Chapitre 27

Lorsque je m’éveillai, je me sentis instantanément mal à l’aise. Mon environnement était vaguement familier, mais j’étais conscient d’un problème urgent qui devait être résolu. La mémoire me revint rapidement. Ma première observation, peut-être anodine, fut que j’étais vivant. Je tendis le bras vers la droite, mais Domnikiia n’était plus à côté de moi. Elle devait s’être réveillée et m’avoir vu. J’aurais dû être éveillé afin de boire son sang et devenir un vampire. Étais-je sorti de mon sommeil pour cela avant d’y replonger, oubliant ce qui s’était produit ? Je m’examinai, essayant de déterminer si physiquement ou mentalement je me sentais différent. Je ne pus rien trouver.

Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Pour autant que je puisse en juger, c’était la fin de matinée. La neige scintillait à la lueur du soleil. La lumière réfléchie brillait sur mon visage et projetait l’ombre de ma main sur l’oreiller inoccupé à côté de moi. Je n’étais pas un vampire. Comme je l’avais imaginé, il me fallait être conscient pour devenir l’une de ces créatures, afin d’absorber le sang de celle qui m’engendrait. Domnikiia ne m’avait pas encore transformé en une créature comme elle, mais elle le ferait bientôt. J’entendis un bruit de pas à l’extérieur et la poignée de la porte se mit à tourner. La conviction que j’allais devenir un vampire m’avait totalement déserté. Je trouvai impossible de retracer la ligne de raisonnement qui m’y avait conduit. Désormais, la perspective de laisser Domnikiia plonger ses dents dans mon cou et de boire son sang en retour était à la fois révoltante et effrayante. Je la tuerais volontiers afin de me préserver d’un tel sort.

Je tendis le bras vers le bord du lit, où j’avais laissé tomber ma dague la nuit précédente. Je sentis un élancement douloureux mais, en même temps, je notai que la blessure à mon bras avait été bandée pendant que je dormais. La dague n’était pas là. Je jetai un coup d’œil circulaire à la pièce et la vis. Elle était sur une chaise, posée par-dessus mon manteau soigneusement plié. Mes bottes étaient à côté et mon épée était suspendue au dossier. Je n’aurais pas le temps de l’atteindre avant que la porte s’ouvre. Puis ma panique retomba. Il faisait jour. Quiconque allait entrer dans cette chambre ne pouvait être un vampire. Si c’était effectivement Domnikiia, elle serait alors rapidement détruite sans qu’il me soit nécessaire d’intervenir. Même ainsi, je ne pus m’empêcher de me recroqueviller contre le châlit, agrippant les couvertures et les remontant jusque sous mon menton.

C’était elle. Elle portait un plateau sur lequel je vis du pain, des viandes froides ainsi qu’un pot dont, à l’odeur, je sus immédiatement qu’il contenait du café. Elle traversa la pièce, passa devant la fenêtre et déposa le plateau sur la coiffeuse.

— Bonjour, dit-elle, rayonnante.

Je ne dis rien. Elle s’approcha du lit et s’assit à côté de moi. Même s’il était désormais clair qu’elle n’était pas un vampire, j’eus quand même un mouvement de recul. Rien n’indiqua qu’elle l’avait remarqué. Elle me prit dans ses bras et posa la tête sur mon épaule, m’embrassant le cou et me serrant bien fort.

— C’était une agréable surprise, dit-elle.

— Quoi donc ? parvins-je à gémir.

— Me réveiller auprès de toi, bien sûr ! (Elle se redressa et glissa les jambes sous les couvertures.) Je savais toutefois que tu étais de retour en ville. Piotr Piétrovitch m’a dit que tu étais passé. Même ainsi, je ne m’attendais pas à ce que tu ailles jusque-là pour me voir. Je ne sais pas comment tu vas pouvoir ressortir sans que personne ne le remarque. Tu aurais pu commencer par te laver, aussi.

Elle se leva et se rendit à la table de toilette.

— Je suis désolé, bredouillai-je spontanément.

Mon cœur tambourinait et je ressentais un soulagement enivrant. C’était comme la résurgence de la réalité après un cauchemar, un cauchemar si épouvantable, si horrible, qu’il n’y a pas d’autre solution que remonter le temps et découvrir que l’horreur n’a jamais existé. Ce que j’avais vu à la fenêtre de Domnikiia la nuit précédente n’avait pas été un cauchemar, mais c’était exactement une abomination de ce type. Et pourtant, d’une certaine façon, sa conséquence inévitable n’avait pas eu lieu. Domnikiia était humaine. Tout au long de mon observation la nuit passée, je n’avais pas su trouver de ligne de conduite sensée, et pourtant, désormais, la solution me venait sous la forme d’un fait simple et inexplicable. Elle n’était pas un vampire.

— Oh, je suis désolée, Liocha, dit-elle avec une détresse sincère. Je plaisantais. Tu sais que je t’aimerai toujours, peu importe à quel point tu sens mauvais.

Il paraissait cruel de ne pas sourire et reconnaître son humour, particulièrement en voyant la déception sur son visage, mais j’étais trop absorbé dans mes pensées pour réagir d’une quelconque manière. Elle revint vers moi et me tendit une tasse de café.

— Comment va ton bras ?

— Où étais-tu hier soir ? demandai-je.

— Je rendais visite à un client, si tu veux tout savoir. Je ne travaille pas uniquement ici.

— À quelle heure es-tu rentrée ?

Ma voix était étouffée et sans passion car je tentais de cacher mon choc et ma peur.

— Qu’est-ce qui se passe, Liocha ? dit-elle, se relevant de colère. Tu sais ce que je fais. Tu veux des détails, tout à coup ?

— Dis-moi ! geignis-je avec une intensité implorante, penché vers elle en travers du lit.

Elle s’agenouilla à côté du lit et porta les mains à mon visage.

— Qu’est-ce qui se passe, Liocha ? demanda-t-elle, fixant mes yeux pour découvrir ce qui avait provoqué cela chez moi. Pourquoi es-tu ainsi ?

— Je t’ai vue avec Iouda la nuit dernière, lui dis-je simplement.

— Quoi ?

Son incrédulité paraissait sincère.

— Par cette fenêtre, expliquai-je en tendant le doigt. Je regardais.

— Tu m’espionnais ?

Elle était plus déçue qu’en colère.

— C’est trop tard, dis-je en la prenant par les poignets et en me levant. Je vous ai vus tous les deux, ensemble, et j’ai vu ce que tu as fait.

— Liocha, je n’ai vu aucun homme dans cette pièce la nuit dernière.

Elle était glacialement calme, sentant que sa vie pouvait dépendre de ce qu’elle me disait.

— Ah ! grognai-je. Tu devrais être avocat. Tu n’as vu aucun homme, mais tu as vu Iouda.

— Je ne suis pas revenue ici avant qu’il soit presque minuit, et je suis alors allée directement au lit. Dis-moi ce que tu as vu.

— J’ai vu ce qui s’est passé. Je vous ai vus, toi et lui, ensemble. Je l’ai vu lorsqu’il t’a portée vers la fenêtre. J’ai vu lorsqu’il t’a mordu. J’ai vu lorsque tu…

Domnikiia porta sa main au col de sa chemise de nuit et la déchira pour exhiber son cou.

— S’il m’a mordu, alors où sont les marques ?

Elle rejeta la tête d’abord d’un côté, puis de l’autre, étirant son cou afin que je puisse clairement voir qu’il n’y avait aucune trace de contact avec un vampire.

Sidéré, je portai la main à sa gorge et étirai la peau, scrutant de près pour vérifier ce qui était déjà fort évident. Je me rassis sur le lit, désorienté, et elle s’assit à côté de moi. Je posai la tête sur ses genoux et fixai le plafond d’un regard vide.

— Je crois que tu l’as peut-être rêvé, Liocha, dit-elle d’un ton apaisant, me rappelant, pour la première fois, et avec force, ma mère.

Je secouai la tête misérablement.

— Non. Ce n’était pas un rêve. Je l’ai vu. J’ai vu quelque chose.

— Et tu croyais que j’étais devenue un vampire ?

Il y avait un ton moqueur dans sa question.

— Oui, dis-je, et une larme me vint.

Je pris sa main dans la mienne et la pressai contre mes lèvres. Elle réfléchit un moment avant de penser à l’inévitable question.

— Alors que faisais-tu ici ce matin ?

— J’étais venu pour te tuer.

Elle le prit bien.

— Je vois.

— Mais je n’ai pas pu, expliquai-je.

Elle réfléchit un moment de plus.

— Alors…

Elle n’acheva pas sa question. Au lieu de cela, je sentis ses mains sur ma poitrine, tirant ma chemise pour l’ouvrir, recherchant quelque chose.

— Tu ne la portes pas, dit-elle. L’icône – tu l’as enlevée.

— Je l’ai donnée à Dimitri.

— Mais elle t’aurait protégé. Si j’avais été… Si j’avais été un vampire, j’aurais pu te tuer – ou pire. Es-tu fou ? Tu as donné ton unique protection.

— Cela ne protège absolument pas, expliquai-je. Ils ne sont pas superstitieux.

Moi, je suis superstitieuse, cria Domnikiia. Cela m’aurait gardée, moi, à distance. (Elle réfléchit un moment de plus.) Était-ce ce que tu voulais ? demanda-t-elle, incrédule. Tu es un idiot, Alexeï Ivanovitch, un idiot sentimental. (Elle marqua une pause avant d’ajouter calmement : ) Mais merci.

— Comme si quelque chose pouvait te maintenir à distance de moi, murmurai-je.

Elle sourit puis se pencha pour m’embrasser.

— Nous ne savons toujours pas ce que tu as vu, dit-elle. Peut-être peuvent-ils faire cela : changer leurs visages pour ressembler à quelqu’un d’autre.

— Je n’ai jamais vu son visage, avouai-je.

J’avais déjà pris conscience que mes raisons de supposer qu’il s’était agi de Domnikiia étaient peu étoffées.

— Eh bien, il semblerait que j’aie eu de la chance de m’échapper. Je n’aimerais pas avoir été tuée par un idiot pendant que je dormais. Alors, qu’as-tu vu ?

— Juste son dos… ses cheveux. Ils ressemblaient tellement aux tiens.

J’avais déjà compris.

— Oh mon Dieu ! murmura Domnikiia. Margarita ! Elle utilise parfois cette chambre lorsque je ne suis pas là. Elle est plus grande que la sienne. La porte qui les relie n’est jamais fermée.

Elle bondit sur ses pieds et se rendit à la porte.

— Attends ! appelai-je. Étant donné ce que j’ai vu, elle devrait être un vampire à l’heure qu’il est.

— Alors que suis-je censée faire, simplement la laisser ?

— Laisse-moi y aller en premier.

— Et si elle est un vampire ?

— C’est le jour, expliquai-je. Elle ne pourra pas faire grand-chose.

Je ramassai ma dague sur la chaise et m’approchai de la porte. Je sentais Domnikiia, derrière moi, se presser contre mon corps. Malgré toutes mes craintes pour sa sécurité, il était rassurant de l’avoir là. Lorsque je tournai la poignée de la porte, je sentis une fatigue débilitante en moi. Je n’avais plus envie de traquer dans Moscou des vampires tueurs, ou même des Français meurtriers. Je voulais qu’ils partent tous et qu’ils me laissent profiter de la vie. Mais je savais que je devais continuer. J’ouvris la porte.

À l’intérieur, il faisait sombre. Les rideaux étaient fermés et, dans le peu de lumière qu’il y avait, je pus distinguer une silhouette sur le lit.

— Reste ici, murmurai-je à Domnikiia, et je commençai à avancer à petits pas vers la fenêtre, gardant toujours mon dos au mur.

Lorsque j’y parvins, je ne perdis pas de temps à tirer le rideau d’un côté et à inonder la chambre de lumière.

Iouda n’avait pas changé d’attitude à l’égard de sa progéniture. Il se sentait, comme il me l’avait autrefois expliqué dans cette pièce remplie de cadavres en putréfaction, dénué de toute responsabilité à long terme. L’objectif de la mise en scène de la nuit précédente n’avait pas été de convertir Margarita en un autre vampire qui pourrait l’accompagner à travers les siècles. Il n’avait été qu’une mascarade à mon intention, de façon à me faire croire que Domnikiia était devenue un vampire et me conduire à la tuer, comme j’avais été si proche de le faire. La savoir morte de ma main était une vengeance contre moi bien plus savoureuse que tout ce que Iouda aurait pu lui infliger lui-même.

Mais une fois que la représentation avait été jouée, Iouda n’avait plus aucun besoin des figurants. Sur le lit, Margarita gisait nue, sur le dos. Ses jambes étaient rassemblées et droites, ses bras étaient mollement étendus de chaque côté d’elle, dans un sinistre simulacre de notre Seigneur crucifié. Sa longue chevelure sombre rayonnait sur les oreillers comme un halo, entourant un visage dont les yeux morts fixaient le plafond, sans expression.

De son côté droit, les draps et les oreillers étaient trempés de sang rouge vif, dont son estomac, sa poitrine et ses joues avaient également été enduits. Le côté droit de sa gorge était déchiré et ouvert à la manière caractéristique des voordalaki.

Domnikiia hurla.



Domnikiia ne demeura pas dans la maison close après cela. Ni aucune d’elles. Les autorités commencèrent une enquête. Un bref coup d’œil à mes papiers suffit à les persuader de ne pas me harceler, pas plus que Domnikiia, bien que je doutais que cela les convainc vraiment de mon innocence. J’aurais pu leur dire de terminer leur enquête le plus rapidement possible, mais je choisis de ne pas le faire. Je voulais que la nature de Iouda et des autres Opritchniki soit connue de tous, mais c’était quelque chose que la police devrait découvrir par elle-même. Je n’aurais pas été cru si j’avais donné ma version des faits.

Et de fait, ils se montrèrent peu intéressés par un corps de plus parmi des milliers. Ils cherchaient davantage à identifier ceux qui, à Moscou, avaient collaboré avec l’envahisseur. S’ils avaient choisi de parler avec Domnikiia, ils auraient aisément noté une différence entre sa description du cadavre de Margarita et ce qu’ils trouvèrent. Une blessure supplémentaire était apparue.

Après que j’eus conduit Domnikiia hors de la chambre de sa collègue et dans la sienne, j’étais retourné voir Margarita. Son corps était sans vie. Ses yeux morts n’eurent pas la moindre réaction aux changements de lumière. Sa chair ne brûla pas lorsqu’elle entra en contact avec le soleil. Pour autant que n’importe qui puisse le dire, Iouda avait provoqué sa mort, pas initié sa transformation. Mais je me rappelai un autre corps que j’avais autrefois vu dans un état guère différent : le corps d’un jeune soldat russe dénommé Pavel, transporté sur une carriole de bois à travers les rues de Moscou. Lui aussi avait semblé mort. Lui aussi avait pu rester sous le regard du soleil sans en être affecté. Mais son corps ne s’était pas décomposé, car il avait échangé du sang avec un vampire et en était ainsi, en quelques jours ou quelques semaines, devenu un.

Je ne pouvais laisser cela se produire. D’un seul geste, rapide et décidé, je perçai son cœur mort à l’aide du pieu de bois de ma dague. Comme cela m’était facile de faire cela à Margarita alors que jamais je ne l’aurais pu sur Domnikiia…

Domnikiia logea avec moi à l’auberge. Ce ne fut pas la meilleure période dans notre relation. Domnikiia avait peut-être conservé son âme, mais la mort de Margarita avait durement affecté son esprit. Son énergie était réduite à presque rien. Elle ne souriait pas, ne plaisantait pas, ne haïssait même pas. Toutes ces réactions étaient, j’en étais certain, très naturelles compte tenu des circonstances, et ces qualités reviendraient avec le temps, mais pour le moment elle n’était même pas une ombre de la Domnikiia que j’avais connue et aimée. Cependant, pis encore que la perte de ces choses que j’admirais en elle, je trouvais maintenant sa dépendance vis-à-vis de moi étouffante. De nouveau, ce n’était qu’une réaction temporaire au choc qu’elle avait subi, mais cela me rappelait que, quoi qu’il nous arrive, tant que nous étions ensemble, elle était sous ma responsabilité. J’avais déjà des responsabilités : Marfa et Dimitri. Bien sûr, je pouvais en assumer une de plus, mais je ne le voulais simplement pas. Domnikiia était censée être mon irresponsabilité, la personne avec laquelle je n’avais pas à me préoccuper de l’avenir ou du monde extérieur. Maintenant plus que jamais, c’était ce dont j’avais besoin. Le carnage dont j’avais été témoin durant ces mois de l’automne 1812 m’avait transformé en vieil homme. J’avais perdu les trois personnes qui m’étaient les plus proches ; Max et Vadim par la perte de leur vie même, Dimitri par celle, insupportable, de la confiance. La lâche retraite de Dimitri devant l’avenir s’était avérée être une réponse sage, une réponse que, maintenant, à peine quelques jours plus tard, je faisais mienne. La terreur qui m’avait consumé à Moscou après l’incendie était revenue. La sécurité avait alors semblé résider dans la fuite, et désormais elle se trouvait dans l’immobilité. Pourtant, j’aurais aimé que Domnikiia – la vraie Domnikiia – ait été là pour me distraire de la réalité de mon inaction ; soit pour remplir mes jours de banale frivolité, soit pour me résister d’une façon qui me forcerait à justifier ma torpeur ou qui la briserait.

Au lieu de cela, elle était simplement docile. Elle aurait pu m’aiguillonner à poursuivre, à l’ouest, les Français ou les deux Opritchniki survivants, ou elle aurait pu me supplier de rester avec elle à Moscou. De fait, je restai, mais non parce qu’elle me supplia – elle parlait à peine. Mon bras blessé constituait une excuse, mais il était en bonne voie de rétablissement, et j’avais chevauché dans la bataille avec des blessures bien pires. La peur justifiait que je reste.



Les funérailles de Margarita eurent lieu trois jours après sa mort. Elle s’avéra avoir de nombreux amis et connaissances qui prirent le temps de venir, même si peu parlaient entre eux, en particulier les hommes. Des neuf officiers en uniforme qui étaient présents, je fus surpris de constater que quatre étaient de rang supérieur au mien. Il était vraiment étonnant que Margarita ait droit à un enterrement. Les incendies à Moscou n’avaient pas causé beaucoup de morts, mais la famille qui s’était ensuivie avait balayé des milliers de vies, tant chez les natifs que chez les envahisseurs. La plupart attendaient encore d’être transportés vers les fosses communes. De ce que je pus comprendre, c’était Piotr Piétrovitch qui avait payé pour la cérémonie. Sa diligence à prendre soin de ses biens se révélait s’étendre au-delà des simples bonnes affaires.

Plus important, l’enterrement marqua un tournant dans l’humeur de Domnikiia. Ayant pu faire ses adieux formels à son amie et collègue, quelques touches de son ancien charme commencèrent à réapparaître. Même ainsi, le souvenir d’elle durant ses moments les plus difficiles me hantait toujours.

Quelques jours plus tard, alors que nous étions assis dans mes appartements à l’auberge, elle m’annonça :

— Je vais trouver un travail.

— Tu as déjà un travail. Ou du moins tu en auras un lorsque Piotr Piétrovitch rouvrira, lui dis-je.

M’entendre dire ces paroles était étrange. La plupart des hommes dans ma situation auraient été ravis que leur maîtresse abandonne une telle profession, mais je m’y étais habitué.

— Je ne peux pas retourner là-bas. Ce qui est arrivé à Margarita… Eh bien, si ce n’avait été Iouda, ç’aurait pu être quelqu’un d’autre. Cela pourrait m’arriver un jour.

— Piotr Piétrovitch te laissera-t-il partir ?

Je n’essayais pas de placer des obstacles sur son chemin, mais elle dut le voir comme cela.

— S’il refuse, il devra en répondre auprès de toi.

Je m’approchai d’elle et lui embrassai la joue.

— Il le devra certainement. (Je m’assis à côté d’elle.) Alors, que comptes-tu faire ?

— Je pourrais travailler dans une boutique, ou entrer au service de quelqu’un.

— Je connais peut-être des gens qui pourraient te prendre comme bonne.

— Ici, ou à Pétersbourg ?

— Certains ici ; mais la plupart à Pétersbourg.

— Je préférerais Moscou, répondit-elle.

Je préférerais aussi te savoir à Moscou, pensai-je, mais sans le dire.

— D’un autre côté, demanda-t-elle pensivement, ton épouse ne souhaiterait-elle pas une nouvelle bonne ?

L’illusion de commodité d’un tel arrangement fut rapidement bannie par le risque infini que cela me ferait prendre en réalité. Une épouse dans une ville et une maîtresse dans une autre était un aménagement confortable. Avoir les deux dans la même ville ajouterait du piquant. Avoir les deux dans la même maison relevait de Molière. Cela ne pourrait jamais être. Je savais qu’elle finirait par le comprendre mais, dans son humeur présente, un refus brutal aurait pu être préjudiciable.

— N’aimerais-tu pas cela ? poursuivit-elle. (Pourtant je n’arrivais pas à trouver la moindre réponse à lui donner.) Prostak, murmura-t-elle doucement.

C’était un mot que l’on entendait beaucoup à l’armée, particulièrement chez les joueurs de cartes ; une insulte qu’ils réservaient aux naïfs.

— Je te demande pardon ? dis-je, feignant d’être offensé.

— Tu as bien entendu, répondit-elle.

Je ne sais pas si elle avait tenté de me piéger tout du long, ou si c’était simplement pour nous sortir tous deux de l’embarras. Quoi qu’il en soit, c’était une joie de l’entendre parler de nouveau avec cette impertinence facile.

— Je ne suis pas surprise que Iouda ait trouvé si facile de te duper, ajouta-t-elle d’en air entendu.

Parfois son humour n’exprimait rien de joyeux.



— Capitaine Danilov !

Je venais tout juste de franchir la porte de l’auberge. Une semaine s’était maintenant écoulée depuis la mort de Margarita ; un mois depuis le départ de Bonaparte. La neige formait une couche épaisse sur le sol. Je tournai la tête pour voir d’où était venu l’appel.

J’eus un large sourire en reconnaissant le visage familier qui émergeait d’une porte de l’autre côté de la rue. C’était Natalia.

Elle accouru pour me prendre dans ses bras. Je la serrai fortement quelques instants, m’accrochant à elle comme à l’unique personne dans mon monde qui n’était pas devenue terriblement étrangère au cours des dernières semaines.

— Comment vas-tu, ma chère Natacha ? demandai-je.

— Bien. Enfin, mieux que la dernière fois que vous nous avez vus. Nous avons un toit. Père a du travail. Et vous ?

— Je vais bien ; un peu las de la guerre. J’avais l’intention de venir te voir.

Nous marchâmes le long de la rue tout en parlant, comme le font habituellement les Moscovites durant l’hiver, évitant le froid qui pénétrerait nos os si nous restions immobiles.

— Ce n’est pas grave, dit-elle. Le capitaine Petrenko a dit que vous seriez occupé à lutter contre les Français.

— Tu as vu Dimitri ? demandai-je, surpris qu’il ait été à Moscou.

Elle acquiesça.

— Il a dit qu’il allait à leur poursuite lui aussi.

— À la poursuite des Français ?

— Non, des Anglais, dit-elle, sarcastique.

Et pourquoi ne l’aurait-elle pas été ? Elle n’avait aucune raison de soupçonner que Dimitri ou moi ayons un ennemi autre que Bonaparte.

— Quand l’as-tu vu ?

— Hum… il y a cinq jours.

— Comment allait-il ?

— Comme vous : épuisé, mais il continuait quand même. (Je me demandai si c’était censé être une pique contre moi.) Je lui ai dit de ne pas y aller, que les Français pourraient partir sans son aide. Mais il a dit qu’il vous le devait. C’est vous qui l’avez obligé à y aller ?

— Pas volontairement.

— Est-ce que vous allez le suivre ?

Je réfléchis un moment, mais sans parvenir à une conclusion.

— Je ne sais pas, lui dis-je.

—Et puis aujourd’hui, j’ai reçu une lettre de lui, poursuivit-elle. Je fus abasourdi qu’une fille de sa condition sache lire, mais la possibilité d’avoir des nouvelles de Dimitri était bien plus stimulante.

— Qu’a-t-il dit ? demandai-je d’un ton pressant.

— C’est entre lui et moi, répondit-elle avec un petit sourire fier et satisfait. Mais il a ajouté cela pour vous. (Elle me tendit une petite enveloppe.) Il a dit que c’était plus sûr que de vous l’envoyer directement. Cela signifie-t-il qu’il y a encore des espions français dans les environs ?

J’observai l’enveloppe entre mes mains. Le mot «Alexeï», écrit de la main de Dimitri, était tout ce qui figurait à l’extérieur. La lettre était très fine – elle ne contenait peut-être qu’un unique feuillet, mais j’avais hâte de la lire.

— Vous croyez ? demanda Natacha.

— Croire quoi ?

— Qu’il y a encore des espions français à Moscou.

— Probablement pas, dis-je distraitement. Mais Dimitri est toujours prudent.

— Vous voulez la lire, n’est-ce pas ? (Je hochai la tête.) Je pensais bien. C’est pour cela que je l’ai apportée directement ici. Je vais vous laisser poursuivre votre chemin.

— Merci, dis-je avec un sourire.

Je lui baisai la main et pris congé.

— Est-ce que vous allez nous rendre visite ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

— C’est ce qu’a dit Mitka.

— Alors c’est ce qu’il fera.

Et c’était une chose à propos de Dimitri dont j’étais certain.

J’ouvris la lettre dès que je fus de retour à l’auberge. Elle était datée du 3 novembre, trois jours auparavant, et elle était succincte, comme Dimitri en avait l’habitude.



«Alexeï,

Je crois que j’ai retrouvé la trace de Iouda et Foma. Ils ont infiltré l‘armée française et battent en retraite avec elle. Si mon instinct me dit de les laisser faire, je sais que tu ne serais pas d’accord et je pense qu’il est temps que je m’en remette à toi sur ce point. Je séjourne à Smolensk, à l’hôtellerie près du Dniepr, où nous avons logé la dernière fois que nous sommes venus (Я8). S’il te plaît, rejoins-moi ici aussi vite que possible,

Ton ami et camarade,

Dimitri Fétioukovitch Petrenko.»



Je n’avais plus l’excuse de mon bras pour me retenir à Moscou : il était presque guéri. Je n’avais plus l’excuse de ne pas savoir où je devais me rendre : la lettre de Dimitri me l’indiquait. Je n’avais aucun moyen d’éviter de me mettre en route une fois de plus, et je ne le souhaitais d’ailleurs pas.

Je montrai la lettre à Domnikiia. Elle la lut rapidement.

— Combien de temps penses-tu que cela va prendre ? demanda-t-elle.

— Qui te dit que j’y vais ?

Elle afficha une expression qui me disait que je ne la dupais pas davantage que je ne me dupais moi-même. Mes craintes exigeaient que je me trouve des excuses, mais la lettre ne m’en autorisait aucune.

— Tu penses que je devrais y aller, après tout ce qu’a fait Dimitri ? lui demandai-je.

— Non, mais toi tu penses que tu dois y aller.

— Et cela ne te fait rien ?

— Cela changerait-il quoi que ce soit si c’était le cas ?

Elle avait probablement raison.

Je me précipitai en bas et ordonnai de faire préparer un cheval, puis je revins et entrepris de faire mes bagages avec l’aide de Domnikiia. Je fus rapidement prêt. J’écrivis une liste de noms de gens que je connaissais à Moscou et qui étaient susceptibles de l’employer, ainsi qu’une lettre de recommandation hâtive. Je pris ses deux mains alors que je me tenais à la porte. Soudainement, il me sembla que c’était davantage un adieu* qu’un au revoir*.

— Tu auras un travail quand je reviendrai, lui dis-je.

— Peut-être, dit-elle calmement, puis elle me regarda dans les yeux avec intensité. S’il te plaît, ne t’en vas pas, Liocha, implora-t-elle.

Je l’envisageai un instant, mais pas plus que cela.

— Je le dois.

Elle eut un petit sourire en coin.

— Tu vois, dit-elle. Cela ne changerait rien du tout. Tu es trop transparent, Liocha, espèce de prostak.

J’eus un large sourire et la serrai fort dans mes bras.

— Je vais revenir, murmurai-je.

Je sortis dans la rue hivernale, me mis en selle et partis vers l’ouest une fois de plus, cette fois non pas à la poursuite des Français, mais des deux derniers Opritchniki.