Chapitre 13

— Voordalak !

Le mot s’était frayé un chemin du plus profond de mes souvenirs d’enfance jusqu’à mes cordes vocales avant que mon esprit adulte ait eu le temps de le noyer dans le mépris. J’entendis le mot chuchoté et seulement alors réalisai-je que c’était moi qui l’avais prononcé.

Voordalak. Le vampire. J’entendis le mot énoncé par la voix qui me l’avait dit pour la première fois. Le souvenir se fit instantanément vif : la vieille maison à Pétersbourg qui appartenait à ma grand-mère et dans laquelle elle s’était retirée, dans quelques pièces seulement, dans son grand âge et sa richesse sur le déclin ; le goût et la texture des pirojki sucrés dont elle maintenait un approvisionnement apparemment sans fin ; les enfants rassemblés autour d’elle – moi-même et mes deux frères, ainsi que divers cousins dont je ne parvenais jamais vraiment à garder le compte – écoutant ses histoires.

Ma grand-mère était l’incarnation même de la dichotomie qui régnait au cœur de l’esprit russe. C’était du moins, et exprimé en des termes quelque peu différents, ce que mon père, son fils, m’avait élevé à croire et donc ce que je croyais. Malgré la dilution du capital de sa famille au fil des générations, elle maintenait une conviction inébranlable dans l’étiquette, dans le maintien d’une attitude appropriée à son statut et dans l’ordre absolu d’inspiration divine de la société et du monde en général. Et pourtant, derrière cette fierté affichée, il y avait l’intelligence d’une paysanne. Il n’y avait aucune stupidité en elle, simplement une absence totale de toute éducation et, pire que cela – bien pire –, une absence d’envie d’être éduquée. Elle avait hérité sa fortune de ses parents et eux-mêmes de leurs propres parents, et sa connaissance du monde lui était venue, intacte, par la même voie. Tout comme elle échoua, retranchée dans les quelques pièces habitables de sa maison autrefois grandiose, avec une unique domestique vieillissante pour la servir, à comprendre que la richesse n’était pas éternelle mais qu’elle devait être continuellement renouvelée, elle échoua aussi à réaliser que la connaissance elle-même doit être renouvelée et non simplement conservée. Les deux concepts – aussi bien dans le succès que dans l’échec – étaient indissociables. Ce n’était pas pour rien que le Christ avait choisi le mot « talent » dans sa parabole.

Et ce fut ainsi de manière entièrement conforme à sa propre éducation que ma grand-mère transmit ses connaissances à ses enfants et, plus tard, à ses petits-enfants. D’elle, j’appris de vastes pans de l’histoire de l’empire que je ne remis jamais en cause, et davantage encore en matière de religion, que je contestai constamment et en vain. Mais sa plus grande joie, la plus grande expression de son amour envers nous, résidait dans ses tentatives de nous terrifier. Elle nous racontait des histoires avec la même confiance personnelle avec laquelle elle décrivait le Tsar Pierre ou Jésus, évoquant toutes les horreurs – tant naturelles que surnaturelles – dont on pouvait s’attendre qu’elles empêchent un enfant de dormir. Elle parlait de sorcières, de loups, d’invasions de rats et, ce qui m’effrayait plus que tout, de voordalaki : les vampires morts-vivants.

Mon père me remit rapidement sur le droit chemin à cet égard. Longtemps avant ma naissance – ayant constaté le luxe dans lequel vivaient certains de ses cousins plus lointains, tandis qu’il avait à travailler pour maintenir le plus modeste des ménages – il avait pris conscience des failles dans la vision que sa mère avait du monde. Il savait que sa famille aurait à créer sa propre richesse et que, pour y parvenir, elle devrait acquérir une éducation. Il avait écarté de son esprit les histoires de vampires et, lorsqu’il découvrit que je les avais entendues aussi, il les écarta du mien. Il trouva de l’argent pour payer une certaine éducation à chacun de mes frères et à moi, et je fus assez chanceux (ou malchanceux) pour que ce soit une éducation militaire. Tout souvenir de vampire, sorcière, loup et invasion de rats disparut de mon esprit et je devins un homme.

Ma grand-mère mourut lorsque j’avais sept ans, mais il semblait qu’elle avait été plus éclairée que je l’avais pensé. « Donnez-moi un enfant jusqu’à ce qu’il ait sept ans et je vous donnerai l’homme. » Saint Ignace avait dit cela et ma grand-mère l’avait, semblait-il, su. Car en cet instant, lorsque je vis Matfeï en bas, dans cette cave, recourbé sur le corps du soldat, tout ce que ma grand-mère m’avait dit resurgit dans mon esprit comme une armée d’invasion. Maintenant que je l’avais vu de mes propres yeux, la conviction que j’avais eue étant enfant, et que ma grand-mère savait m’avoir inculquée, me saisit avec une force renouvelée. Ces créatures existaient réellement. Je l’avais vu. Et à cette connaissance s’ajouta une autre certitude – dont ma grand-mère m’avait là encore imprégné comme d’une vérité indiscutable – selon laquelle de telles créatures étaient le mal et devaient être détruites.

En un instant, je me remémorai tous ces souvenirs, toutes ces connaissances, le temps d’écouter un unique mot, chuchoté par mes propres lèvres.

Voordalak !

Matfeï l’entendit également. Il se releva de son macabre repas et jeta un regard en direction de la trappe ouverte. Je fis rapidement un pas en arrière dans l’ombre. Je pouvais encore observer la moitié inférieure du corps de Matfeï, mais pas son visage. Il hésita, se demandant s’il avait véritablement entendu un bruit et si cela constituait un réel danger. Il choisit rapidement la voie de la discrétion et je vis ses pieds remonter les marches de la cave et disparaître dans la taverne au-dessus. Il claqua la porte derrière lui.

Je me laissai tomber dans la cave et examinai le corps maculé du soldat. Il était très certainement mort. Ses grands yeux fixaient sans le voir le plafond et, dans la demi-lumière glauque de la lanterne, sa peau avait une teinte de cendre, toute couleur ayant reflué de son corps pour se déverser dans la mare qui souillait le sol autour de lui ; et dans le corps de Matfeï. Les blessures de sa gorge étaient horribles. Des cavités rouges béantes remplaçaient la chair. Son larynx écrasé était resté en place mais, de part et d’autre, les muscles de son cou avaient été arrachés si profondément que les deux cavités se rejoignaient : j’aurais pu, si je l’avais souhaité, glisser deux doigts dans l’une des blessures et les voir émerger de l’autre.

Je perçus un bruit de pas dans la pièce au-dessus et me rappelai que la créature ayant commis cela était toujours dans le bâtiment. Il n’y avait rien à faire pour l’homme mort avec qui je partageais cette cave, mais je pouvais accomplir beaucoup pour le venger. Et, aiguillonné par ma grand-mère décédée, insensible au fait qu’il s’agissait d’un Français, mon ennemi, j’en fis mon objectif immédiat. Je grimpai hors de la cave et détalai de l’autre côté de la rue pour me cacher. J’observai la taverne et n’eus pas à patienter très longtemps pour voir Matfeï émerger précautionneusement de la porte principale. Il jeta un coup d’œil de chaque côté puis fit quelques pas en direction de la cave ouverte, y glissant un regard pendant un instant mais n’observant rien d’autre que les restes de ce qu’il y avait laissé. Il aurait pu être opportun de l’attaquer ici et maintenant, mais je ne m’imaginais pas sortir vainqueur d’une telle bataille. Je n’étais pas armé de mon épée – cela n’aurait pas été compatible avec mon apparence de majordome – et je n’avais qu’un couteau caché dans mon manteau. De surcroît, dans toutes les histoires de ma grand-mère, le voordalak réagissait rarement aux méthodes d’assassinat simplistes si efficaces sur les humains.

Il se remit en route, se dirigeant de nouveau vers le nord-est. Il semblait progresser plus prudemment qu’auparavant : bien qu’il ne soit plus préoccupé à l’idée de croiser quelqu’un, il jetait de temps à autre un regard par-dessus son épaule de crainte d’être suivi. Je ne pense pas qu’il me vit ou m’entendit, mais il savait que quelqu’un l’avait observé dans la cave de la taverne. Il semblait également plus pressé – son allure était vive, devenant occasionnellement une course trébuchante. Je crus d’abord que c’était un effort pour échapper à son poursuivant, mais cela paraissait peu efficace. Je compris ensuite que cela était lié à un autre élément du folklore que ma grand-mère superstitieuse – je savais maintenant combien j’avais eu tort de la considérer ainsi – m’avait inculqué lorsque j’étais enfant. L’aube approchait. La lumière rouge terne de la ville en flammes, qui avait rempli le ciel toute la nuit, était maintenant remplacée par la demi-lueur du soleil qui ne s’était pas encore levé. Se pouvait-il que, comme dans la légende, Matfeï doive s’en retourner vers quelque endroit sombre pour se reposer ? Qu’il puisse périr si le moindre rayon de soleil le touchait ? «Nous dormons le jour et tuons la nuit. » Ç’avaient été les propres mots de Piotr lors de notre première rencontre, trois semaines auparavant ; des mots qui auraient facilement pu sortir de la bouche de ma grand-mère ou de toute grand-mère lorsqu’elle décrivait à ses chers petits-enfants les vieilles histoires de rencontres avec ces redoutables créatures de la nuit. En tant que tactique militaire, il y avait beaucoup à dire en sa faveur. Elle imitait le mode de vie adopté par de si nombreuses créatures prédatrices dans la nature. Mais il semblait que Matfeï et ses amis avaient choisi cette existence non pas par imitation des loups ou des chauves-souris, mais parce que eux-mêmes – les Opritchniki – étaient des créatures sauvages, contraintes par la nature d’obéir à cette contrainte de vie nocturne.

Nous étions désormais dans une zone qui m’était très familière, à deux pâtés de maisons seulement de la maison de la rue Degtiarni où j’avais passé tant d’heures si agréables en compagnie de Domnikiia. Je remerciai le Seigneur qu’elle ne soit plus en ville. Mais Matfeï poursuivit, parcourant des rues déjà consumées par les grands incendies, d’autres qui étaient encore en flammes. Ce fut dans la rue Gruzinskaïa qu’il sembla arrivé à destination.

C’était une petite maison, bien plus humble que la plupart de celles occupées par les Français. De l’extérieur, je pouvais voir les fenêtres étroites et basses qui autorisaient un peu de lumière à pénétrer dans une cave pour laquelle il n’existait aucune entrée depuis la rue. Matfeï se jeta dans la cour par-dessus la clôture et, écoutant le bruit de ses pas, je pus entendre que son chemin descendait vers la cave au lieu de monter vers l’étage. Je tentai de regarder à l’intérieur de la cave à travers ces petites fenêtres à l’avant mais je ne pus rien voir. Elles avaient été peintes de l’intérieur ou couvertes par des rideaux.

C’était la première fois que je marquai une pause depuis que j’avais vu Matfeï dans la cave. Ce qu’il avait fait à cet homme – et je chassai l’image de mon esprit aussitôt que je l’eus rappelée – était certainement abominable, inhumain même, mais j’avais déjà assez parcouru le monde pour savoir que les humains étaient tout à fait capables d’accomplir des actes inhumains. J’en avais été témoin durant les quelques heures que j’avais passées captif des Turcs. Mais ce qu’eux ou moi pouvions être amenés à faire in extremis n’était pas comparable à ce que j’avais vu Matfeï faire. Et pourtant, dans la lumière envahissante de l’aube, les souvenirs des récits de ma grand-mère commencèrent à battre en retraite une fois de plus. La rationalité de mon père se réaffirmait. Peut-être ma grand-mère avait-elle raison ; il existait des créatures qui buvaient le sang des hommes. Peut-être ? La question n’avait maintenant plus lieu d’être, j’en avais été témoin moi-même. Mais cela ne signifiait pas qu’un terme particulier comme voordalak nécessitait d’être évoqué pour les décrire. Matfeï n’était qu’un homme, aussi tordue et vile soit son espèce. Un cannibale n’est pas moins une abomination qu’un vampire, mais c’est un concept bien plus facile à gérer.

Quelle que soit sa nature, elle ne ferait aucune différence pour son sort. Il devait mourir et j’allais le tuer. Cela n’avait aucune importance qu’il soit mon allié ; c’était désormais un problème qui dépassait le cadre de la guerre. Cela au moins avait subsisté de ce que ma grand-mère m’avait inculqué : une certitude de ce qui relevait du bien et du mal, un sentiment partagé par l’humanité tout entière que, peu importent les différends que nous avions les uns avec les autres, il existait certaines limites à ne pas franchir. Mais la nature de Matfeï influait effectivement sur la question de savoir s’il serait facile de s’en débarrasser. S’il n’était qu’un spécimen dégénéré de l’humanité, je devrais avoir peu de difficultés. Si c’était un vampire, je devrais alors être plus prudent. Je tentai de me souvenir davantage du folklore, mais je savais que, même si je parvenais à me rappeler les mots de ma grand-mère, je n’aurais aucun moyen de distinguer le noyau factuel de générations d’enjolivements. Je ne voulais pas finir comme proie pour Matfeï simplement pour avoir cru quelque méthode livresque pour tuer un vampire. Pas plus que je souhaitais me retenir d’utiliser une attaque conventionnelle qui pouvait en réalité s’avérer parfaitement efficace. Comme bien souvent, je me demandai ce que Max aurait fait.

Max ! Pour lui aussi, la nature de ces créatures n’avait pas eu d’importance. Je l’avais abandonné avec eux et, après avoir vu la façon dont Matfeï avait accompli sa tâche dans la cave, je n’avais à présent aucune raison de supposer qu’ils aient traité Max différemment. Qu’ils soient des vampires ou des hommes, ils avaient probablement arraché la chair de son corps et dévoré celle-ci alors qu’il était encore vivant. Mais alors un autre élément du folklore émergea de ma mémoire et je priai Dieu pour que ma grand-mère se soit trompée ou que les Opritchniki ne soient que des hommes.

Je sautai par-dessus la barrière. L’aube était en train de devenir plus lumineuse et les oiseaux lui adressaient leur chant de salutations de toutes leurs forces, mais il faudrait encore cinq bonnes minutes avant que le soleil se lève effectivement. Et pourtant, me demandai-je, quelle confiance pouvais-je placer dans les vieilles légendes selon lesquelles ces créatures devaient disparaître pour l’éternité en présence du soleil ? En fin de compte, cela n’avait pas d’importance. Matfeï devait mourir. Les neuf Opritchniki restants devaient mourir. Et pour en éliminer neuf, je devais commencer par en tuer un, et Matfeï m’attendait en ce moment même en bas de l’escalier conduisant à la cave. Du moins, j’espérais que ce n’était que Matfeï. Ces créatures dormaient-elles seules ? Allais-je descendre là-dedans pour les trouver tous les neuf attendant de m’accueillir, informés, après mes tentatives ineptes pour suivre Foma la nuit passée, que j’étais à leur poursuite ? Le long trajet sanglant de Matfeï à travers la ville avait-il été un simple piège afin de m’attirer jusqu’à cet endroit pour supprimer une fois pour toutes un obstacle à leurs activités ?

Au-delà de la clôture, dans une petite cour, une volée de marches en pierre descendait vers la cave. En bas, une porte fermée cachait à ma vue ce qui se trouvait à l’intérieur. Matfeï, pour sûr, mais qui d’autre, je l’ignorais. Je descendis sur la pointe des pieds et écoutai à la porte. Tout était silencieux. Je tournai la poignée et me glissai à l’intérieur.

Il faisait sombre, mais pas nuit noire. Un peu de lumière filtrait par la porte ouverte, et le tissu grossièrement déchiré que je pouvais apercevoir, drapé sur les hautes et petites fenêtres, ne masquait pas totalement la lueur du jour qui se levait dehors. L’atmosphère était viciée et humide, et plus froide que l’air de la rue. En quelques instants, mes yeux s’étaient ajustés à la faible lumière et je vis ce qui était disposé dans la cave.

Il y avait deux cercueils. Je les appelle « cercueils» à cause de leur usage effectif. Ils n’avaient pas été construits pour être des cercueils, mais simplement pour servir de grands coffres du genre de ceux fréquemment utilisés pour transporter des mousquets et d’autres armes vers les lignes de front. Leur taille et leur forme fournissaient un lieu de repos suffisant pour ces créatures mortes. Le plus éloigné de la porte était vide. Son couvercle était posé dessus de façon désordonnée, évoquant un lit défait et permettant de constater facilement que son occupant n’était pas encore revenu. L’autre était fermé avec soin et, conclus-je en relevant l’absence de toute autre cachette, abritait Matfeï.

Je me saisis du couvercle. Il n’était ni verrouillé ni attaché d’une quelconque manière et il se souleva donc facilement pour révéler le corps allongé de Matfeï. Pour quiconque ne connaissait pas la nature de cette créature, il aurait semblé mort. Même un médecin, qui pouvait vérifier les battements de son cœur ou sa respiration, n’aurait trouvé aucun signe de vie conventionnel. Tous les doutes que j’avais pu avoir s’étaient désormais envolés. Ce n’était pas un homme, aussi dépravé soit-il. C’était un voordalak. Il était la terreur de mon enfance faite chair. Il était allongé, tout à fait immobile, les paupières closes, les bras le long du corps. Il était, à bien des égards, très similaire au soldat dont il avait laissé le cadavre dans une autre cave, moins de une heure auparavant, mais la seule différence était son teint. Où le soldat avait été pâle – mortellement blanc, comme il convient à un cadavre –, Matfeï avait une mine chaude et vermeille. Toute la couleur ôtée au soldat avait été transférée, par le biais de son sang, dans la créature qui dormait devant moi. Et avec la couleur avait été également transférée la vie. Dans la nature, un animal peut se nourrir de la chair d’un autre ; l’absorption de la vie en est une conséquence inévitable. Mais ici vivait en Matfeï une créature qui se nourrissait directement de la vie des autres. Manger la chair et boire le sang étaient peut-être un mécanisme nécessaire – un simulacre répugnant de l’eucharistie –, mais le nutriment indispensable était la vie elle-même.

Je ne pouvais pas faire revenir cette vie, pas plus que les innombrables autres dont Matfeï s’était emparé en son temps, mais en mettant un terme à la sienne je pouvais au moins m’assurer qu’il n’y aurait pas davantage de morts de sa main. J’avais encore avec moi, dans ma poche, un grand couteau pliant. Je le sortis et l’ouvris. La lame était bien assez longue et résistante pour lui percer le cœur alors qu’il était allongé là, ignorant ma présence, mais j’hésitai. Je n’avais aucun scrupule à prendre sa vie – si l’on pouvait l’appeler ainsi –, mais je me remémorai de nouveau les histoires relatant combien il pouvait être difficile de tuer de tels monstres. Une lame de métal était inutile ; toutes les histoires que j’avais entendues s’accordaient sur ce point. L’argent pouvait-il éventuellement réussir ? Cela n’avait pas d’importance : ma lame était faite d’acier. Il fallait que ce soit une lame de bois, un pieu en bois.

Je regardai autour de moi et mes yeux se posèrent sur le couvercle que je venais tout juste de retirer du cercueil de Matfeï et d’appuyer contre le mur. Cela ferait-il l’affaire ? Ne me rappelais-je pas que ce ne pouvait être n’importe quel bois, mais uniquement de l’aubépine ? Le couvercle du coffre n’était certainement pas fait d’aubépine. Et comment pouvais-je obtenir un pieu utilisable à partir de ce couvercle plat ? Et où devais-je frapper Matfeï ? Les mots de ma grand-mère commençaient à me revenir clairement, trop clairement. Je me rappelais avec certitude que, dans certaines histoires, le voordalak devait être empalé au niveau du cœur, dans d’autres au niveau de la bouche. Se pouvait-il que les deux solutions soient correctes ? ou l’une d’elle l’était-elle seulement ?

Je regardai de nouveau le couteau dans mes mains. Je le trouvais solide et réconfortant. Je l’avais utilisé par le passé pour tuer. Certainement, quel que soit le type de créature qu’était Matfeï, il était soumis aux lois de la nature. Lui transpercer le cœur, peu importe le matériau utilisé, devrait l’anéantir. J’élevai la lame et me retournai vers ma victime.

Le poing de Matfeï s’abattit brutalement sur ma main, faisant tomber le couteau au sol. Il était debout à côté de son cercueil, à quelques pouces seulement de moi, manifestement réveillé par ma présence. Il me cogna des deux mains au niveau de la poitrine, me projetant avec une force herculéenne à travers la pièce. Je m’écroulai sur le couvercle du cercueil, le brisant en morceaux. Je luttai pour me remettre sur mes pieds et me redressai, appuyé contre le mur, haletant pour récupérer le souffle que le coup avait expulsé de mon corps.

— Alors, dit-il dans son français à l’accent épais. Le commandant russe a décidé qu’il en avait assez de son subordonné, c’est ça ? (Il s’avançait vers moi à grandes enjambées tout en parlant, menaçant, porté par une confiance que je n’avais vue chez aucun des Opritchniki auparavant. Ses yeux étaient remplis d’un feu de haine méprisante exclusivement dirigée contre moi.) Je suis surpris que vous vous abaissiez à vous salir les mains. (Il était de nouveau devant moi et me saisit par les revers de ma veste, pour me jeter avec violence à travers la pièce contre un autre mur.) Pourquoi ne pas embaucher quelqu’un d’autre pour nous tuer, une fois que nous aurons tué les Français pour vous ? J’ai vu comment vous et vos amis ricaniez face au maître quand il vous parlait – comme s’il était un vieux fou, un étranger qui ne méritait pas d’être dans votre belle ville.

Il avait traversé la pièce pour me rejoindre et, cette fois, il me frappa la mâchoire du dos de la main, avec la même puissance désinvolte dont je l’avais vu faire preuve un peu plus tôt. Cela me renvoya dans le coin, au milieu des restes brisés du couvercle de son cercueil. Face à sa force, j’étais impuissant. À la ferme près de Borodino, j’avais observé que les Opritchniki utilisaient la vitesse pour capturer leurs proies. Dans les rues et les maisons de Moscou, ç’avait été la furtivité. Ici, je découvris que Matfeï n’avait besoin ni de l’une ni de l’autre : sa puissance physique seule était largement suffisante pour lui permettre de me dominer. Mais, comme pour prouver que même cela ne serait pas l’instrument ultime de ma mort, il découvrit les dents, encore tachées du sang qu’il avait sucé à la gorge de ses dernières victimes. Ses canines, comme le racontent les contes populaires, étaient plus grandes que celles d’un humain mais n’étaient pas, contrairement à ce que j’avais imaginé dans mon enfance, les outils aiguisés et précis d’un chirurgien. C’étaient les crocs d’un chien, conçus davantage pour déchirer que pour percer.

— Vous autres, vous pensez être si raffinés, avec votre beauté et votre amour, poursuivit-il en s’approchant de moi. (J’étais surpris par ce sentiment insoupçonné d’aversion refoulée.) Mais Dimitri Fétioukovitch avait raison : vous n’avez pas l’estomac pour faire ce que nous faisons, ni les tripes pour nous arrêter.

Une infime part de moi voulait l’écouter, non par politesse mais poussée par un désir désespéré de découvrir ce qu’il pouvait y avoir dans l’esprit d’une créature telle que celle-ci. La lutte pour ma survie, toutefois, était d’une importance supérieure et je devais saisir l’occasion qui se présentait. Mon objectif n’était plus de tuer, mais simplement de rester en vie, ce qui signifiait la fuite : pour cela, j’avais besoin de l’éloigner autant que possible de la porte.

Je ramassai la moitié brisée du couvercle du cercueil et la tins devant moi à deux mains, comme si j’avais l’intention de l’utiliser comme un bouclier. Puis je l’abaissai de sorte que son côté brisé et dentelé pointe vers Matfeï comme une rangée de dents de bois aiguisées. Au même instant, je me redressai, m’extrayant du coin pour me précipiter sur lui. Le bord dentelé du lourd couvercle s’enfonça de bas en haut dans sa poitrine et lui fit perdre l’équilibre, l’élevant momentanément au-dessus du sol. Je continuai à courir, profitant de mon élan et le poussant à travers la pièce. S’il avait pu reprendre pied, il aurait pu être en mesure d’utiliser sa force immense contre moi ; mais avec ses pieds traînant sur le sol, incapables de trouver une prise, il ne pouvait rien faire.

Son dos heurta le mur opposé et il s’arrêta brutalement. Je fus, et le morceau de cercueil avec moi, stoppé une fraction de seconde plus tard mais, entre-temps, la lourde planche de bois avait avancé suffisamment loin pour lui écraser la poitrine. Des éclats de bois étaient entrés entre ses côtes brisées et avaient pénétré les organes en dessous. Tous mes sens me disaient de fuir, mais au lieu de cela je restai là, haletant, appuyant sur le couvercle de tout mon poids pour l’empaler contre le mur. Sa tête était affaissée sur sa poitrine et, pendant un moment, je crus qu’il était mort. Mais il releva rapidement le menton et je vis de nouveau l’éclat haineux de ses yeux. Il pressa ses bras contre le mur derrière lui et, malgré toute la force que je pouvais mobiliser contre lui, il commença à se redresser. Puis, avec un regard de surprise, il s’affaiblit et retomba. Les fragments de bois s’enfoncèrent un peu plus dans sa poitrine, tandis que le lourd couvercle suivait le mouvement de son corps. Je ne savais pas si son dernier spasme avait été celui d’un animal agonisant ou si, suite à son mouvement, une petite écharde avait finalement percé son cœur, mais son corps était désormais flasque et immobile.

Je retins mon souffle, craignant qu’il se réanime et se venge, ne sachant comment déterminer s’il était vraiment mort. Mon incertitude était superflue. La preuve de sa mort survint rapidement, d’une manière inattendue mais sans ambiguïté. Son corps tout entier subit une transformation graduelle, quasiment imperceptible. On aurait plus facilement pu repérer le mouvement des aiguilles d’une montre que remarquer tout événement spécifique marquant un changement en lui. Et pourtant, en moins de deux minutes, le cadavre s’était déshydraté sous mes yeux. La texture de la peau, de marmoréenne, devint crayeuse ; celle des cheveux vira de la soie au coton ; celle de ses yeux, du verre à la glace. Chaque qualité physique devenait une imitation peu convaincante de ce qu’elle avait été, tout comme, dans son existence de mort-vivant, sa vie tout entière avait été une imitation de l’homme qu’il avait autrefois été. À l’instant de sa mort, la créature qui était devant moi, aussi horrible et effroyable qu’elle ait été, avait encore affiché la richesse et la vitalité d’une peinture à l’huile. Mais maintenant, bien qu’il s’agisse de la même scène, c’était comme si la peinture à l’huile avait été remplacée par de l’aquarelle. Le sujet était identique, mais le matériau avait changé.

Je relâchai ma pression sur le couvercle de bois qui se trouvait entre nous et l’importance de la dessiccation devint évidente. Son corps n’avait plus la moindre intégrité. Chaque os, chaque cheveu, chaque tendon était devenu poussière. La poussière était restée au même endroit que l’élément du corps dont elle provenait, puisqu’il n’y avait pas eu le moindre élan pour la déplacer, mais au léger mouvement de la guillotine de bois, elle se mit à tomber. Ses bras et jambes, ainsi que la moitié inférieure de son torse, se répandirent sur le sol en un tas de cendres, s’échappant de ses vêtements informes comme de la farine d’un sac déchiré. Je restai face au buste desséché de Matfeï. Sa tête et ses épaules reposaient sur l’instrument de sa mort, aussi réalistes que n’importe quel César de marbre ayant jamais été créé, mais n’ayant rien de sa pérennité. Il me fallut quelques instants pour me détendre, pour me rendre compte qu’il était mort au-delà de tout espoir de résurrection. Finalement je reculai d’un pas et laissai choir le couvercle de bois. Lorsqu’il tomba, les derniers vestiges de Matfeï firent de même, non pas pour se briser en touchant le sol mais, avant même de l’atteindre, se disperser dans l’air. Lorsque le dernier de ses vêtements atterrit par terre, un ultime nuage de poussière fusa de la cheminée formée par le col de son manteau. Il était alors, sans aucun doute, mort.

Je m’effondrai, rejetant ma tête en arrière dans un urgent besoin de respirer profondément. La tension dans mes muscles s’évanouit, d’abord avec hésitation, lorsque mon corps comprit finalement que le combat était terminé. Je regardai l’endroit où Matfeï avait péri, où le corps aurait été s’il s’était agi d’une mort ordinaire, et ce faisant je me sentis mal à l’aise. Il manquait quelque chose. Une chose qui aurait dû être là et ne l’était pas. Le corps lui-même, évidemment, aurait dû être là, mais ce n’était pas cela. Ce n’était pas un vide dans cette pièce, mais un vide en moi. Je n’éprouvais pas le moindre regret. On pourrait s’attendre à ce qu’un soldat avec plus de dix ans de service, habitué à tuer, ait depuis longtemps dépassé ce stade de sa vie où il regrette la mort de l’ennemi et, dans une certaine mesure, c’était vrai. Au combat, lorsque l’ennemi est à distance, séparé par la portée d’un boulet de canon ou d’un tir de mousquet, tuer est une action mécanique : appuyer sur la détente ou allumer une mèche. Parfois ces actions provoquent la mort et parfois, lorsque le coup manque, ce n’est pas le cas. Même lorsque l’on dégaine les épées au combat, l’ennemi est anonyme et il est difficile de dire, en fin de compte, qui exactement l’on a tué.

Mais ce n’était pas le type de soldatesque dont je faisais partie. Bon nombre des morts que j’avais causées avaient été personnelles, comme celle-là. Certains avaient été des hommes que j’espionnais, qui s’étaient retournés pour me découvrir à leur poursuite et contre lesquels j’avais dû me défendre. D’autres avaient été des cibles choisies, et j’avais étudié le détail de leur vie et de leurs habitudes avant de frapper. Dans tous les cas, j’avais su que ce que je faisais était juste, que leur mort était nécessaire à ma survie ou au bénéfice de la Russie, mais j’avais toujours regretté qu’il n’y ait pas d’autre solution, que quelques années auparavant, un caprice du destin ait placé ces hommes dans cette situation où je devais les tuer.

Dans le cas de Matfeï, toutefois, le supprimer avait été un plaisir. Il n’y avait aucun souhait insidieux que le destin n’ait pas fait se croiser nos chemins, mais plutôt l’inverse. J’étais heureux d’avoir été là ; content d’avoir été l’instrument de sa mort. L’inhumanité que j’avais perçue chez les Opritchniki prenait maintenant tout son sens. Elle était la plus révélatrice de leurs qualités, une arme à double tranchant. C’était elle qui leur permettait de tuer avec tant de facilité, avec une telle détermination et sans hésitation. À un moment donné de leur vie, ils avaient trouvé le moyen de s’amputer de leur humanité, la voyant comme un obstacle à ce qu’ils désiraient atteindre. Mais, ayant perdu la retenue que confère l’humanité, ils avaient également perdu sa protection. Ils avaient perdu ce signe secret maçonnique de reconnaissance qu’un humain voit dans un autre, qui est source de pitié et le retient de tuer s’il existe une autre solution. Matfeï s’était peut-être libéré de tout scrupule à tuer un homme, mais il en payait le prix : tout homme connaissant sa nature n’aurait aucune réticence à le détruire, lui.

Peut-être était-ce moins complexe que cela. Peut-être la raison pour laquelle je ne regrettais pas la mort de Matfeï était simplement que je n’en avais pas été témoin. Matfeï était mort bien des années auparavant, il y a très, très longtemps, lorsqu’il s’était initialement transformé. La décomposition rapide de ses restes, à laquelle je venais tout juste d’assister, n’était que la libération instantanée de toutes les années de pourriture accumulées depuis qu’il était mort. Je ne savais pas s’il avait, lors de son véritable décès, volontairement choisi la voie de mort-vivant que son corps avait prise ou s’il y avait été contraint. C’était de cette réponse que dépendait toute la question de savoir s’il méritait la moindre pitié.

Un bruit au-dessus de moi interrompit ma contemplation. Un pied botté brisa l’une des fenêtres hautes et étroites qui donnaient sur la rue. Une voix cria à l’intérieur. C’était l’un des Opritchniki. Je ne savais pas lequel – je trouvais toujours difficile d’en distinguer certains de visu, sans parler de les reconnaître à leur voix –, mais il appelait Matfeï. L’Opritchnik – le voordalak – se glissa par la fenêtre brisée les pieds en avant, mais, plutôt que de sauter sur le sol de la cave (un saut de plus de deux mètres), il resta suspendu là, soutenant l’ensemble de son poids à l’aide d’un seul bras et utilisant l’autre pour se saisir de quelque chose qu’il avait laissé à l’extérieur. Je pouvais maintenant voir que c’était Varfolomeï.

Ayant trouvé sa prise, Varfolomeï se laissa enfin tomber au sol, traînant avec lui par la fenêtre le corps inerte d’un soldat. L’uniforme vert foncé révélait qu’il s’agissait d’un Italien, l’un des nombreux soldats non français qui composaient presque la moitié de la Grande Armée. Varfolomeï le tenait fermement par le col de son manteau. Lorsque le corps tomba, il perdit sa prise et le soldat – un carabinier, si j’en jugeais correctement, qui ne pouvait pas avoir plus de dix-sept ans – s’écrasa par terre. Il grogna et tenta de se tourner sur le flanc. Comme je l’avais déjà vu précédemment, les Opritchniki préféraient que leur repas ait encore un peu de vie en eux.

Varfolomeï s’agenouilla à côté de sa proie, parcourant du regard le corps du jeune homme et se frottant le visage et le cou, semblant gagné par un pressant désir. Une fois encore il appela Matfeï, assez généreux pour partager son trophée avec son ami.

— Matfeï ne peut pas t’entendre, je le crains, Varfolomeï.

Je parlai avec une confiance née de mon combat précédent, mais injustifiée au regard de la chance qui avait permis ma victoire.

Varfolomeï fit volte-face et se ramassa dans une position accroupie, prêt à l’attaque. Il était, je crois, le plus jeune de tous les Opritchniki. C’est-à-dire, le plus jeune d’aspect et donc le plus jeune lorsque sa mort était survenue. Une fois préservé dans cet état, il avait pu errer sur terre pendant des siècles – peut-être même plus longtemps que tous les autres – ou pendant quelques mois seulement. C’était impossible à dire –, et ce n’étaient que des conjectures de ma part.

— Où est Matfeï ? demanda-t-il.

Je fis un signe de tête en direction du monticule de vêtements qui gisaient, abandonnés, contre le mur, recouverts du résidu poudreux qui était tout ce qui restait de Matfeï.

— Tu ne le reconnais pas ?

Varfolomeï s’approcha et examina ce qui subsistait de son camarade. Il eut une grimace de dégoût exprimant exactement ce qu’un humain ressentait lorsqu’il tombait sur la carcasse pourrissante d’un animal. Un dégoût viscéral mais aucun sentiment d’empathie pour l’être vivant à partir duquel ces restes s’étaient formés. Pour moi, Matfeï n’était plus que de la poussière, une poudre sèche qui serait bientôt dispersée par le vent. Pour Varfolomeï, c’était un memento mori, et il fut soudain dévasté. Il tomba à genoux et en ramassa une poignée, la laissant couler entre ses doigts écartés tandis qu’il l’inspectait dans une tentative désespérée d’y trouver quelque soupçon de vie.

— Ils m’avaient dit que je vivrais pour toujours, annonça-t-il.

— Est-ce cela qui t’avait attiré ? lui demandai-je.

— Non. Ils disaient que je ne connaîtrais pas la peur. La peur était mon pire ennemi.

Il regarda dans ma direction. Je ne devais pas être très intimidant. J’étais désarmé et épuisé, mon corps affalé en avant et mes bras reposant sur mes genoux. Je pouvais à peine lever ma tête pour lui parler.

— Peur de quoi ? demandai-je.

Derrière lui, je vis l’Italien rouler et se remettre à genoux.

— Des conséquences, répondit Varfolomeï, avec une ambiguïté qui impliquait qu’il y avait déjà réfléchi de nombreuses fois et choisi le mot avec soin.

L’Italien était sur pied et se glissait vers Varfolomeï, son épée dégainée.

— Tu as donc peur des conséquences ?

— Autrefois je craignais l’opinion de mes pairs. (Il releva le regard de la poussière dans sa main et le posa sur moi.) Maintenant j’ai de nouveaux pairs.

Sa main s’écarta violemment de son flanc, frappant la poitrine du carabinier et le faisant tomber à terre. Ce ne fut qu’un instant de distraction pour Varfolomeï, mais il était assez long pour que je tende la main et saisisse ce dont j’avais besoin.

— Les gens comme vous avaient l’habitude de me mépriser, poursuivit Varfolomeï en se relevant. Et je peux sentir que c’est encore le cas. Mais vous savez ce qui a changé ? Je m’en moque, maintenant.

Derrière lui, le soldat s’était remis sur ses pieds. Il ne prit pas la peine de récupérer son épée, mais il entreprit de suivre les pas de Varfolomeï, tel une ombre, maintenant une distance de sécurité, tandis que celui-ci s’approchait de moi.

— Tu parles comme si tu ne t’en moquais pas, dis-je en me redressant.

La raison pour laquelle le soldat n’avait pas ramassé son épée devint claire. Il ne traquait pas Varfolomeï, mais se glissait vers la porte. Maintenant qu’il était à sa portée, il s’y précipita. Il s’échappa sans s’arrêter et nous l’entendîmes courir dans l’escalier pour rejoindre sa liberté.

Dans son empressement, il avait négligé de refermer la porte derrière lui. Un fragile rayon du soleil naissant pénétrait dans la cave, un peu en arrière de Varfolomeï. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et resserra légèrement la mâchoire, presque imperceptiblement.

— Et tu sembles avoir peur d’autre chose, dis-je en faisant un pas dans sa direction.

Il ne pouvait pas s’écarter de moi, de crainte de pénétrer dans la lumière du soleil. Il avait peu de raisons de reculer : je ne représentais sans doute pas une menace pour lui. Mais l’armée dont la retraite est coupée craint toujours davantage son agresseur.

— Ce n’est rien en comparaison de ce que vous avez à craindre.

Il n’y avait pas de bravade dans sa voix. Il le croyait et il avait raison. Je pouvais sentir le sang battre dans mon cou tandis que mon cœur tentait de me préparer à ce qui allait venir. J’avançai d’un pas. Varfolomeï pouvait attaquer, mais il ne pouvait pas reculer. Je l’avais privé de tout choix, et le choix est une puissante arme de guerre.

Pris au piège, il lança son attaque et se jeta sur moi de toutes ses forces. Je basculai en arrière mais, ce faisant, je levai la main, présentant à sa poitrine l’éclat de bois acéré et pointu dont je m’étais emparé un peu plus tôt.

Je tombai violemment, me cognant l’arrière de la tête contre le sol avec assez de force pour que je craigne de perdre conscience, mais tout du long je gardai le pieu de bois pointé vers lui. Il s’abattit sur moi comme un chien sauvage, ses yeux enflammés par la haine et la soif. Je vis sa bouche grande ouverte, ses canines semblables à des crocs se précipiter vers ma gorge, prêtes à l’arracher comme j’avais vu Matfeï le faire un peu plus tôt. Je sentis ensuite un coup sourd et douloureux du côté droit de ma poitrine, presque comme un coup de couteau, quand l’élan de son corps se transmit au pieu et, de là, à moi. Mais j’avais placé contre ma poitrine le bout arrondi du pieu et, bien que cela puisse me meurtrir, il ne risquait pas de me transpercer.

Mon corps refusait de céder, tout comme l’éclat de bois, ne laissant qu’un dénouement possible. Le corps de Varfolomeï continua à descendre vers moi et je sentis l’air expulsé de mon corps lorsqu’il atterrit de tout son poids, mais ses dents ne firent aucune tentative pour entrer en contact avec ma gorge ; ses yeux n’examinaient plus mon visage, ni avec colère ni avec faim. Il était déjà mort. Pour que son corps atteigne le mien, il avait fallu que le pieu le transperce. J’avais déjà appris, grâce à la mort de Matfeï, qu’il n’avait pas besoin d’être en bois d’aubépine ; il devait simplement lui percer le cœur. La mort de Varfolomeï n’en était qu’une simple confirmation.

Je sentais le poids de ce corps sans vie drapé sur moi comme une amante épuisée. Presque immédiatement, la charge commença à s’alléger. J’entendis un sifflement, comme de l’eau courante – les restes poussiéreux du corps décomposé de Varfolomeï se répandant en cascade depuis le mien jusqu’au sol. Tout comme ç’avait été le cas avec Matfeï, les années de pourrissement depuis sa première véritable mort étaient revenues prendre son corps en quelques secondes. Sa tête demeura intacte un court instant, son visage face au mien dénué des émotions les plus frustes et basiques dont les Opritchniki pouvaient faire montre quand ils étaient en vie. Puis elle s’effondra, ne laissant que ses vêtements vides s’accrocher à mon corps et remplissant ma bouche de poussière. Je bondis sur mes pieds pour la recracher, regrettant de ne pas avoir une gourde avec moi pour en rincer le goût. Non pas qu’elle en ait beaucoup. C’était l’idée, que j’avais besoin de chasser.

Je quittai rapidement la cave, remontai l’escalier et sautai de nouveau par-dessus la barrière pour rejoindre la rue. Je marchai un petit moment jusqu’à ce que je voie une patrouille d’une demi-douzaine de Français environ se dirigeant vers moi. À leur tête était un jeune homme échevelé qui leur criait des choses dans un italien qu’ils comprenaient mal.

— C’est par là. Ils étaient deux. Ils se battaient pour savoir lequel devait me tuer.

C’était le jeune fantassin qui venait de s’échapper de la cave. Je me glissai dans une rue latérale. Je m’étais échappé. Quant à l’autre homme qui, croyait-il, se battait à son sujet, il n’en restait guère que de la poussière.