Chapitre 32

Nous nous lançâmes presque dans une valse, tandis nous nous frayions un chemin à travers le bourbier d’hommes en panique, jusqu’à la lisière de la foule. Chacun de nous tenait l’autre, non pas dans la posture conventionnelle de la danse, mais en s’accrochant fermement de manière à ce que l’autre ne puisse s’échapper. Chacun de nous poussait l’autre, sans s’en rendre compte, avec la même intention : se libérer de la foule de façon à ce que nous puissions nous occuper l’un de l’autre, seuls.

Lorsque nous émergeâmes, libérés de la pression des hommes et des femmes tout autour de nous qui nous soutenaient, nous tombâmes au sol. Nous roulâmes au bas de la pente raide de la berge, vers le bord de la rivière, l’un sur l’autre tour à tour, pour nous immobiliser dans une flaque glaciale que les foulées de milliers de pieds avaient maintenue liquide malgré la température. Par chance, je finis au-dessus de Iouda et lui assenai un coup de poing à la mâchoire qui, je l’espérais, réprimerait toute disposition agressive. Il portait toujours son uniforme de chef de bataillon*, tandis que j’étais un simple soldat*. Nous étions trop bien habillés par rapport à la foule autour, mais personne ne semblait se demander si je pouvais traiter mon supérieur de cette manière. Sur la rive opposée, la hiérarchie militaire se réaffirmait peut-être, mais ici, c’était chacun pour soi.

— Je présume que vous ne pouvez plus me croire, maintenant, hurla Iouda, s’efforçant d’être audible dans le chaos.

— Cela fait longtemps que je ne peux plus, mentis-je.

Soudainement, un groupe d’hommes émergea du corps de la foule comme une hernie, redessinant les lignes arbitraires qui séparaient la foule de l’espace vide alentour. Des centaines d’hommes déferlèrent sur nous, autour de nous et jusque sur la glace, me renversant et arrachant Iouda à ma prise. Je me relevai péniblement et, sentant la surface glissante sous mes pieds, je me rendis compte avec effroi que j’avais été moi aussi poussé de force jusque sur la rivière gelée. Sept ans auparavant, sur le lac Satschan, j’avais éprouvé la même terreur. Aujourd’hui, soutenu à la surface des vagues, non pas comme saint Pierre par la volonté de Dieu, mais par une mince couche d’eau gelée, je tins bon.

Je regardai alentour pour tenter de retrouver Iouda avant qu’il puisse disparaître dans la foule et, à travers le voile de plus en plus fin d’hommes et de femmes effrayés qui glissaient et dérapaient pour revenir à la rive, je pus le voir, me faisant face et s’approchant de moi.

— Mais vous est-il encore possible de ne pas me croire ? hurla-t-il à travers la foule.

Il n’avait pas lu dans mes pensées ; il les avait simplement comprises à la perfection. J’avais autrefois entendu l’histoire d’un joueur d’échecs – dont on disait qu’il avait étudié avec Philidor – qui pouvait écrire les coups de son adversaire avec cinq coups d’avance, mais uniquement si cet adversaire était un grand joueur. Contre un compétiteur plus faible, il se trompait systématiquement. En vérité, c’était l’adversaire qui se trompait, et le maître qui visait juste. Iouda savait qu’à un moment donné j’en serais arrivé à la conclusion que sa parole n’avait pas la moindre valeur en termes de vérité, et qu’elle était donc d’autant plus puissante quant aux idées qu’elle suggérait.

— Je dois savoir, dis-je.

Nous étions maintenant face à face.

— Je ne peux pas vous le dire, répondit-il avec un sourire de plaisir malicieux.

— Vous n’avez pas le choix !

Tout en parlant, je saisis son poignet et balançai le pied contre son tibia, balayant ses jambes sous lui. Il se vrilla en tombant et réussit à m’entraîner moi aussi. La plaque de glace bascula sous notre poids et nous glissâmes tous deux vers l’eau. La prise que j’exerçais sur le poignet de Iouda avait maintenant sa contrepartie dans celle qu’il avait sur le mien, mais nous ne pouvions trouver aucune prise sur la surface lisse pour arrêter notre chute. Un nuage de glace réduite en poudre m’aspergea le visage, raclée de la surface lorsque Iouda y plongea les dents de son couteau pour ralentir notre mouvement. Il s’arrêta à l’extrême bord de la glace, mais en m’affaissant sur lui je le poussai un petit peu plus vers le bord, et ses jambes trempèrent dans l’eau.

Me tortillant sur le dos, je donnai des coups de pied au couteau dans sa main et celui-ci glissa sur la glace et par-dessus bord, disparaissant dans l’eau. Iouda écarta les bras et les doigts sur la surface de la glace, cherchant une prise, tentant d’empêcher sa glissade dans l’eau froide et trouble. Mais il n’était pas un voordalak et n’avait pas leur capacité à trouver une prise sur la surface la plus lisse.

Je repris pied tandis qu’il pendait mollement du bord de la glace, désormais dans l’eau jusqu’à la poitrine et, à chaque mouvement, glissant un peu plus profondément.

— Vous ne pouvez pas me laisser mourir, dit-il, non pas comme une supplication mais comme un état de fait.

— Pourquoi pas ?

— Alors, vous ne saurez jamais.

Je posai fermement le pied à côté de sa main. Il l’attrapa et s’y accrocha, son bras s’enroulant autour de ma jambe comme la queue d’un serpent.

— Alors, demandai-je, respirant profondément et essayant de me calmer maintenant que j’avais le dessus, était-ce avec Margarita ou avec Domnikiia que vous étiez ?

Il leva les yeux vers moi, la tête légèrement penchée.

— C’était… (Il eut un instant de réflexion, comme si on lui avait demandé s’il préférait du bœuf ou du mouton pour le dîner.) Margarita ! annonça-t-il d’un air décidé.

Puis il tira d’un coup sec sur ma jambe, me faisant de nouveau tomber sur le dos. Alors que je commençai à glisser une fois de plus vers la rivière, Iouda avait lui aussi perdu son unique ancrage et sa tête disparut sous la surface.

La plaque de glace se mit à basculer sous moi et je glissai plus rapidement encore vers l’eau dans laquelle Iouda venait tout juste de disparaître. Je roulai sur le ventre et écartai largement les bras, mais, exactement comme Iouda, cela ne me servit pas à grand-chose. Je trouvai momentanément une prise de la main droite, mais ne pus rien faire des doigts de ma main gauche. Quelques secondes plus tard, je plongeai dans l’eau et coulai, sentant une froideur nouvelle s’infiltrer dans les derniers endroits de mon corps qui étaient encore protégés par mes vêtements. Lorsque je refis surface, Iouda avait émergé lui aussi.

— Je ne peux plus vous mentir, Liocha, dit-il, crachant une partie de l’eau qui avait empli sa bouche et avalant le reste. C’était Dominique.

Une fois encore, il disparut sous les vagues. J’aurais pu plonger pour le ramener à la surface, mais je m’inquiétais désormais davantage du courant qui me précipitait vers les piliers du pont. Je tendis les bras et les jambes devant moi, mais, même ainsi, je ne pus me protéger entièrement de la force de l’impact. Le souffle coupé par la collision de ma poitrine avec le support de bois, je m’y cognai la tête, m’assommant presque. Seul l’instinct me dicta de m’accrocher à ce que je pouvais ; sans cela, alourdi par mes vêtements trempés, j’aurais coulé à pic.

Quelques instants plus tard, j’étais de nouveau pleinement conscient. Je me hissai hors de l’eau et enroulai les jambes autour de l’un des poteaux. Regardant sur ma gauche, je vis Iouda lui aussi en train de grimper hors de l’eau sur la sous-structure du pont. Son déplacement était semblable à celui d’un triton se traînant hors de son habitat aquatique gluant sur la terre ferme. Il s’arrêta un instant, essoufflé. Alors seulement il regarda alentour et me vit avancer vers lui, m’étirant de piliers en poutres à travers le réseau en bois qui constituait les fondations du pont.

Iouda disparut à l’intérieur, traversant sous le pont. Je le suivis, mais je progressai plus vite, réussissant à la fois à atteindre l’autre côté du pont et à me rapprocher de lui. Nous étions maintenant en plein milieu de la rivière, à peu près aussi éloignés d’une berge que de l’autre. Au-dessus de nos têtes, des centaines de Français se piétinaient les uns les autres en essayant d’atteindre la rive droite. Les boulets de canon russes plongeaient dans la rivière autour de nous. S’étendant loin de nous, au sud, la rivière coulait rapidement et sans entrave. Au-delà de ce pont, passé les quelques débris de l’autre pont brisé épargnés par le courant, il n’y avait rien sur des kilomètres. Quelque part, loin en aval, il y aurait un autre pont contre lequel tous les morts tombés ici se rassembleraient finalement. Sinon, la mer Noire les attendait, loin, très loin d’ici.

Iouda bondit dans l’eau et je fis un mouvement pour l’attraper. De la main gauche, je parvins à saisir une touffe de ses dégoûtants cheveux blonds, tout en restant ancré au pont de la main droite. Avec deux doigts et un pouce, il m’était difficile d’assurer une bonne prise, mais ses cheveux étaient longs et rapidement j’y eus entrelacé les doigts. Il était à ma merci, dans l’eau jusqu’au cou. Je pouvais le plonger sous la surface, le remonter en sécurité ou le lâcher.

— Dites-moi la vérité ! lui hurlai-je.

— Je vous ai dit la vérité, répondit-il, riant malgré sa situation difficile.

— Quand ? exigeai-je.

Ce n’était pas une question rhétorique et il le savait. Je voulais savoir laquelle de ses deux déclarations contradictoires était vraie.

— Souvent, fut sa seule réponse, là encore accompagnée par un éclat de rire.

Je le poussai vers le bas, sous l’eau, comptant en silence les secondes afin de m’assurer qu’il ne mourrait pas. Je le remontai et il prit une grande inspiration pour retrouver son souffle, mais il n’avait pas perdu son sourire.

— Dites-moi ! lui criai-je de nouveau.

— Vous ne pouvez pas me torturer, Liocha. (Il leva une main pour dégager les cheveux mouillés de ses yeux.) J’en suis parfaitement protégé car vous ne me croirez jamais. Je vous ai tout dit – pas seulement tout ce qui est vrai, mais aussi tout le reste. Tout ce que je peux vous offrir est l’illumination ultime ; non seulement ce qui est, mais ce qui pourrait être. Tout connaître, c’est ne rien connaître. Quel est l’intérêt de demander plus ? Quel est l’intérêt de me l’extirper de force ? Vous pourriez aussi bien torturer une pièce dans l’espoir qu’elle tombe sur face.

Je lui plongeai de nouveau la tête sous l’eau. Il avait raison. Beaucoup de gens choisissent de faire honneur à leur réputation ; Iouda choisissait de faire honneur à sa mauvaise réputation. Avec mon aide, il s’était mis lui-même dans une situation où je ne pouvais lui accorder le moindre crédit. Il pouvait changer sa réponse autant de fois que je plongeais sa tête sous les vagues. La réponse finale ne serait jamais la réponse définitive, car une réponse différente pouvait toujours suivre. Je pouvais soumettre Iouda aux souffrances de l’enfer et il pouvait hurler « Margarita » neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois, je ne le croirais toujours pas, de crainte qu’à la millième il murmure « Domnikiia ».

Je le remontai à la surface, resserrant ma prise sur ses cheveux comme si je voulais les arracher de son cuir chevelu.

— Vous êtes lent aujourd’hui, Liocha, dit-il. Vous pensez toujours pouvoir m’extorquer la vérité ?

Silistra m’avait appris plus d’une chose à propos de la torture. Elle m’avait enseigné ce que c’était d’être une victime, mais j’avais aussi appris ce que c’était d’en être l’auteur. J’avais découvert qu’il ne s’agit pas toujours d’obtenir des informations : parfois, c’est une fin en soi.

Je secouai la tête et attendis dans son regard l’expression qui montrait qu’il avait compris que la torture avait pris fin. L’instant où je la vis, je poussai de nouveau sa tête sous l’eau, et je recommençai à compter. Il savait que, cette fois, je n’avais pas l’intention de le remonter à la surface. Il avait choisi un jeu qui menait à sa propre destruction ; choisi de perdre avec un coup intelligent plutôt que de survivre par le biais d’un coup banal. Tandis que je comptais les secondes, il luttait pour se libérer ; dix, vingt, trente et quarante. Puis il se calma. Ce n’était pas assez long pour noyer un homme – je savais qu’il simulait. J’avais si froid à la main que je pouvais à peine sentir sa tête en dessous. J’appuyai plus fort, incapable même de sentir la douleur et me demandant si je risquais de me briser les doigts en serrant si fort. Au bout d’une minute environ, il recommença à lutter, puis une convulsion parcourut son corps. Cela avait-il été sa tentative finale, irrésistible et instinctive pour respirer, lorsque l’insistance de ses poumons avait surmonté la conscience du fait qu’il était entouré non pas d’air mais d’eau ? Après cela, il ne bougea plus.

J’attendis encore une minute, mon bras engourdi plongé profondément dans la rivière, avant de le remonter pour examiner son visage. Il était parti. Une touffe de cheveux blonds demeurait, enroulée autour de mes doigts gourds, mais, du reste, il n’y avait pas la moindre trace. Son corps avait été arraché de ma main gelée et insensible par le torrent de la rivière. Je regardai en aval, mais c’était une tâche impossible de distinguer un cadavre flottant sans vie d’un autre. Parmi eux, quelques nageurs parvenaient même maintenant à la sécurité de la rive ouest, mais je ne vis pas Iouda avec eux non plus.

Je me retirai à l’intérieur, sous le pont, les genoux repliés contre la poitrine, pareil à un troll, tandis que j’écoutais le piétinement incessant au-dessus de ma tête. Je me mis à trembler. Les couches de vêtements que je portais étaient toutes trempées. Si je laissais ma main reposer trop longtemps contre un élément de la structure du pont, elle risquait d’y geler. Je me glissai de nouveau le long du pont, par en dessous, vers la rive est du cours d’eau. Des milliers de gens devaient encore traverser, mais il était maintenant peu probable que beaucoup d’autres le pourraient. Les troupes russes sous le commandement de Koutouzov et de Wittgenstein se rapprochaient.

Je me dirigeai vers le sud, le long des berges de la rivière, me débarrassant rapidement de ma houppelande française. J’avais le choix entre mourir de froid ou d’une balle russe. Je ne pris pas ma décision en fonction de mes préférences mais des probabilités, et cela se jouait à peu de chose. Tandis que je poursuivais en aval, le peu de patrouilles russes que je rencontrai furent convaincues de mon identité par quelques mots de ma part. Les patrouilles françaises que je croisai, encore moins nombreuses, furent tout aussi facilement persuadées lorsqu’elles entendirent leur propre langue.

Avant longtemps, j’arrivai à Borisov, la ville abandonnée par Bonaparte quelques jours seulement auparavant. Désormais, Bonaparte se repliait vers l’ouest. Quelle proportion de son armée allait y arriver avec lui ? Le débat était ouvert, mais lui-même reviendrait assurément jusqu’à Paris. Je n’avais plus le moindre désir de le pourchasser, ni d’autres Français. Et si Iouda était, d’une façon ou d’une autre, encore vivant, je n’avais aucune envie de le poursuivre, ni même de savoir avec certitude s’il était mort ou non. Il était hors de Russie, ou il le serait très bientôt : soit emporté au sud par la rivière vers la mer Noire, soit emporté à l’ouest par la Grande Armée vers la Pologne et au-delà. Il n’était plus mon problème. Mes problèmes étaient ceux qu’il m’avait laissés.

Bien qu’il fasse encore sombre lorsque j’atteignis Borisov, j’eus la chance de trouver un cheval, oublié là lorsque les Français s’étaient précipités vers le nord. Je le montai et me dirigeai hors de la ville.

Bonaparte lutterait quelques années encore et allait même, paraît-il, s’élever comme un bref phénix avant son ultime final, mais sa défaite avait commencé ici en Russie. Ce n’était pas une défaite à laquelle j’avais pris la moindre part. J’avais combattu Bonaparte à Austerlitz et nous avions perdu. Je l’avais combattu à Smolensk et nous avions perdu. Après Borodino, j’avais trouvé un autre combat auquel participer. Si mes petits-enfants me demandaient un jour comment j’avais contribué à la chute de Napoléon, je serais bien incapable de leur dire la vérité. Je pourrais leur parler de Maxime, de Vadim et Dimitri, et de la façon dont nous avions combattu ensemble, selon des méthodes peu orthodoxes, par intermittence pendant sept ans, mais je ne pourrais jamais leur dire comment cela s’était terminé. Je ne pourrais jamais leur dire que Dimitri avait gelé jusqu’à en mourir, ni la chance qu’il avait eue par rapport à Vadim, ni comment Vadim même avait eu de la chance comparé à Maxime. Car, bien que Vadim et Maxime aient connu une mort similaire, Max avait l’infortune supplémentaire de savoir qu’il y avait été envoyé par ceux qu’il croyait être ses amis.

Le doute au sujet de Domnikiia, que Iouda avait si fourbement instillé en moi, était, je le comprenais maintenant, facile à gérer. Ce fut Max qui me suggéra la solution. C’était une question de foi.

La foi, avait dit Max, nous permet d’être convaincus de certaines choses que nous ne pourrons jamais connaître de manière infaillible. Je ne pourrais jamais découvrir si ç’avait été Domnikiia ou Margarita avec Iouda – c’était quelque chose qu’il ne me serait jamais possible de savoir. Mais ce que je voulais être la vérité était évident. Tout ce que j’avais à faire était d’avoir foi en la vision de la réalité que j’avais choisie. Ce ne serait pas simple, certainement pas pour un homme comme moi, de maintenir une telle foi, mais cela signifiait pouvoir être avec Domnikiia, et c’est pourquoi l’effort en vaudrait la peine. Chaque jour durant lequel ma foi serait récompensée viendrait à son tour renforcer cette foi, et nourrir le besoin que j’en avais. Toutefois, je ne verrais pas Domnikiia tous les jours.

La ville de Borisov occupe une position géographique intéressante en Russie. Elle se trouve au sommet d’un triangle équilatéral, dont les deux autres sommets sont Moscou et Pétersbourg. Elle est à la même distance de Pétersbourg que de Moscou, et ces deux dernières villes sont à la même distance l’une de l’autre.

Je pouvais désormais m’infliger le fardeau du choix, et je n’essaierais même pas de me duper en prétendant que c’était un choix entre deux villes : c’était un choix entre Domnikiia et Marfa. La route que je choisissais – Moscou ou Pétersbourg – n’avait aucune importance, je serais encore en mesure de voyager à ma guise de l’une à l’autre. Je savais que je ne pourrais jamais abandonner Domnikiia, simplement parce que je ne le voulais pas. Je savais que je n’abandonnerais jamais Marfa, non seulement parce que je n’abandonnerais jamais mon fils, mais parce que je savais que mon amour pour elle était toujours en moi, attendant d’être ravivé lorsque je le déciderais. J’éperonnai mon nouveau cheval et je me mis en route sous un ciel rouge qui commençait tout juste à s’éclairer à l’est.

Les oiseaux s’éveillèrent doucement à l’aube nouvelle et, au son de leur chant, le cauchemar s’estompa peu à peu. Mon pays avait fait face à cinq cent mille envahisseurs. Je n’avais fait face qu’à douze d’entre eux. Nous avions tous deux gagné. Nous nous en remettrions tous deux. Mais, contrairement à la Russie elle-même, lorsque je repenserais aux événements de cet automne et de cet hiver 1812, je ne sentirais pas le sang courir dans mes veines, mon cœur bondir dans ma poitrine et mes lèvres trembler au souvenir des honneurs passés. Oui, je verserais une larme pour mes amis tombés. Mais, contrairement à mon pays, je n’éprouverais aucune fierté.