whisky avec alcool, demanda Carvalho, et le serveur choisit une bouteille de whisky avec alcool.

— Ça, c’est un whisky avec alcool, dit-il à la veuve en guise d’introduction.

Elle portait un turban de soie mauve qui soulignait sa double ressemblance avec Maria Montez et Jeanne Moreau.

— J’avais besoin de parler avec vous et je n’avais pas d’autre occasion.

— Au passage je pourrai féliciter M. Planas.

— C’est votre problème. Le mien, c’est d’attendre votre coup de fil pour m’informer de la situation, et il ne vient pas.

— Les choses en sont presque au point de départ. En quelques heures je ne peux pas résoudre un mystère de plus d’un an.

— Avec qui avez-vous parlé ?

Il tut tout le côté San Magin. Elle resta imperturbable aux noms de Lita Vilardell et Nisa Pascual.

— Sergio Beser ? Qui est Sergio Beser ?

— Un spécialiste de La Régente, un roman de Clarin. Mais il connaît aussi parfaitement la littérature italienne.

— Pourquoi l’avez-vous consulté ?

— Je ne peux pas tout savoir. La poésie n’est pas mon fort et votre mari était passionné de vers.

— En bref, qu’avez-vous appris ?

— Rien et beaucoup.

— Quand saurai-je quelque chose ? Je suppose que je serai la première informée. Éliminez les autres candidats ou candidates. Exemple, ma fille. Yes ne vous a pas engagé. C’est moi qui vous ai engagé.

— L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime.

C’est ainsi que Planas entra dans la conversation.

— M. Carvalho espère trouver parmi nous celui qu’il cherche ?

— C’est moi qui l’ai fait venir. Je n’avais pas d’autre moyen de parler avec lui.

— Je ne vous ai pas encore félicité.

— Merci. Comme je l’ai dit lors de la cérémonie, c’est une charge qu’il faut servir, et non pas : dont il faut se servir.

— Et maintenant tu nous refais un discours.

— Il faut que je me répète jusqu’à ce qu’on me croie.

Il repartit là d’où il était venu, un verre de jus de fruits à la main. Il reçut une accolade lente et enveloppante du marquis de Munt vêtu en amiral de vaisseau d’un pays sans flotte. Le grand et vieux marquis fit un aparté avec Planas, souriant et cachottier, les mains sur les épaules de l’élu. À un moment donné Planas tourna la tête en direction de Carvalho et le regard du marquis pris une certaine dureté critique en se posant sur le détective.

— On nous regarde.

— Et alors ?

— Quand dans un film le protagoniste dit à sa partenaire : on nous regarde, elle doit lui lancer un sourire rougissant, lui prendre les mains et l’entraîner vers le jardin.

— Ici tout le monde regarde tout le monde.

— Oui, mais en douce. En revanche le marquis de Munt et Planas, vos deux associés, nous regardent et viennent vers nous.

— Carvalho ne boit pas du vin blanc. On n’a pas du vôtre ici ?

— Vous n’en buvez pas non plus.

— Non. Je bois quelque chose d’hétérodoxe que j’ai découvert au Portugal. Un porto avec un cube de glace et une rondelle de citron. C’est meilleur que le meilleur des vermouths. Son Altesse Royale le comte de Barcelone, que j’ai eu l’honneur de servir dans son Conseil, m’a recommandé la chose lors de l’une de ces interminables soirées à Estoril, et Motrico était d’accord pour dire que c’était excellent. Isidro, tu devrais abandonner, ne fût-ce qu’un instant, ton régime, et y goûter. Monsieur Carvalho, cet homme est impossible, quand il fait un régime, il fait un régime, quand il fait du sport, il fait du sport.

Le marquis caressa la joue de Planas d’un revers de la main, et la joue se déroba avec autant de naturel que de rapidité.

— Mima, tu es formidable et toujours plus jeune. Quand je t’ai vue de loin, je me suis dit : « Qui peut bien être cette femme radieuse ? Qui ce pouvait être d’autre ? »

— Monsieur Planas, M. Ferrer Salat vous réclame.

Des sifflements soudains firent taire les rumeurs.

Le président de la Patronale parla pour se féliciter d’avoir à ses côtés un homme aussi efficace, tenace et intelligent qu’Isidro Planas. Planas écoutait de pied ferme, les mains croisées sur les reins, les épaules en arrière, la tête soit dressée, soit brusquement inclinée sur la poitrine, surtout lorsqu’il souriait devant les taquineries ou les louanges de Ferrer Salat. Après ce premier orateur, les applaudissements furent brefs mais intenses, parfaitement adaptés au lieu et aux circonstances.

Planas entra en scène la tête inclinée comme si les mots lui sortaient sous la pression d’une bombe hydraulique interne.

— Je ne vais pas m’excuser d’être né. Nous, les chefs d’entreprise, nous devons cesser de nous excuser d’être nés. Une grande part de la prospérité qui est la nôtre est due à notre effort, et cependant, quelle est donc cette époque où l’on a honte d’être ou d’avoir été chef d’entreprise ? Je répète donc : je ne m’excuserai pas d’être né, et je suis né chef d’entreprise.

Applaudissement. Munt saisit l’occasion pour s’incliner vers Carvalho et lui chuchoter à l’oreille :

— Quel démagogue !

— Et non seulement je ne vais pas m’excuser d’être né, mais encore vais-je contribuer à ce que nous retrouvions tous le moral que l’on veut nous détruire. Il y a dans cette société de nombreux casse-cou qui ne comprennent pas la moitié de leur geste. Ils ne savent pas qu’en enfonçant les P-DG on enfonce le pays et par conséquent la classe ouvrière. Une société libre est solidaire d’une société où l’économie de marché et la libre entreprise dictent leur loi. Voilà notre loi, parce que nous, nous croyons à une société libre. La liberté seule mérite d’être sacrifiée à la survie, mais tant que les deux choses pourront aller de pair, il est préférable qu’elles aillent de pair. Vous savez combien par le passé je n’ai jamais lutté pour un poste. Par malaise politique ? Mon ami, le marquis de Munt, dirait que c’était par malaise esthétique. Moi, je ne dis ni oui ni non. Mais je crois que nous avons été, nous sommes et nous serons des chefs d’entreprise, sous n’importe quel régime politique, et que notre rôle est d’obtenir une prospérité générale qui bénéficie à tout le monde, qui garantisse la paix et la liberté. Je me mets inconditionnellement aux ordres de notre président, et, en lui donnant l’accolade de subordination, je lui dirai : Caries, si tu no afluixes, nosaltres no afluixarem, jo no afluixaré(44) !

Les applaudissements ne permirent pas d’entendre le ton goguenard avec lequel le marquis de Munt criait à voix basse :

— No afluixis, Caries(45) ! Ils sont incorrigibles. Ils ne sortiront jamais de la rhétorique. Et toi Mima ? Tu ne te présentes pas aux élections pour l’association des femmes P-DG ?

La veuve regarda le marquis d’un air de reproche amical. Carvalho sentit sur ses épaules le bras vieux, vide, du marquis. Il sentit son parfum de santal, et se vit pris au piège dans une prison de confidences et d’hypocrisies civilisées.

— Vous êtes des miens, Carvalho. Vous avez beaucoup progressé dans vos recherches ? J’ai repensé à ce que nous avons dit l’autre jour. Peut-être n’était-ce pas une bêtise ce que j’ai dit sur l’université. Je me suis souvenu tout à coup que Stuart m’avait parlé d’obtenir une bourse américaine très généreuse pour se promener aux États-Unis à son aise, afin d’étudier l’anthropologie sociale me semble-t-il. Le Middle West le fascinait. Mais tout cela était antérieur aux mers du Sud. N’est-ce pas Mima ?

— Entre l’histoire de la bourse et celle des mers du Sud il y a eu son projet d’aller au Guatemala pour étudier la culture maya.

— Il changeait de projet tous les quinze jours. Pour les mers du Sud c’est autre chose. Divin, Isidro, vraiment divin !

Planas se laissa embrasser par le marquis.

— Ah ! Quelle chute, on aurait dit une des recommandations de Bella Dorita dans Le Moulin : No afluixis, Caries ! C’était la note national-entrepreneur ?

— Toi, tu prends tout à la rigolade.

— Tout, sauf la survie de mon patrimoine. C’est certain. No afluixeu, no afluixeu(46). Nous mangeons ensemble, Mima, monsieur Carvalho ? Je ne te pose pas la question, Isidro, je suppose que tu vas déjeuner avec ton chef.

— Oui, un repas de travail. Demain nous allons à Madrid. Nous sommes reçus par Abril Martorell.

— Ton calvaire commence. Et vous ?

— Moi j’ai un rendez-vous.

— Moi je déjeune avec toi si tu me laisses parler deux minutes avec mon détective.

— J’emporte le meilleur. Je serai très heureux, Mima.

Les mers du Sud
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