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Planas lui avait donné rendez-vous à la Grande Brasserie du Centre, une affaire à lui où devait avoir lieu une réunion du conseil d’administration. En sortant, il pouvait lui consacrer un quart d’heure, vingt minutes au plus. Ensuite, il devait aller préparer son discours de nouveau vice-président de la Confédération des Entrepreneurs.
— Les élections ont lieu cet après-midi, et je vais être choisi, c’est sûr.
Carvalho ne lui en demandait pas tant au téléphone, mais il le remercia du renseignement. Il se prépara à cette entrevue avec l’un des associés de Stuart Pedrell comme un joueur de tennis qui va faire une partie et qui veut gagner en deux sets, 6-0, 6-0.
L’arrivée de Carvalho mit un terme aux récriminations que Planas se préparait à formuler contre le retard du détective.
— Vous êtes à l’heure. Un vrai miracle.
Et il nota quelque chose sur un agenda qu’il sortit de la poche-revolver de son pantalon.
— Chaque fois que je rencontre un homme ponctuel, je le note sur mon agenda. Vous voyez ? Je mets votre nom et la date. C’est très pratique. Ainsi, si un jour j’ai besoin d’un détective privé, ce qui rentrera d’abord en ligne de compte, c’est que je le connais, ensuite qu’il arrive à l’heure, tout le reste n’est qu’accessoire. Ça ne vous fait rien de bavarder en marchant ? Comme ça je fais un peu d’exercice entre les réunions. On m’attend pour les spots publicitaires de ma cité-jardin sur les hauteurs de Melmató.
Pas un gramme de graisse excédentaire dans ce corps de Romain au crâne presque rasé pour gagner sans appel la partie contre la calvitie. Planas avança en compagnie de Carvalho, les mains jointes derrière le dos, regardant fixement le sol, tandis qu’il préparait ses réponses. Aucune déception économique dans la vie de Stuart Pedrell. Les affaires avaient le vent en poupe. Il n’avait jamais entrepris d’opérations spéculatives dramatiques, insista-t-il ; elles étaient toutes parfaitement couvertes et offraient toutes les garanties. La majorité du capital initial n’appartenait ni à Stuart Pedrell, ni à lui, mais au marquis de Munt.
— Vous n’avez pas encore eu d’entretien avec lui ? C’est un type singulier, un grand homme, Alfredo.
De fait, son chantier le plus remarquable, c’était le quartier de San Magin, un quartier neuf d’un bout à l’autre, jusqu’au dernier réverbère. Il y eut un temps où c’était facile, pas comme maintenant. On dirait que le capitalisme est un péché et le capitalisme un ennemi public. « Pourquoi Stuart Pedrell était-il parti ? »
— Il n’avait pas su dépasser le traumatisme de la cinquantaine. Et il avait déjà passé avec difficulté celui des quarante, quarante-cinq ans. Mais quand il a atteint les cinquante, il s’est brisé. Il avait trop romancé la chose. Il avait aussi fait de son travail une parodie. Il avait trop pris de distances. Il y avait comme deux hommes en lui : celui qui travaillait et celui qui pensait. Un peu de distanciation, c’est bien, mais pas au point de se détacher de tout. On finit par devenir nihiliste, et un entrepreneur nihiliste ne peut plus rien entreprendre. Un bon entrepreneur doit être un peu primaire, il doit savoir avaler des couleuvres, sinon il n’arrive plus à rien et il ne permet plus aux autres d’aboutir.
— Mais Stuart Pedrell était riche.
— Très riche, de naissance. Pas autant qu’Alfredo Munt, mais riche tout de même. Un cas très différent du mien. Ma famille n’était pas sans argent, mais mon père a coulé à quarante ans. Ç’a été une faillite retentissante. Il avait voulu monter une banque avec les Busquet et ils ont coulé à pic. Mon père a payé soixante-dix millions de pesetas à ses créanciers, je dis bien soixante-dix millions en 1940, imaginez un peu, et il s’est retrouvé sans un centime. Moi, j’étais alors à l’Université. J’étais totalement conscient de notre ruine. Comment s’est passée votre enfance, monsieur Carvalho ?
Le détective haussa les épaules.
— La mienne a été triste, très triste, confessa Planas tout en contemplant l’asphalte irrégulier de la cour de la Brasserie. Stuart se reposait sur nous, sur la sécurité de la caution économique de Munt et sur ma propre capacité de travail. Lui apportait « la perspective », je n’ai jamais compris ce qu’il voulait dire avec sa « perspective », mais il était convaincu du caractère fondamental de cet apport. Il avait trop de temps pour se contempler le nombril et pour courir derrière les femmes. Moi, je n’ai pas pris de vacances depuis 1948. C’est comme je vous le dis. De temps en temps un voyage pour faire plaisir à ma femme. Et, ça oui, tous les ans au mois de mai je vais dans une clinique allemande à Marbella. Cure de désintoxication. D’abord, un jour au régime fruits, ensuite un litre d’horrible purge, et c’est là que commence le supplice : un jeûne presque complet pendant quinze jours. Et, un jour oui, un jour non, on vous colle un lavement qui n’en finit pas. Mais mon cher, quand on croit qu’on va sortir sur les rotules, que dale ! On commence à se sentir des énergies nouvelles de toutes parts. On joue au tennis, on fait une balade en montagne, on a l’impression d’être Superman. J’y vais depuis cinq ans et j’en sors toujours léger comme une plume.
Il s’approcha de Carvalho et lui toucha les cernes du bout des doigts.
— Ces poches sous les yeux, enflées. Vous avez le foie fatigué.
Il le précéda jusqu’à un bureau situé dans l’entresol du magasin. Il demanda à une secrétaire l’adresse de la clinique Buchinger et la donna à Carvalho. Après un énergique coup d’œil sur sa montre il invita le détective à le suivre dans la cour.
— Il faut essayer de vieillir avec dignité. Vous êtes plus jeune que moi, beaucoup plus jeune. Et vous êtes bien mal conservé. Moi je croyais que les détectives privés faisaient de la gymnastique, du jiu-jitsu. Moi je fais du footing tous les matins autour de ma maison à Pedralbes. Je suis un sentier, et hop, une-deux, une-deux, je grimpe la montagne jusqu’à Vallvidrera.
— À quelle heure ?
— À sept heures du matin.
— À cette heure-là moi je me lève et je me fais cuire deux œufs au plat avec du chorizo.
— Non ? Pas possible. Eh bien, comme j’étais en train de vous dire, une-deux, une-deux, je grimpe la montagne, une-deux je la redescends. Deux fois par semaine, massage subaquatique. Vous avez essayé ? Formidable. C’est comme un broyeur d’eau qui vous fouette tout le corps. Plein jet comme ça. Ensuite une bonne douche écossaise. On se met là, devant le masseur, comme s’il allait vous tirer dessus. Allez, prenez la position comme je viens de vous montrer.
Planas s’éloigna à trois mètres et visa Carvalho avec un tuyau d’arrosage imaginaire.
— D’ici, il vous envoie un jet d’eau tiède, en particulier sur toutes les parties du corps qu’il faut réduire, et ensuite le même jet mais d’eau froide. Après ça on a une circulation sanguine à toute épreuve. Et une bonne circulation permet de mieux dissoudre les graisses. Vous avez une silhouette superbe, mais on voit les fonds de graisse que vous devriez éliminer sur les reins, l’estomac. Oui, c’est là que ça fait mal, paf un bon coup de jet. Et de la persévérance. Voilà le secret. Ensuite, ne pas abuser des boissons alcoolisées. Merde ! Deux heures… Les publicitaires m’attendent… Ce sera tout ?
— Pendant son étrange disparition, Stuart Pedrell n’a jamais essayé de vous contacter ?
— Jamais. Du point de vue commercial ce n’était pas nécessaire. Il avait tout mis en ordre avec Viladecans. Ensuite Mima a pris le relais, et Mima travaille très bien, beaucoup mieux que son mari.
— Et sur le plan des relations humaines ?
— Nous n’avons jamais eu grand-chose à nous dire. La seule longue conversation que nous avons eue ensemble a sans doute été la première, il y a vingt ans, lorsque nous avons décidé de nous associer. Par la suite nous nous sommes rencontrés cent fois, mais parler, ce que l’on peut appeler parler, non, jamais. Munt avait des relations différentes avec lui. Demandez-lui.
Il lui tendit la main comme si son bras le fusillait tout en lui présentant ses condoléances.
— N’oubliez pas la clinique. Il n’y a rien de plus sain que de bons lavements.
Adieu Planas, pensa Carvalho, je te souhaite de mourir de santé.