Chapitre 6
Cela m’avait toujours paru intéressant de voir la façon dont le sens transcende la langue. Me remémorant, par exemple, la conversation que nous avions eue avec ces soldats français durant cette nuit-là, je savais qu’elle s’était tenue en français mais, si je devais la relater, je pourrais le faire tout aussi bien en français qu’en russe, ou même en italien. Je me souvenais du sens de ce qui avait été dit plutôt que du détail des mots.
Une fois, lorsque j’étais à Pétersbourg, j’avais eu une longue conversation avec un vieux soldat. Il avait reçu une blessure à la tête en combattant les Turcs durant le règne de la Tsarine Catherine, sous les ordres du général Souvarov. Un grand morceau de son cerveau avait disparu. Cela affectait sa capacité à bouger et à parler mais, au-delà de ce carcan handicapant, son esprit était aussi affûté qu’autrefois. La communication était difficile, bien qu’elle devienne plus simple avec un peu de pratique. Lorsqu’il parlait, je devais écouter attentivement les sons malformés qu’il produisait. Lorsqu’il constatait qu’il ne parvenait pas à s’exprimer, je devais deviner ce qu’il voulait dire et lui faire des suggestions jusqu’à ce que nous en trouvions une qui le satisfaisait.
Et pourtant, lorsque je parlais ensuite de lui à Marfa, je pouvais me rappeler le moindre détail de sa vie fascinante comme s’il me l’avait racontée dans un russe impeccable. Bien que je me souvienne des difficultés que nous avions eues à communiquer, ce souvenir était engrangé séparément, dans mon esprit, du contenu effectif de notre échange.
Ainsi, lorsque Pierre nous salua par son souhait de « bonne chance », une part de mon esprit réagit à son sens amical. Une autre part me hurla un avertissement : la phrase avait été prononcée en russe, une langue que je n’étais pas censé comprendre ! Il y eut une course entre ces deux réflexions pour déterminer celle en fonction de laquelle j’allais réagir en premier lieu. Au final, le vainqueur n’eut pas d’importance. Vadim pris la parole avant que je puisse réagir de quelque manière que ce soit.
— Pardon ? dit-il en se retournant vers Pierre et en s’en tenant au français.
Pierre répéta sa phrase puis expliqua en français.
— C’est « bonne chance » en russe.
— Ah, je vois, sourit Vadim. Je pensais bien que cela avait des consonances russes.
— Vous ne le parlez pas ? demanda Pierre.
— Pas le moindre mot, dit Vadim tandis que je secouais la tête.
— Pierre ici présent le parle comme un local, indiqua Stéphane. Il devrait être espion. (Il marqua une pause et réfléchit un moment.) À moins, bien sûr, qu’il ne le soit déjà. Il pourrait être en train de nous espionner pour leur compte.
Louis et Guillaume rirent tous les deux.
— Continue, Pierre, dit Louis. Fais-nous quelques démonstrations de plus.
Pierre débita quelques phrases avec un accent passable. Elles étaient manifestement destinées à piéger tout Russe honnête capable de les comprendre.
La première était « Ta femme est une pute et hier elle a baisé mon chien », suivie de « Le Tsar Alexandre Ier aime sucer la bite du général Koutouzov ». Enfin il raconta une histoire souvent relatée mais entièrement fausse au sujet de la mort de la Tsarine Catherine. Si j’avais failli tomber dans le piège de son « bonne chance » surprise, il était relativement simple maintenant pour Vadim et moi de feindre de ne pas comprendre un mot de ce qu’il disait. Pour de nombreux officiers supérieurs de la génération précédant la nôtre, peu d’affectation aurait été nécessaire. Pendant un siècle, le français avait été la langue des Russes cultivés. Le russe était la langue des serfs. Dans la plupart des nations, les espions sont choisis parmi les hommes qui parlent couramment une langue étrangère, des hommes tels que Pierre. En Russie, les espions étaient des hommes tels que Vadim, Dimitri, Max et moi-même qui, de façon assez inhabituelle, étions capables de communiquer avec notre propre population. Désormais toutefois, en grande partie du fait de l’ennemi commun que tous les Russes voyaient en Bonaparte, les choses étaient en train de changer.
— Qu’est-ce que tout cela veut dire, Pierre ? demanda Louis.
Pierre traduisit et nous rîmes tous, particulièrement de l’histoire de Catherine et du cheval.
Nous fîmes nos adieux une nouvelle fois et nous frayâmes un chemin en dehors du camp, pas convaincus qu’ils nous fassent confiance mais résistant à la tentation de nous mettre à courir. Nous étions presque hors de vue du groupe assis autour du feu quand nous vîmes, devant nous, trois officiers français sur le point d’entrer dans le camp. Je me préparais à les saluer avec nonchalance lorsque nous les croiserions mais, à mesure qu’ils s’approchaient, leurs trois visages devinrent reconnaissables.
Il s’agissait de Iouda, Foma et Matfeï.
— Alexeï Ivanovitch ! Vadim Fiodorovitch ! Que faites-vous donc ici ? demanda Iouda. Vous n’êtes quand même pas passés à l’ennemi ?
Il avait un degré de sarcasme débonnaire que j’étais surpris d’entendre de n’importe quel Opritchniki.
— Juste un peu d’espionnage, expliqua Vadim. Et vous ?
Iouda sourit.
— Nous ne venons pas pour espionner, mais pour tuer.
Matfeï et Foma trépignèrent, impatientés par cette inutile conversation qui retardait l’action.
— C’est une bonne chose que nous ne soyons pas venus plus tôt, poursuivit Iouda. Vous faites des Français très convaincants.
J’étais pressé de partir mais je sentais que nous devions faire bénéficier Iouda un minimum de nos recherches.
— Il y a plus d’une centaine d’hommes dans le camp, lui dis-je. Vous n’avez pas la moindre chance.
Alors même que je parlais, je me rappelai ce que nous avions vu accomplir Piotr, Ioann et Varfolomeï un peu plus tôt cette nuit, et je doutai de mes propres mots.
Iouda me tapota l’épaule avec condescendance.
— Merci de votre sollicitude, Alexeï. À bientôt.
Puis ils disparurent, s’évanouissant dans les ténèbres de la nuit pour devenir des ombres qui se découpaient sur les feux de camps, se joignant amicalement aux hommes contre lesquels ils allaient bientôt se retourner. Vadim et moi nous éloignâmes à vive allure, l’un et l’autre espérant secrètement être hors de portée des voix avant que les Opritchniki commencent leur travail.
De retour à Goriatchkino, nous passâmes nos vêtements habituels. Le cheval de Vadim était toujours attaché où nous l’avions laissé. Vadim monta en selle et se mit en route en direction de notre propre campement, à l’est de Borodino. Je poursuivis à pied. La pluie tombait à verse, rendue cinglante par les rafales de vent, et la route devint boueuse sous mes pieds. J’enviais Vadim pour son trajet rapide à cheval, mais je me hâtai d’avancer.
L’aurore perça sans le moindre chant d’oiseau. Le son des oiseaux qui osèrent seulement piailler fut étouffé par le bruit des douze cents canons qui ouvrirent le feu lorsque les affrontements débutèrent au sud. C’était un bruit magnifique, pour un militaire du moins, et j’aimais toujours à me considérer comme tel. La bataille présente une simplicité qui séduit chaque soldat, qu’il s’agisse du plus cérébral des officiers ou du riadovoï le plus basique. La moralité est mise entre parenthèses, permettant à un homme d’agir sans conscience, rassuré par le fait qu’il est de son devoir d’anéantir l’ennemi. La politique, pour cette courte durée, est l’affaire d’autres. Entre les batailles, certains hommes répriment leurs doutes, qui par leur amour inconditionnel du tsar, qui par des raisonnements politiques complexes, qui par une stupidité crasse et brutale.
Je faisais partie du deuxième groupe, et il s’était écoulé un long moment entre mes batailles. Mais je savais que je ne pouvais faire qu’une différence minime en tant que soldat isolé, et je continuai donc à marcher, tentant de passer la bataille pour retrouver Vadim, rejoindre les Opritchniki et les conduire à faire des dégâts réels.
Au nord de Borodino, la Moskova coulait en direction de l’est, vers Moscou, mais à cet endroit elle tournait un peu vers le sud, me forçant ainsi à m’approcher du champ de bataille davantage que ma tête – mais non mon cœur – l’aurait souhaité. Je contournai le village de Loguinovo, d’assez près pour constater qu’il grouillait de soldats de la cavalerie bavaroise, mais pas assez pour qu’ils puissent me voir. Mon problème suivant était de traverser la Kolotcha. Ce n’était pas une grande rivière, juste un affluent de la Moskova, mais je savais que je serais contraint de me diriger vers le sud, en direction de la bataille, afin de trouver un emplacement acceptable pour la traverser à gué. Finalement, je trouvai un endroit peu profond. Repensant à Max, je me demandai si je pourrais simplement traverser en marchant sur l’eau, puis je me lançai.
Quasiment au moment où mon pied entra en contact avec la surface, elle se mit à trembler et à onduler. Elle était déjà troublée par la pluie, mais cette perturbation avait un motif différent, dont j’étais familier. L’air était encore plein du son des tirs de canon mais, en écoutant plus attentivement, j’entendis ce à quoi je m’attendais : le bruit de sabots.
Avant que j’aie pu me retourner pour regarder, je fus entouré de cavaliers ; des Cosaques – de la voïsko d’Astrakhan, si j’en croyais leur allure. Mais ils étaient en pleine retraite, presque en débandade. Ils traversèrent la rivière sans même prendre la peine de s’arrêter, m’ignorant et galopant autour de moi. Parmi eux se trouvaient plusieurs chevaux qui avaient désarçonné ou perdu leurs cavaliers. Ils avaient initialement été pris dans la frénésie de leurs compagnons d’étable, mais ils commençaient maintenant à ralentir. Je saisis le harnais de l’un d’entre eux et me hissai sur son dos, l’éperonnant pour rattraper le reste du groupe. Je jetai un coup d’œil derrière moi et j’aperçus ce qu’ils fuyaient – un escadron de cavalerie bavaroise lancé à leur poursuite au grand galop. Je ne cherchai pas à les attendre. Une fois la rivière traversée, il me fut facile de doubler la cohue désorganisée puis de faire tourner mon cheval pour leur faire face.
— Ressaisissez-vous ! hurlai-je, mais je soupçonnai que ce qui provoqua leur arrêt était davantage la nécessité d’éviter une collision avec moi que l’ordre que je leur avais donné.
Une fois qu’une dizaine d’entre eux se furent immobilisés et rassemblés autour de moi, un semblant d’ordre était revenu et la plupart des autres firent demi-tour pour se joindre à nous. Quelques-uns disparurent à l’horizon au galop, mais je n’avais pas le temps de m’en préoccuper. Il en restait quasiment cinquante à mes côtés. Je tirai mon sabre et chargeai en direction des Bavarois, avec un rugissement incohérent.
L’espace d’un instant, je ne fus pas certain que les Cosaques allaient me suivre, mais je me retrouvai rapidement entouré de cavaliers chevauchant à mes côtés, derrière moi et même, pour quelques-uns, devant moi. En quelques secondes, nous fûmes sur les Bavarois. Nos deux escadrons se heurtèrent puis se mêlèrent sans la moindre résistance, comme deux gouttes d’eau fusionnant en une seule. Toutefois, au sein de cette nouvelle goutte d’eau unique, la bataille faisait rage. Je combattis avec mon sabre, comme bon nombre des Cosaques, mais d’autres tirèrent au pistolet à courte portée. L’ennemi disposait des mêmes armes et, si les deux parties se valaient au tir au pistolet, c’est une arme avec laquelle on ne peut tirer qu’une seule fois. Après cela, les Cosaques montrèrent bien plus de dextérité – et de sauvagerie – dans le maniement de leurs lames.
Même au plus fort de la bataille, je les comparais aux Opritchniki ou, du moins, à la façon dont j’avais imaginé notre collaboration avec eux. J’avais supposé qu’ils auraient besoin d’être dirigés mais, une fois l’orientation donnée, qu’ils se battraient aux côtés de leurs gradés russes comme des héros. Mais ce n’était pas ainsi que les choses avaient tourné. Les Opritchniki nous avaient abandonnés et, lorsqu’ils combattaient effectivement, ils se comportaient en couards, aussi bien lors de leur embuscade à la ferme que, plus tard, lorsqu’ils infiltrèrent le camp français. C’était, par contraste, une bataille honorable aux côtés de ces Cosaques, même si leurs coutumes me paraissaient aussi étranges que celles des Valaques.
Je n’entendis pas les Bavarois sonner la retraite mais, en un clin d’œil, les deux gouttes d’eau se séparèrent et l’ennemi était en fuite. Je chargeai à leur poursuite, enivré par l’excitation de l’affrontement.
— Revenez et battez-vous, nom de Dieu ! entendis-je une voix hurler, avant de comprendre que c’était la mienne.
Au même instant, je sus qu’il était insensé de poursuivre. Nous nous dirigions de nouveau vers Loguinovo, où j’avais constaté la présence d’autres Bavarois, bien trop nombreux pour que nous puissions jamais vaincre. Je fis volter mon cheval et les Cosaques me suivirent. Une fois que nous eûmes traversé la Kolotcha pour la troisième fois en quelques minutes à peine, nous ralentîmes au trot et je demandai au sergent de nous ramener à leur camp.
Il nous dirigea vers le sud-est, puis s’adressa à moi.
— C’était très impressionnant, commandant. Après que nous avons perdu notre lieutenant, j’ai cru que c’en était fini de nous.
— Merci.
J’étais trop essoufflé pour parler davantage. Il y eut quelques instants de silence avant qu’il prenne de nouveau la parole.
— Juste une chose, commandant.
— Oui ?
— Pourquoi toutes ces imprécations, commandant ? Le combat est une affaire sacrée. Jurer à la bataille, eh bien, c’est comme blasphémer à l’église.
Je le regardai avec étonnement, et pourtant je savais déjà que les Cosaques prenaient leurs combats extrêmement au sérieux.
— Je vais tenter de garder cela en tête, dis-je.
— Dieu vous punira, commandant, poursuivit-il, non pas sur le ton sinistre d’un prêtre, mais comme s’il me rappelait qu’il était judicieux de garder propre le percuteur de mon mousquet. (Son raisonnement était tout aussi simple.) Vous risquez de vous faire tuer… et nous aussi par la même occasion.
Je ris, rejetant la tête en arrière, davantage à cause de l’euphorie de la bataille qu’autre chose, mais j’admirai l’aspect pratique de sa piété.
Une fois revenus derrière nos propres lignes, nous passâmes d’officier en officier avant que je sois finalement conduit au commandant des Cosaques, le général Platov. Le sergent lui expliqua ce qui s’était passé. Platov caressait sa fine moustache et m’observait des pieds à la tête.
— Et qui diable êtes-vous ? demanda-t-il.
— Capitaine Danilov, général ; du régiment des hussards de la garde de Sa Majesté.
— Et où se trouve votre uniforme ?
— J’étais en mission spéciale, général.
Platov savait que, si c’était vrai, il n’obtiendrait que peu de réponses à toute question supplémentaire. D’un autre côté, c’était une affirmation assez facile à faire pour quiconque. J’étais sur le point de lui montrer mes papiers mais, avant que je le puisse, il parla brièvement avec un adjudant qui s’éloigna ensuite.
— C’est ce que nous allons bientôt voir, dit-il.
Il n’ajouta rien de plus mais reprit sa chevauchée et se mit à étudier le terrain à travers sa lunette. Quelques minutes plus tard, son adjudant revint, accompagné d’une silhouette que je reconnaissais, même au loin, à sa crinière épaisse, sombre et bouclée. Il s’agissait du lieutenant général Fiodor Piétrovitch Ouvarov, officiellement mon commandant. Constatant son arrivée, Platov se rapprocha de nous. Il arriva au moment où Ouvarov me saluait.
— De retour parmi nous, Alexeï Ivanovitch ? demanda Ouvarov avec un demi-sourire.
Il n’avait pas éprouvé de ressentiment lorsque Vadim lui avait demandé si je pouvais être temporairement emprunté à son régiment, mais il avait été désolé de me voir partir.
— Simplement de passage, mon général, répondis-je.
— Vous pouvez donc vous porter garant de cet homme ? demanda Platov.
— Autant qu’il est possible, déclara Ouvarov.
— Vous voulez le récupérer ?
Platov parlait du même ton qu’il aurait utilisé pour parler d’un chien perdu.
Ouvarov leva un sourcil interrogateur dans ma direction.
— Je crois que je suis bien où je suis, général, dis-je.
— Très bien, déclara Platov, m’accordant à peine un regard. (Il jeta un œil à sa montre de gousset.) Préparez-vous, nous avançons dans dix minutes.
Et ainsi, un quart d’heure plus tard, je conduisis une fois de plus mes Cosaques, accompagnés de nombreux autres, à travers la Kolotcha. Tous les Cosaques, Bachkirs et Tatars de Platov prirent part à l’attaque, ainsi que la cavalerie plus régulière d’Ouvarov dont j’aurais pu faire partie dans une autre vie. Cette fois-ci, nous débordâmes les Bavarois mais, presque aussitôt après avoir traversé la rivière, nous rencontrâmes aussi bien la cavalerie que l’infanterie légère, que les forces d’Ouvarov engagèrent, permettant au reste d’entre nous de déborder davantage l’ennemi et de parvenir derrière leurs lignes.
Je chargeai, me prenant pour Davidov, mon propre héros, que j’avais un jour rencontré à la bataille d’Eylau, mais que Vadim avait connu en Finlande. Il était célèbre encore aujourd’hui – et allait le devenir bien davantage d’ici peu, pour ses raids audacieux à la tête des troupes cosaques. Nous attaquâmes quiconque était en vue, répandant, comme toujours avec les Cosaques, le chaos et la peur parmi l’ennemi – principalement des Italiens et des Bavarois –, qui ne pouvaient organiser la moindre défense. J’ignore si nous eûmes réellement un impact significatif sur la bataille, mais il y avait dans ce genre de combat un sentiment d’exaltation que je n’avais pas connu auparavant et que je ne retrouverais pas ensuite. Une fois encore, mon sabre s’avéra de loin l’arme la plus efficace, aidé peut-être d’une unique volée de tirs de pistolet précédant chaque attaque.
Finalement, les Français comprirent le danger que nous représentions pour eux. Le troisième régiment de cavalerie se détourna du centre français et contre-attaqua. Une fois l’effet de surprise passé, nous fûmes nettement moins efficaces. Le troisième régiment de cavalerie nous contraignit à une forme de bataille plus orthodoxe, ce qui, en retour, soulagea les Italiens et les Bavarois d’une partie de la pression et leur donna le temps d’organiser correctement leur propre défense. Des tirs de mousquets commencèrent à décimer nos rangs. Les Cosaques continuaient sans relâche à se jeter sur l’ennemi, mais à chaque attaque nous payions un tribut de plus en plus lourd. Les hommes tombaient tout autour de moi bien avant que nous soyons suffisamment proches pour utiliser nos sabres. À ce moment-là, j’avais envie d’être de nouveau parmi mes camarades chez les hussards, où quelques mots rapides de ma part auraient pu nous réorganiser en rangs et nous rendre bien plus efficaces. Mais les Cosaques n’étaient pas familiers de cela et ils en payaient le prix.
Le sergent, qui avait chevauché à mes côtés tout du long, fut abattu d’une balle dans le cou. Le sang gicla en cascade de sa bouche quand il tenta de parler, et il tomba alors à terre où les sabots des montures de ses camarades achevèrent rapidement, en le piétinant, le travail commencé par la balle. J’ordonnai de battre en retraite, mais c’était un commandement auquel ils étaient nettement moins enclins à obéir qu’à une attaque. J’allais et venais à cheval, giflant hommes et montures du plat de mon épée jusqu’à ce que, finalement, ce qu’il restait d’eux, peut-être trente de la cinquantaine de départ, obéisse.
Ce ne fut pas longtemps après cela qu’une retraite générale – pour les troupes de Platov aussi bien que pour celles d’Ouvarov – fut ordonnée. Nous retournâmes à notre position d’origine sur le flanc droit russe, traversant une dernière fois la rivière. Là, calmement en selle sur son cheval, se trouvait une silhouette familière : Vadim Fiodorovitch. Il ne dit rien mais son attitude me rappelait mon père m’ordonnant d’arrêter de jouer avec mes amis parce que mon tuteur m’attendait. À travers la foule de cavaliers, j’aperçus également le général Ouvarov. Celui-ci chevaucha dans ma direction.
— Nous avons reçu l’ordre de rejoindre Koutouzov à Gorki. (Gorki était un village situé à environ deux verstes à l’est de Borodino, où le général Koutouzov avait établi son quartier général.) Il semble qu’ils aient besoin de renforcer le centre.
Je hochai la tête en direction de Vadim. Ouvarov se tourna et l’étudia un moment, puis lui adressa un rapide salut de reconnaissance.
— Je vois, dit-il. (Il se détourna de moi et fit l’inventaire de ses troupes. Ses effectifs étaient bien réduits par rapport à ce qu’ils avaient été le matin même, et de nombreux soldats n’étaient pas en état de combattre.) Dieu du ciel ! marmonna-t-il. Nous ne pourrons jamais les empêcher d’arriver à Moscou, maintenant.
Je songeai à citer les objections de mon sergent quant aux jurons sur le champ de bataille, mais je décidai que ma relation avec le général était déjà assez tendue. De surcroît, la réserve du sergent ne lui avait pas porté la moindre chance ce jour-là. Vadim avait déjà fait faire demi-tour à son cheval et s’en allait. Je m’en fus à sa suite.
— Un signe de Max ? demandai-je après que nous eûmes discuté de ce que nous avions fait depuis notre dernière rencontre.
Sa journée avait été plus calme que la mienne. Il avait rapporté ce que nous avions découvert dans le camp français puis s’en était allé observer la bataille. Plusieurs des gardes avaient mentionné mes activités, il n’avait donc eu aucun mal à me retrouver.
— Personne ne semble avoir eu de ses nouvelles, mais je ne m’attendais pas vraiment à ce que quiconque en ait. Si Max s’en est tenu au plan, contrairement à nous, il devrait être à l’est d’ici. Chalikovo est l’endroit le plus probable dans la liste. Nous devrions nous y rendre aussi.
Nous chevauchâmes jusqu’à Chalikovo, les bruits de la bataille s’éloignant de plus en plus mais restant toujours audibles derrière nous. Il était tard lorsque nous parvînmes au lieu de rendez-vous, une petite étable adossée à une auberge. Celle-ci, comme tant de bâtiments sur la route de Moscou, avait été désertée aussi bien par les propriétaires que par les hôtes, en prévision de l’avance de Bonaparte. Nous décidâmes de renoncer au confort de la paille pour dormir dans les chambres de l’hôtellerie elle-même. Aucun de nous deux n’avait pu réellement dormir depuis plus de vingt-quatre heures, nous profitâmes donc pleinement de l’occasion.
Le matin suivant, nous n’entendions plus le grondement des tirs de canon. La grande bataille était terminée, bien que nous n’ayons aucune idée de son issue. Nous nous rendîmes à l’étable pour voir s’il y avait le moindre signe indiquant que Max ou Dimitri étaient passés là avant nous. Il ne nous fallut pas longtemps pour trouver un message bref mais précis de Max, tracé à la craie sur le mur :
9 – 26 – 8 – M
Nous l’avions manqué de douze heures seulement lorsque nous étions arrivés la veille au soir. Je notai également le tremblement de sa main quand il avait écrit. Il avait été fatigué ou effrayé – ou les deux. Il n’y avait aucune trace de Dimitri.
Nous décidâmes d’attendre, à la fois pour voir si Dimitri allait se montrer et pour connaître les nouvelles en provenance de Borodino. Nous trouvâmes un peu de nourriture abandonnée dans l’auberge et nous confectionnâmes un petit déjeuner acceptable. Dans le courant de la matinée, les premiers éléments de nos troupes en retraite traversèrent le village.
Les nouvelles étaient confuses. Il y avait eu de lourdes pertes des deux côtés, bien que personne ne puisse les chiffrer, même approximativement ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris l’ampleur réelle de l’horreur. Quelque temps avant l’aube, après quasiment une journée entière de combat, Koutouzov avait donné l’ordre de la retraite russe. Pourtant, certains des cavaliers qui traversaient le village désignaient encore la bataille comme une victoire pour la Russie – disant que, même si nous avions été contraints de nous retirer, nous avions infligé suffisamment de dommages pour mettre fin à l’avancée de Bonaparte et qu’il ne serait désormais jamais en mesure de se rendre maître de Moscou. D’autres étaient moins optimistes mais gardaient néanmoins encore un peu d’espoir ; Bonaparte allait prendre Moscou mais ne pourrait pas garder la ville. D’autres encore pensaient qu’on ne pouvait désormais plus rien faire pour empêcher les Français de franchir les portes de Pétersbourg.
Quelle que soit l’analyse de l’avenir, il était clair que notre séjour à Chalikovo n’avait que peu d’intérêt. Nous nous mîmes en selle et nous dirigeâmes vers l’est, suivant la route de Moscou, dépassant rapidement les survivants de notre glorieuse armée, débraillés, las de la guerre mais pas encore totalement démoralisés. Pour nous autant que pour eux, Moscou était l’endroit évident où se rendre. Mais quel que soit le camp qui pouvait en toute honnêteté revendiquer la victoire de Borodino, Bonaparte avait toujours cent mille hommes valides sous son commandement et ces forces prodigieuses allaient bientôt – comme nous – fondre sur notre ville bien-aimée.
Cette nuit-là, nous dormîmes à la dure. Nous arrivâmes à Moscou aux alentours de midi le jour suivant. De retour à l’auberge de Tverskaïa, nous prîmes quelques renseignements. Dimitri y était arrivé plus tôt dans la journée, mais il était déjà reparti. Nous n’avions pas vu Max depuis que nous avions pris la route, une semaine et demie auparavant. Vadim s’en fut chercher Dimitri dans quelques-uns des endroits où il se rendait assez régulièrement, et je déclarai que j’allais faire de même pour Max.
Et c’était une justification suffisante pour moi. Je savais parfaitement que Max avait été voir Margarita au bordel, même si je n’en avais parlé ni à Vadim ni à Dimitri. Ainsi donc, aller voir à la maison close était un choix absolument raisonnable lorsque l’on recherchait Max. Le temps que j’y passais finalement ne l’était peut-être pas tout à fait autant.
Je fus immédiatement surpris par l’affection avec laquelle Domnikiia m’accueillit. Son comportement habituel dans le salon, devant toutes les autres filles et les clients, était retenu mais, ce jour-là, Domnikiia me prit dans ses bras et m’embrassa comme une femme retrouvant son époux perdu de vue depuis longtemps ou, peut-être davantage encore, comme une mère accueillant son fils après une longue absence. Elle me guida vers sa chambre en me tenant par la main.
— Oh, Liocha, Dieu soit loué, tu es là. Max est revenu seul et je n’ai pas pu savoir ce qui se passait. Je leur ai demandé de m’appeler au moment où tu passerais cette porte.
Elle m’embrassa de nouveau sur les lèvres, ses mains me tenant le visage.
Je m’écartai.
— Tu as vu Max ? Quand ?
Elle se méprit sur mon inquiétude.
— Je l’ai littéralement seulement vu – bon, et je lui ai parlé aussi –, mais rien de plus. Il n’est même pas resté avec Margarita.
Je secouai la tête.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, dis-je en embrassant la paume de sa main. Quand est-il venu ici ?
— Il y a deux jours. Il avait l’air épuisé – il avait chevauché sans arrêt pendant plusieurs jours –, mais il est reparti presque aussitôt.
— Qu’a-t-il dit ?
— Je ne m’en souviens pas exactement, mais le message important pour toi était de le rejoindre à Desna.
Desna était l’un de nos lieux de rendez-vous programmés.
— A-t-il dit quand ?
— Il a dit qu’il attendrait jusqu’à ce que tu arrives, mais que toi seul devais y aller. Margarita se souviendra de davantage de choses.
Elle se dirigea vers la porte qui reliait sa chambre à celle de Margarita et frappa. Après un moment passé à attendre une réponse, elle ouvrit et jeta un coup d’œil furtif à l’intérieur. De ce que je pus entendre, Margarita était manifestement occupée avec un client. Je vis Domnikiia lui faire un signe puis refermer la porte.
— Elle sera là dans une seconde, déclara Domnikiia, et ce ne fut que quelques instants plus tard que Margarita se glissa par la porte, un drap enroulé autour de son corps comme une toge trop grande.
— Tu te souviens d’Alexeï, dit Domnikiia.
Margarita m’adressa le sourire poli et bref de quelqu’un dont le gagne-pain est interrompu par des présentations triviales.
— Que t’a dit Maxime lorsque nous l’avons vu l’autre jour ?
Margarita débita tout ce qu’elle savait avec une précision résolue qui reflétait à la fois une mémoire impressionnante et le désir de ne pas avoir à se répéter.
— Il a demandé de dire à Alexeï de le retrouver à Desna, qu’il attendrait là-bas aussi longtemps qu’il le pourrait, que seul Alexeï devait y aller, que c’était pour cela qu’il le demandait à nous – afin que seul Alexeï l’apprenne – et que nous ne pouvions pas faire confiance aux amis de Dimitri. Oh, et que nous ne pouvions pas faire confiance à Dimitri non plus. Qui est Dimitri ? Ne me dites pas, je le découvrirai plus tard.
Elle s’en retourna à la porte communiquant entre les deux chambres, marchant de plus en plus difficilement car elle piétinait l’avant de son drap. Lorsqu’elle franchit la porte, elle l’abandonna purement et simplement. J’entraperçus son dos nu et j’entendis les mots « Eh bien, me revoilà, colonel… » prononcés d’un ton grivois, avant qu’elle referme la porte derrière elle.
— Qui est Dimitri ? demanda Domnikiia.
Je ne répondis pas. Au lieu de cela, je l’embrassai, la repoussant sur le lit.
Un homme davantage porté à la camaraderie que moi aurait galopé directement vers Desna à l’instant même, mais cela faisait douze jours que je n’avais pas vu Domnikiia. Ce n’était pas que je désespérais de lui faire l’amour, simplement que je désespérais d’être avec elle : faire l’amour était ce que nous avions tendance à faire lorsque nous étions ensemble… la seule chose que nous faisions lorsque nous étions ensemble. Et, pour être honnête, je pense que la vue du dos nu de Margarita avait enflammé, ne serait-ce que légèrement, ma passion.
— Qui est Dimitri ? demanda plus tard Domnikiia.
— Tu t’es posé la question tout ce temps ?
— Non, gloussa-t-elle, mais quand je pose une question, j’attends une réponse… aussi longtemps que nécessaire.
— Dimitri Fétioukovitch est un collègue officier. Maxime et moi travaillons tous les deux avec lui. Ce ne sont pas les plus proches amis, mais ils travaillent bien ensemble. Je lui fais confiance.
— À qui ? À Dimitri ?
— Oui.
— Et Max ?
— Je lui fais confiance aussi.
— Et en qui donc as-tu le plus confiance, mon cher et confiant Liocha ? demanda-t-elle en enroulant sa jambe autour de moi.
C’était une question délicate et je ne dis donc rien.
— Qu’est-ce que Max voulait dire en parlant des «amis de Dimitri» ? demanda-t-elle.
Les amis de Dimitri – les Opritchniki – étaient ce qui faisait de cette question un piège. Jusqu’à récemment, si je m’étais retrouvé au pied du mur, j’aurais dû faire confiance à Dimitri plutôt qu’à Max, mais Dimitri semblait si proche de ces hommes mystérieux et effrayants que, désormais, je ne pouvais répondre avec certitude.
— C’est juste un groupe de soldats aux côtés desquels Dimitri s’est battu contre les Turcs. Ils sont venus jusqu’ici pour nous aider. Ce ne sont pas des soldats réguliers – de cavalerie ou d’infanterie –, ils sont davantage comme des Cosaques, mais encore moins faciles à contrôler. Nous les appelons les Opritchniki.
Qu’elle connaisse ou non le sens originel du terme, elle ne posa pas de question à son sujet.
—Sont-ils bons à ce qu’ils font ?
Je me rappelai la voix de ce fantassin français isolé, criant à son commandant et à ses amis, dans l’oubli sombre de la nuit. Je me remémorai Iouda, Matfeï et Foma pénétrant dans un camp d’une centaine d’hommes, sans l’ombre d’un doute dans leur esprit quant à leur victoire. Bien que je ne les aie pas vus depuis, il n’y avait aucun doute dans le mien à ce sujet. J’épargnai les détails à Domnikiia.
— Très bons, répondis-je.
Je fis glisser ma main sur sa cuisse et elle me sourit, mais son sourire se transforma soudain en froncement de sourcils lorsqu’elle s’empara de ma main et l’éleva pour l’étudier.
— Quand est-ce arrivé ? demanda-t-elle, alarmée.
— Quoi ?
Je ris presque, ne voyant aucune raison à son anxiété soudaine.
Elle passa un moment à rechercher que dire.
— Tes doigts ! Quand est-ce arrivé ?
Je m’étais depuis longtemps habitué à l’absence des deux derniers doigts de ma main gauche, perdus sous la torture après avoir été capturé par les Turcs. C’était presque surprenant à quel point j’en avais eu peu besoin. J’écrivais de ma main droite. Je tenais mon épée de ma main droite. Ma précision au mousquet était un peu moins bonne, vu que je devais soutenir la crosse avec seulement deux doigts, mais cela n’avait jamais été mon arme de prédilection.
— Il y a trois ans, répondis-je à la question de Domnikiia. Je suis surpris que tu n’aies pas remarqué cela plus tôt, ajoutai-je, feignant d’être blessé, mais réellement surpris.
— Je ne pense pas t’avoir vraiment remarqué jusqu’à ce que tu partes.
Elle fit glisser ses doigts de haut en bas, entre mon pouce et mon index, puis mon majeur et enfin sur les moignons des deux derniers.
— Est-ce que cela fait mal ? demanda-t-elle.
— Plus maintenant.
Je la laissai continuer à toucher les restes couturés de mes doigts. La plupart des gens étaient exagérément sensibles au sujet de ma main, soit constamment préoccupés par elle, ou ne la mentionnant pas du tout de crainte que cela m’affecte. Quoi qu’il en soit, il était préférable qu’ils se focalisent sur le physique. Seule une autre personne de ma connaissance partageait la fascination innocente de Domnikiia pour les détails disgracieux de ce qui restait de mes doigts, et c’était mon fils, Dimitri. Il aimait à toucher ma main d’une manière très similaire à celle de Domnikiia à ce moment-là et, fermant les yeux, c’était presque comme si j’étais de nouveau avec lui. Marfa lui avait initialement dit de ne pas le faire, mais cela ne me faisait aucun mal et fut donc autorisé.
— Je n’ai jamais vu de portrait de l’impératrice Marie-Louise, dit Domnikiia, entrelaçant ses quatre doigts avec les deux miens.
J’étais heureux qu’elle change de sujet.
— Pourquoi dis-tu cela ? demandai-je.
— Apparemment, tu trouves que je lui ressemble.
— Apparemment ?
— Maxime m’a raconté.
Elle parlait comme si c’était l’aveu d’un péché. Mais le fait qu’elle et Max aient pu parler de moi n’était plus une préoccupation pour moi.
— Eh bien, tu lui ressembles vraiment.
— Dans ce cas, suis-je juste un succédané bon marché, parce que tu n’as pas les moyens de te payer une impératrice française ? demanda-t-elle légèrement.
Je ris.
— Elle n’est pas française, elle est autrichienne.
— Ce n’est pas une réponse.
— Et tu n’es pas bon marché.
— Cela non plus, même si je sais que cela doit mettre une certaine pression sur ta bourse de payer une courtisane. (Elle marqua une pause avant d’ajouter : ) Et une épouse.
Elle dit ces mots avec un air d’envie boudeuse, que je ne pouvais voir que comme un simulacre. L’idée que Domnikiia soit, d’une certaine façon, jalouse de mon mariage, sentiment feint ou non, était flatteur pour moi, mais j’étais également irrité qu’elle tente de faire entrer la réalité dans notre confortable monde d’illusions.
— Encore Max, je suppose, dis-je.
Elle acquiesça, puis ajouta :
— Tu ne portes pas d’alliance.
— Pas une bonne idée pour un espion, répondis-je.
L’esprit absent, je frottai la base de l’annulaire de ma main droite, où il aurait dû être. Mon alliance se trouvait, comme toujours, dans une petite boîte de nacre sur la coiffeuse de Marfa. Je ne la portais que lorsque j’étais à la maison, à Pétersbourg. Marfa disait qu’elle comprenait mes raisons.
— Oh, je vois, dit Domnikiia. Comment s’appelle-t-elle ?
— Qui ? demandai-je.
— Ton épouse.
— Max ne t’a donc pas dit cela ?
— Il n’avait pas l’intention de m’en parler.
— Elle s’appelle Marfa Mikhaïlovna. Et nous avons un fils, Dimitri Alekseevich.
Je parus plus ennuyé que je ne l’aurais souhaité. Je voulais juste en finir le plus rapidement possible avec les détails, afin que je puisse au moins oublier que j’avais une femme et un enfant.
— Encore un Dimitri, observa-t-elle.
— Nous l’avons nommé d’après Dimitri Fétioukovitch.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il m’a sauvé la vie.
— Je vois, dit-elle, se pelotonnant contre moi. Je crois que j’aimerais rencontrer Dimitri.
— Lequel ?
Elle ne me donna aucune réponse mais me sourit simplement. Sans que je le veuille, les souvenirs de Max interrompirent mes pensées. Il devait avoir attendu seul, dans l’inconfort d’une hutte de bûcheron à Desna, pendant deux jours. Je me méprisai moi-même de tarder.
— Je dois y aller, dis-je en commençant à me rhabiller. Je dois voir Max.
— Je comprends, répondit-elle.
Pour la première fois, cela ne me vint pas à l’esprit de la payer. Il ne lui vint pas davantage de me le demander.
En sortant sur la place, je vis Vadim marcher vivement dans ma direction.
— Mais qu’est-ce que tu fous là-dedans ? grogna-t-il avec une véritable colère. Tu es censé chercher Maxime Serguéïevitch.
— J’étais justement à sa recherche.
— Là-dedans ? C’est peut-être l’endroit où tu trouves tes divertissements, Alexeï, mais ce n’est pas le genre de lieu où je m’attendrais à trouver Max. Remarque, j’ai appris beaucoup de choses aujourd’hui auxquelles je ne me serais pas attendu de la part de Max. Alors, il était là ?
— Non, mais j’ai découvert où il est, répondis-je, incapable de comprendre l’attitude inhabituellement belliqueuse de Vadim.
— Bien, alors allons-y.
— Pourquoi cette précipitation, tout à coup ?
Vadim me regarda comme s’il croyait qu’il était sur le point de me briser le cœur. Son ton s’adoucit légèrement.
— Parce que Maxime Serguéïevitch est – et, pour autant que je sache, a toujours été – un espion français.