25

Une arrière-boutique de pharmacie pour géants : d’énormes bouteilles de 50 litres de Dieu sait quelle potion inavouable, des ballons, des alambics, des éprouvettes, du verre troublé par une poussière jaunâtre de copeaux, des étagères de bois blanc décolorées par l’humidité et par la pénombre, des tapis, d’immenses tapis de sciure, des chats sauteurs comme du métal électrifié, des ampoules nues, un vieil athlète à moustache blanche qui réalise des tours d’adresse avec des boîtes en carton, un chien-loup triste qui renifle le nouvel arrivant ; au bout d’un couloir, entre les cadavres de gigantesques récipients en verre, un homme raide et grave tape sur une calculatrice au bout d’une grande table ; à côté de lui, un jeune garçon vérifie le degré de durcissement de seringues ; dans un haut-parleur suspendu au plafond sombre, Alfredo Kraus chante Les Pêcheurs de perles, au-dessus des têtes on entend résonner des talons de femmes sur le plancher de l’entresol.

L’homme à la calculatrice dit : Qu’est-ce qu’il vous faut ? sans tourner la tête, et il ne se retourne que lorsque Carvalho lui glisse la photo de Stuart Pedrell sous le nez, il y jette un regard nerveux, et s’agite avec une inquiétude chevaline. Il termine ses calculs, donne quelques ordres sur des choses à faire avant la fermeture et se met en mouvement, les épaules dégagées et les bras loin du corps. Il monte l’escalier de bois qui conduit à l’entresol, et derrière lui, Carvalho découvre un petit bureau où une fille tape à la machine, et une grosse femme avec des yeux tristes rapetissés par la myopie a interrompu son travail pour téléphoner.

— Tieta, m’ha preguntat la mare si pujaras aquest diumenge que ve a la Garriga(38).

Elle s’arrête à la vue de Carvalho puis continue à parler un ton plus bas. Le patron éloigne la jeune fille en lui donnant un ordre, et s’assied sur une table de bureau, appuyé contre les casiers d’archives en métal gris. Un chat mange un petit morceau de foie près de la corbeille à papiers. Un épagneul breton contemple le nouvel arrivant avec l’impassibilité d’un Buster Keaton. Un autre épagneul plus jeune et qui ressemble à Lauren Bacall le renifle avec impertinence et tente de lui planter ses dents dans le mollet ; un claquement de langue du patron le renvoie sous l’une des tables. Dans une cage, deux canaris fous dansent un pas de deux de l’esclavage. Le patron appuie sur une touche et la voix de Kraus s’évanouit ; l’atmosphère retombe dans un silence de magasin écrasé sous l’un des blocs de 172 appartements de San Magin.

— La mare fara verdureta i carn a la planxa(39).

— Cet homme a travaillé ici ?

— Oui, pendant presque un an. Comme intérimaire. Il nous faisait de la comptabilité quelques heures par jour.

— Il s’appelait Antonio comment ?

— Porqueres, je crois.

— Vous n’en êtes pas sûr.

— Il s’appelait Porqueres parce que je l’ai toujours appelé monsieur Porqueres. Il faisait son boulot, moi je le payais, au revoir et merci.

— Il le faisait bien ?

— Très bien.

— Comment est-il arrivé ici ?

— J’avais mis un papier sur la porte et il s’est présenté.

— Et comme ça, sans autres renseignements, vous avez introduit un comptable dans vos affaires.

— Il avait une lettre de recommandation. Je ne sais plus de qui. Josefina, te’n recordes de qui era la carta de recomanacio del senyor Porqueres(40) ?

La femme haussa les épaules sans lâcher le téléphone.

— Il me semble qu’elle était de M. Vila, l’entrepreneur ou le responsable des travaux de tout le quartier.

Le patron acquiesça.

— Porqueres a filé sans prévenir, à l’anglaise ?

— Oui.

— Et ça ne vous a pas étonnés ?

— Un peu. On a tout vérifié, et c’était en ordre. Il est parti comme il est venu. Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Il n’était pas fait pour ce travail ni pour ce quartier.

— Pourquoi ?

— Que penseriez-vous d’un homme qui connaît par cœur les disques enregistrés par Placido Domingo et qui décrit si bien le final de la Salomé de Strauss chanté par la Caballé ? Je suis un fanatique d’opéra, et je n’ai pas souvent l’occasion de rencontrer un vrai connaisseur. Lui, c’en était un.

— Vous n’avez parlé que d’opéra ?

— D’opéra et de commerce. En fait, on se voyait peu. Moi, je dirige le magasin en bas et ma femme s’occupe du bureau ici en haut.

— Vindra també el noviet de la Miriam. Escolta, Inès, ¿ No fias rebut pas carte de l’oncle de l’Argentine(41) ?

— Où habitait-il ?

— Dans le quartier. Tout près d’ici, mais je ne saurais pas dire vraiment. Il lui est arrivé quelque chose ?

— C’est un parent et je le cherche. Il a disparu.

— Tout ça m’avait semblé bien mystérieux. Mais je n’aime pas me mêler de la vie des gens. Pourvu qu’ils fassent leur travail, ça me suffit. Bonjour, bonsoir, ce sont les relations idéales.

— En général ?

— En général avec tout le monde, et en particulier, surtout avec les employés.

— L’adresse de M. Vila, celui qui vous l’a recommandé ?

— Je ne la connais pas. Il vit au bout de la ville-satellite. Dans une vieille maison. On ne peut pas se tromper, il y a un jardin derrière. Ça peut faire des histoires ? Je vous le répète, c’était un travailleur intérimaire, il faisait quelques heures, ici il s’est bien comporté, et voilà tout.

Lauren Bacall était sortie de sa cachette et contemplait l’inconnu avec des yeux verts impertinents. Carvalho risqua un signe complice de propriétaire de chien à un autre chien. Mais Lauren Bacall aboya indignée et ce n’est qu’un autre claquement de langue de son patron qui la rendit à son prudent refuge.

— Vous avez un zoo, d’après ce que je vois.

— On commence par accepter le petit chien d’un ami, et on se retrouve en plein dans l’arche de Noé. À la maison en plus il y a un hamster.

— Inès. Saps que a la millor la Piula esta prenyada ? Passiho bé(42).

La femme le salue sans quitter le téléphone. Le patron l’accompagne jusqu’à la porte et reste là sur le seuil, il observe le départ de Carvalho. Il a dû réappuyer sur la touche parce que la voix de Kraus sort jusque dans la rue sans revêtement et caracole sur les murs alignés de la cité ; elle se cogne aux fenêtres fermées, fait bouger la poussière des géraniums mélancoliques et soulève, telle une espèce de brise, quelques stores en hibernation sur des petites terrasses de trois mètres carrés.

Des palmiers-réverbères au mercure dessinent des cercles lumineux concentriques se perdant au loin dans l’obscurité progressive qui envahit San Magin, tandis qu’un froid humide monte depuis le Prat et remplit la tête de Carvalho d’un horizon cotonneux de cheminée allumée. Mais il avance en sautant d’une flaque lumineuse à l’autre, vers la frontière signalée par la lointaine pancarte céleste, spécialement éclairée, et qui marque la fin du paradis : « Vous sortez de San Magin. Au revoir. »

Les mers du Sud
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