Chapitre 24

Les Opritchniki n’avaient pas eu longtemps pour capturer leur victime. Je les avais perdus de vue lorsque j’étais entré dans les bois, à peine vingt minutes plus tôt. La seule conclusion était qu’ils avaient rencontré la femme auparavant et qu’ils l’avaient laissée prisonnière dans la grange lorsqu’ils étaient venus à ma poursuite. Ils avaient même pu la trouver dans la ferme qui se trouvait là. Si elle était l’épouse du fermier, il devait alors aussi y avoir un fermier. Je me rappelai la voix russe que j’avais entendue à l’intérieur de la grange.

Je revins subrepticement vers la grange et scrutai à travers la fissure sur le côté de la porte. La scène à l’intérieur était plus qu’effroyable. Le fermier était au centre de la pièce. Ses poignets étaient liés par une longue corde qui avait été glissée au-dessus d’une poutre du plafond. Ses bras, tendus au-dessus sa tête, laissaient ses épaules presque déboîtées supporter son poids tout entier. Ses orteils effleuraient à peine le sol tandis que son corps oscillait d’un côté à l’autre. De tous les dispositifs que la torture médiévale avait inventés à l’Ouest, alors que catholiques et protestants tentaient chacun de rapprocher l’autre de Dieu, le supplice du chevalet était le plus notoirement efficace, mais les menottes étaient tout aussi douloureuses pour la victime et bien plus simples. Mais cela n’était que le premier niveau de souffrance que les Opritchniki avaient créé.

L’homme avait été dénudé jusqu’à la taille. Sa tête pendait mollement en arrière mais, de temps à autre, il tentait de la relever. Cela, et l’alternance de gémissements et de cris qui émanaient de sa gorge, m’indiquait qu’il était encore vivant. Plus important encore, il signifiait aux Opritchniki qu’il était vivant. Suivant ce qui pourrait être considéré comme un parallèle sexuel tordu, le plaisir des vampires venait non seulement des sensations qu’ils éprouvaient, mais aussi de la conscience de la douleur qu’ils infligeaient aux autres.

Étroitement regroupés autour du corps se tenaient trois des quatre Opritchniki. Eux aussi étaient nus au-dessus de la ceinture, leur appétit exigeant manifestement d’être satisfaits autant par le toucher que par le goût. Les trois en question étaient Piotr, Foma et Iakov Zevedaïinitch. Iouda se tenait un peu en retrait de l’action. Il était resté vêtu et je vis sur ses lèvres tachées de sang un sourire sadique qui partageait et méprisait simultanément la satisfaction des trois autres.

Iouda parla. Je ne pus pas comprendre ce qu’il disait, mais je pus deviner que cela s’adressait à Foma et que c’était sur le ton d’une suggestion plutôt que d’une instruction. Foma tourna la tête vers Iouda et lui adressa un sourire de contentement. Les deux autres observèrent Foma tandis qu’il levait la paume de la main droite de l’homme à sa bouche et qu’il mordait violemment dans la partie charnue à la base du majeur. L’homme hurla, non pas le cri strident de choc que j’aurais attendu, mais le mugissement faible et las d’un homme pour qui la douleur est devenue trop rapidement l’unique sensation subsistant. Les blessures que je pouvais voir sur son corps m’indiquaient que les Opritchniki avaient déjà largement assouvi leur appétit cette nuit-là.

Foma retira sa bouche de la main de l’homme et avala ce qu’il avait arraché avec l’exubérance que j’aurais pu afficher en avalant une huître pour impressionner une belle femme lors d’un dîner. Les autres émirent tous des sons que je devinai être non pas des mots, mais de simples expressions d’appréciation qui pouvaient être comprises dans toutes langues.

Foma passa au doigt suivant et prit une bouchée plus substantielle. Cette fois, en plus du hurlement du fermier, j’entendis un craquement d’os se brisant. Le bout de son doigt tomba par terre, mais Foma réussit quand même à en tirer une bouchée. Il cracha quelque chose à l’autre bout de la pièce, qui rebondit sur un mur et tomba au sol. Je ne pouvais pas voir ce que c’était, mais cela devait avoir eu une certaine importance, car les autres éclatèrent de rire ; un rire bruyant, mais pas jovial. C’était le même rire que j’avais entendu la première fois que je les avais rencontrés, le rire grossier de ceux qui veulent être vus en train de rire par ceux qui les entourent. Iouda s’y joignit de façon convaincante, mais il était manifeste qu’il se moquait autant qu’il participait. Même plus tard, lorsque je découvris ce que Foma avait recraché, il me fut difficile de comprendre où se situait l’humour.

Il n’est pas facile de dire maintenant, pas plus que ça ne l’était à l’époque, pourquoi je suis resté observer la scène. Mais il était inévitable que je reste. Que le fermier vienne tout juste de perdre deux de ses doigts me ramena à cette prison de Silistra, trois ans auparavant, mais ce n’était pas ce qui résonnait le plus en moi. Je ne partageais pas sa douleur. En revanche, je me voyais en ceux qui se tenaient là et regardaient, tout comme je scrutais ce jour-là à travers une fissure de la porte et, pire que tout, en Iouda qui observait, souriait et qui, comme moi, ne faisait rien.



Les Turcs savaient qu’au moins l’un d’entre nous sept était un espion russe. Ils pouvaient simplement tous nous tuer, mais ils voulaient des informations, et ils ne pouvaient obtenir cela que s’ils parvenaient à déterminer sur lequel d’entre nous concentrer leurs efforts. Ils nous avaient maintenus éveillés jusque tard dans la nuit, nous interrogeant, se moquant de nous, nous raillant. Puis ils nous alignèrent, face au mur. J’étais en cinquième position. Ils prirent alors le premier homme. J’entendis un étrange craquement que je ne parvins pas à interpréter, accompagné d’un cri. J’entendis le même bruit lorsque les dents de Foma firent voler en éclat les os du doigt du fermier.

Je ne pouvais voir ce qui se passait tandis que nos geôliers turcs parcouraient la file, mais, chaque fois, j’entendais la même combinaison incompréhensible de sons. Puis ils vinrent vers moi. Je vis le sang sur la table – pas une grande quantité, mais quatre petites taches distinctes. Quand ils m’attrapèrent le poignet et l’abaissèrent, je crus comprendre ce qui se passait : ils allaient me couper la main entière. Je tentai de la retirer, mais je n’y parvins pas. La lame était une chose banale, non pas une des palas avec lesquelles ils combattaient, simplement un couperet à viande qu’ils avaient trouvé quelque part. Ils replièrent mes autres doigts et la lame tomba. Je ne sais pas si je criai. Je ne me rappelle pas vraiment la douleur, mais je me souviens d’avoir senti le sang couler sur mes doigts depuis le moignon de mon auriculaire pour goutter au sol.

Ceux d’entre nous qui étaient déjà passés à la table furent remis en position, mais dos au mur. Une fois que l’élément de surprise avait disparu, c’était une bien meilleure torture de nous forcer à voir ce qui se passait. Ils nous expliquèrent que cela s’arrêterait si l’espion avouait, que cela mettrait un terme non seulement à ses souffrances, mais également aux nôtres. Cela me laissa de glace. Je n’avais que peu d’intérêt pour mes camarades de détention – des Bulgares qui avaient été heureux de se battre aux côtés des Ottomans contre leurs frères slaves – et je n’avais aucun doute quant à la façon définitive dont nos geôliers mettraient fin à nos souffrances.

Puis ils refirent une tournée. La peur en chacun de nous fut plus grande cette fois. Même si je ne peux me souvenir de la douleur, je peux me rappeler en avoir eu peur. Le son se répéta lorsque, chacun à son tour, chaque homme perdit un deuxième doigt. La plupart des hommes contre le mur détournèrent la tête pour éviter de voir ce qui se passait – ce qui allait bientôt leur arriver –, mais ce ne fut pas mon cas. Je fixais la table, voyais le couperet s’abattre chaque fois, voyais le visage torturé de la victime, et les visages indifférents des Turcs lorsqu’ils balayaient le doigt sectionné. Je ne sais pas pourquoi je regardais ; peut-être était-ce l’espoir que j’y deviendrais insensible d’ici à ce que mon tour arrive. Cela fonctionna, mais trop bien. L’insensibilité persista – augmenta – au fil des années. C’était ce détachement, je le compris, qui signifiait que je pouvais – devais – désormais me tenir à cette porte de grange, près de Kourilovo, et observer la torture qui se déroulait à l’intérieur.

À Silistra, seule l’une des autres victimes avait continué à observer comme moi. C’était le deuxième de la rangée, un jeune homme, à peine plus qu’un garçon. Lui non plus n’avait pas crié lorsque la lame s’était abattue et avait emporté son doigt. Quand ils vinrent à moi, je hurlai certainement. J’ignore pourquoi la douleur de la deuxième incision était tellement plus aiguë que la première. Peut-être était-ce l’anticipation. Je n’étais pas prêt à avouer, mais je me demandais combien de doigts je pourrais perdre avant de céder. Je pouvais faire face, pensai-je, à la perte de ma main gauche tout entière, mais combien de doigts de ma main droite pourrais-je perdre avant de devenir inutile en tant qu’homme ? Mais pourquoi m’en préoccupais-je ? Ils allaient me tuer de toute manière.

De nouveau, je sentis mon sang couler sur mes autres doigts. Cela ne serait pas rapide, mais la perte de sang elle-même finirait par être suffisante pour me tuer. L’un des soldats nous fit signe de tenir nos mains au-dessus de nos têtes. Cela réduisait l’écoulement, mais ce n’était pas un acte de bonté. Ils avaient déjà fait cela, ce qui démontrait leur expérience. Lever les bras pour réduire l’écoulement de sang prolongeait nos vies, et cela ajouta une douleur nouvelle, lancinante, lorsque nos bras furent engourdis. Je sentis le filet chaud de mon propre sang s’écouler le long de mon bras et sur ma poitrine.

C’est lorsqu’ils furent passés au troisième doigt que vint l’aveu ; mais pas de moi. Il vint de quelqu’un qui, à ma connaissance, n’avait pas le moindre lien avec les ennemis des Turcs ; le garçon qui était le deuxième de la rangée, qui n’avait pas détourné son regard de la table. Il y eut un silence après qu’il eut parlé ; du soulagement sur les visages des captifs – même sur celui du garçon –, de la satisfaction sur ceux des geôliers. Je me rappelle avoir entendu les calmes gazouillis des oiseaux à travers la haute fenêtre. Nous avions été dans la prison toute la nuit.

Étonnamment, le garçon avait avoué juste après, et non avant, qu’on lui eut sectionné le troisième doigt. La douleur avait-elle brisé son esprit ? Il n’en avait pas l’air. Je ne pouvais que deviner qu’il avait accompli ce dont je n’aurais pas rêvé : il avait décidé d’épargner le reste d’entre nous. Si c’était le cas, il était un noble naïf, mais un naïf tout de même. S’il avait inventé le fait qu’il était un espion – comme c’était certainement le cas, à moins que nous ayons été deux –, ils allaient rapidement le découvrir. Et alors la torture reprendrait pour nous autres – peut-être une méthode nouvelle, pis même. Ce n’est qu’à ce moment-là que je fus réellement tenté d’avouer, mais même alors je ne le fis pas.

Tous les sept, nous fûmes reconduits dehors, dans la lumière matinale d’avant l’aube, pour être de nouveau jetés dans les deux petites cellules où nous avions été précédemment retenus. C’est à cet instant-là que le garçon a tenté de s’enfuir. Il fut sur le mur de la prison en un clin d’œil et sur le point de sauter de l’autre côté lorsqu’un coup de feu retentit. Je le vis tomber, mais j’étais déjà parti dans la direction opposée. Ma main gauche me piqua lorsque j’agrippai le sommet du mur, puis elle glissa dans le sang graisseux qui en suintait toujours. Mais j’avais déjà trouvé une prise de la main droite et je me hissai par-dessus le mur. Les Turcs avaient tous poursuivi le même fuyard et prenaient conscience de leur erreur. Les balles sifflèrent au-dessus de ma tête, mais il était trop tard. Je fus assez chanceux pour m’échapper de la ville et pour ne pas saigner à mort : je survécus. Je ne sais pas ce qu’il est advenu des autres dont j’avais à la fois observé et partagé la torture, et à ce moment-là je ne m’en préoccupais pas.



Désormais, alors que je contemplais une scène similaire à l’intérieur de cette grange, je m’en préoccupais. Mais il n’y avait rien que je puisse faire. Me lancer dans un combat qui m’opposerait, moi seul, à quatre d’entre eux se conclurait par une mort tellement vaine qu’elle en était immorale. Je savais que je devais attendre de meilleures occasions – attendre que les Opritchniki soient séparés et qu’il fasse jour – avant de pouvoir risquer une attaque. Mais il m’était bien plus difficile de savoir pourquoi je restais à regarder. Je n’avais pas besoin d’en voir davantage pour apprécier la nature vile des Opritchniki, pas plus que pour trouver un aspect quelconque dans leur comportement qui puisse révéler en eux une faiblesse. J’avais en partie besoin de quelque chose pour attiser ma haine. C’était une facette de moi-même dont j’étais depuis longtemps conscient. Je suis, ou du moins je me perçois comme tel, un homme aux nombreuses passions, mais difficiles à embraser. J’y parviens par petites étapes, et non par grands bonds. Je ne prendrais pas la peine d’avoir une maîtresse à moins que celle-ci soit disponible sans que sa sélection me coûte davantage que quelques roubles. De surcroît, je ne prendrais pas la peine de tomber amoureux de quelqu’un, à moins que ce soit déjà ma maîtresse ; ce n’était qu’à travers l’intensité du sexe que j’avais découvert la profondeur de mon amour pour Domnikiia.

Et, de façon similaire, c’était seulement par le biais de l’écœurante colère à la vue de ce que les Opritchniki faisaient que je pouvais suffisamment alimenter les feux de la haine et savoir que j’irais jusqu’au bout de ma détermination à les détruire. Les mots que Iouda m’avait adressés avaient visé juste. J’étais un homme superficiel, inconstant et épris de confort. Désensibilisé par ce qui était arrivé à Silistra et par ce que j’avais déjà vu des Opritchniki, je devais rester ici, l’œil collé à ce qui se passait à l’intérieur de la grange, afin de rassembler la force et la détermination dont j’aurais ultérieurement besoin pour vaincre ces créatures maudites. Et pourtant, bien que cela me motive pour agir, regarder ne risquait-il pas également de me désensibiliser davantage ? La prochaine fois – même si je priais Dieu pour qu’il n’y ait pas de prochaine fois – que je verrais de telles horreurs, allais-je les rejeter comme étant monnaie courante, ayant besoin d’une corruption plus basse encore pour attiser ma passion vertueuse ? Quel qu’en soit le risque, je restai et observai.

Iouda émit une autre suggestion ; cette fois, ce fut pour Iakov Zevedaïinitch. Le vampire s’agenouilla devant l’estomac de l’homme, l’étudiant comme s’il s’apprêtait à le mordre. L’homme avait déjà été blessé plusieurs fois au ventre. L’une des plaies, sur le côté, était longue et profonde et saignait encore abondamment. Iakov Zevedaïinitch y plongea prestement les doigts, et le corps tout entier de l’homme se convulsa de douleur. De nouveau, une vague de rire parcourut les Opritchniki. Foma attrapa les pieds de l’homme, et Piotr sa poitrine, de sorte qu’il ne puisse plus bouger. Iakov Zevedaïinitch fit tourner ses doigts encore une fois dans la blessure et, cette fois, les contorsions de l’homme, bien que plus intenses, furent arrêtées par les deux vampires qui le tenaient fermement.

Iakov Zevedaïinitch enfonça les doigts encore et encore dans la plaie, chaque coup lui apprenant comment rendre plus intense la douleur de sa victime. Ce faisant, il échangeait des regards avec les deux autres, recherchant leur assentiment et savourant en riant l’approbation qu’il y trouvait. Piotr appela Iouda d’un ton qui, dans une vie normale, aurait pu signifier «Allez, viens, l’eau est bonne. » Iouda se joignit à eux comme s’il flânait. Il avait dans la main un fin bâton de bois. Il l’avait peut-être ramassé par terre ou arraché d’un arbre ou d’un buisson en passant, mais il était long et effilé, et il avait une pointe inégale et dentelée. Iouda le fit pénétrer dans la blessure au flanc de l’homme et, en même temps, il le tourna comme un tire-bourre de pistolet. L’homme hurla de douleur et Iouda s’adressa à lui en russe.

— Je pense que votre femme a plus apprécié que vous lorsque je lui ai fait cela.

L’homme releva la tête et tenta de croiser le regard de Iouda. S’il en avait eu la force, il aurait pu lui cracher dessus, mais sa tête ne put que retomber lorsque l’épuisement dû à la souffrance le submergea.

Foma posa une question qui ne pouvait être interprétée que comme « Que lui as-tu dit ? ». La réaction de Iouda fut, je présume, une réponse honnête à la question. Les Opritchniki éclatèrent de nouveau du même rire.

Iouda recula d’un pas et émit une nouvelle suggestion. Cette fois, elle s’adressait à Piotr. Je n’avais pas besoin d’en comprendre les détails pour voir que Piotr s’y conforma sans hésiter. Quelles que soient les luttes de pouvoir que Dimitri avait pu percevoir en leur sein, il était clair qu’à cet instant Piotr était totalement inféodé à Iouda, comme l’étaient les deux autres Opritchniki survivants. Il n’y eut pas de rire à la dernière idée de Iouda, mais une inspiration et un pourlèchement de babines d’anticipation de la part des deux vampires qui n’allaient pas assurer sa mise en œuvre.

Piotr ouvrit grand la bouche et plaça ses lèvres sur la poitrine de l’homme, englobant totalement son mamelon. Il resta ainsi un moment, imitant un bébé au sein et jetant des regards furtifs en biais vers Iouda. Iouda eut un sourire appréciateur tandis que les deux autres échangeaient des coups d’œil, communiquant uniquement par grognements admiratifs, comme un couple de chiens qui savent que leur maître va leur jeter un amuse-gueule.

Avec un sourire cabotin, Iouda prononça un unique mot d’encouragement à Piotr, auquel ce dernier répondit simplement en refermant la mâchoire, puis la retirant pour cisailler la chair qu’il avait saisie entre ses dents. Le cri de l’homme, un instant si fort, l’épuisa et s’évanouit dans une supplique mourante. Piotr gisait sur le dos, les mains derrière la tête, et mâchait avec satisfaction la chair entre ses lèvres. C’eut sur les deux autres l’effet que le rouge a sur les taureaux.

Ils bondirent sur le fermier et commencèrent à goûter le sang de plaies anciennes ainsi qu’à en créer de nouvelles avec leurs dents aiguisées et pénétrantes. La voix de Iouda devint plus ferme et ses propos virèrent aux ordres plutôt qu’aux suggestions. Il fit un pas en avant et tira brusquement Foma pour l’éloigner. Voyant cela, Iakov Zevedaïinitch s’écarta humblement du fermier lui aussi, mais il était trop tard. Trop tard pour eux, mais pas trop tôt pour leur victime ou, de fait, pour moi. Le fermier était mort, que ce soit à cause de l’accumulation d’insoutenables souffrances ou d’un heureux accident – une morsure irréfléchie sur une artère vitale – n’avait aucune importance. Il fut relâché pour rejoindre son épouse si récemment décédée.

Je me glissai de nouveau dans les bois environnants, juste à temps pour voir le corps du fermier éjecté de la grange finir aux côtés de son épouse, dans la neige. Accroupi derrière un arbre dans le froid glacial, j’attendis. Si tous les quatre choisissaient de dormir là durant la journée suivante, alors ce serait leur dernier sommeil. À la lumière du jour, je n’aurais aucun scrupule à leur faire face et à tuer chacun d’entre eux comme je l’avais fait auparavant avec les autres. Mais je ne les affronterais pas dans l’obscurité. La crainte que j’avais vue en Dimitri était maintenant profondément ancrée dans ma poitrine. Elle m’étouffait et me raidissait, me rendant incapable d’avancer ou de prendre la fuite. C’était comme un conduit permettant au froid autour de moi de pénétrer dans mon cœur et de geler la moindre sensation, la moindre idée, sauf l’instinct le plus volatil de tous : celui de la survie.

Mais au moins, le froid et la terreur combinés avaient un effet secondaire positif – ils me maintenaient éveillé. Bien que j’aie souhaité m’en remettre à l’oubli tandis que je montais la garde devant la grange, je ne le pouvais pas. J’attendais et m’interrogeais, réfléchissant à tout ce qui avait eu lieu depuis que j’avais rencontré les Opritchniki, me souvenant des moments, à la fois heureux et tristes, passés avec Vadim et Max, pensant à Marfa et à Dimitri Alekseevich, et par-dessus tout à Domnikiia. Le plus ridicule était la façon dont je tentais de combiner mes souvenirs de ces trois dernières personnes, imaginant Dimitri s’amuser joyeusement avec Domnikiia et cette dernière bavarder innocemment avec la sage Marfa. Je ne voulais pas les voir fusionner. Je ne voulais pas d’une unique créature avec les meilleurs aspects de chacune, pas plus que je souhaitais une unique grande ville de Russie, combinant tout ce qu’il y avait de beau à Pétersbourg et à Moscou. Le résultat serait vain : une perfection synthétique qui ne pouvait satisfaire que le plus insensible des palais. Je ne l’apprécierais pas davantage que si je mélangeais un demi-verre de vin rouge et un demi-verre de blanc pour produire la boisson idéale. Ma tâche était non seulement de les maintenir séparés, mais aussi de préserver leur équilibre : vérifier qu’aucune bouteille ne se vide, et aussi qu’aucune des deux n’en vienne à être si bonne à mes yeux que j’en oublierais l’autre.

Je n’étais peut-être pas au sommet de ma lucidité, mais au moins étais-je éveillé lorsque, plusieurs heures après leur ignoble festin, Iouda et Foma émergèrent de la grange. Au bord de la route, ils échangèrent quelques mots, puis Foma se dirigea vers le sud tandis que Iouda tourna au nord. Le trajet de Foma vers le sud ne pouvait le mener bien loin. Il rejoindrait rapidement la route principale, qui pouvait le conduire soit vers l’est, à Serpoukhov, soit vers l’ouest à Mojaïsk. Cette dernière destination semblait la plus probable. Cela le ramènerait sur le chemin de retraite de Bonaparte. Quant au trajet de Iouda, il n’y avait qu’une seule ville importante au nord.

J’attendis. J’avais de bonnes raisons de ne pas me précipiter pour surprendre les deux vampires restants dans la grange. L’une était que Iouda et Foma pouvaient encore revenir. L’autre était que, sous le voile de la nuit, deux Opritchniki seuls pouvaient s’avérer des opposants valeureux. Je savais que je devais attendre ; attendre jusqu’à midi lorsqu’ils seraient tous deux au nadir de leur conscience et ne pourraient offrir la moindre résistance face à la dague de bois qui transpercerait leur poitrine. Mais la seule satisfaction que je pouvais en retirer résidait dans leur conscience de leur mort. J’avais vu qu’ils aimaient à garder vivantes leurs victimes et que leur seul plaisir venait de la souffrance des autres. Mon raisonnement allait plus loin que cela. Je voulais les voir souffrir mais, de surcroît, je caressais le désir qu’ils sachent pourquoi ils mouraient, et de la main de qui. En toute honnêteté, je ressentais le même désir pour moi-même. Percevoir et comprendre le moment de sa mort doit être l’ultime acte de compréhension, la perception du bien et du mal. Je n’avais pas réussi à être présent au moment de la mort de Max et, avant cela, à celle de mon père. Je ne voulais pas manquer l’instant de ma propre disparition, pas plus que je ne voyais pourquoi ces deux vampires devraient manquer le leur. Ainsi, même si ce n’avait pas été pour les punir, j’aurais voulu qu’ils soient conscients de leur propre mort. C’était tout simplement ainsi que les choses devaient se passer, selon moi.

Par conséquent, ce fut peu de temps avant l’aube, mais très certainement avant, au chant des premiers oiseaux souhaitant la bienvenue au jour nouveau, que je rampai vers la grange et jetai un coup d’œil à l’intérieur, une fois de plus.

Elle était vide. Je m’y glissai. Deux lanternes, suspendues à des poutres du plafond, l’éclairaient. La corde à laquelle j’avais précédemment vu le fermier suspendu était toujours là, ses deux extrémités grossièrement coupées là où son corps avait été détaché. En dessous, le sol était souillé de sang ; deux taches, côte à côte : une pour l’homme, une pour son épouse. Il n’y avait pas grand-chose d’autre. Dans un coin, il y avait une collection d’outils agricoles et, près d’eux, une mangeoire renversée, pas assez grande pour dissimuler un homme. Une échelle conduisait vers le fenil. Il n’y avait aucun signe des Opritchniki, pas même leurs cercueils.

Au-dessus de moi, j’entendis le bruit de rats détalant dans le grenier, leurs minuscules griffes cliquetant et leurs queues serpentant sur les planches de bois, tandis qu’ils le parcouraient à la recherche de nourriture ou qu’ils grimpaient afin de voir si j’étais une menace. Étaient-ce seulement des rats ? Était-ce une race de vermine différente ? Le fenil, bas et plat, s’étendait sur environ un tiers de la longueur de la grange. Il en émergeait une poutre épaisse qui traversait jusqu’au mur du fond. C’était la poutre d’où pendait toujours la corde. Des axes plus petits naissaient latéralement de la poutre centrale pour soutenir les murs et en oblique pour supporter la toiture.

Je reculai jusqu’au fond de la grange, gardant les yeux fixés sur le fenil. Tandis que je me déplaçais, j’entendais le bruit de leurs mouvements. Lorsque je m’arrêtai, ils s’arrêtèrent. Je ne pouvais pas les voir, mais je savais que Piotr et Iakov Zevedaïinitch étaient là-haut. Puis, entre deux balles de foin, je vis le reflet d’une paire d’yeux sombres et brillants. Je fixai ces yeux et entrepris de m’approcher. Ils ne firent aucun geste, ni ne donnèrent la moindre indication qu’ils savaient que je les regardais. J’espérais pouvoir revenir sous le fenil, directement en dessous de l’Opritchnik auquel appartenaient ces yeux, et le poignarder verticalement. Je savais que je ne pouvais pas les tuer de cette façon, mais j’avais vu à quel point la blessure que j’avais infligée à Iouda avait été invalidante la nuit précédente, et j’espérais que cela me donnerait un avantage suffisant pour attaquer et tuer. Je jetais occasionnellement un coup d’œil vers l’échelle et le long du rebord du fenil. Il y avait un second vampire là-haut, et je ne voulais pas que mon attaque contre l’un me laisse vulnérable face à l’autre.

Je sursautai en sentant quelque chose atterrir sur ma joue. Je balayai la chose et, en regardant ma main, je vis que c’était une araignée, roulée en une boule défensive. Je jetai un coup d’œil en l’air vers l’endroit d’où elle était tombée et me trouvai nez à nez avec Iakov Zevedaïinitch. Lui-même était perché de façon très similaire à une araignée, ses membres écartés, en équilibre sur les poutres en chêne du toit, sans la moindre prise visible. C’était le même talent d’escalade que j’avais observé une fois chez Foma, à Moscou. Iakov Zevedaïinitch se laissa tomber vers moi depuis le plafond et, bien que j’aie suffisamment d’avance pour reculer d’un pas, il me fit quand même rouler au sol.

Le vampire fut immédiatement sur moi, menaçant, prêt à tuer. Par-dessus son épaule, je vis Piotr émerger du fenil le long de la poutre centrale, parvenant à ramper à quatre pattes sur une voie pas plus large que sa main. Je portai sauvagement un coup de taille à Iakov Zevedaïinitch avec mon épée et il recula, me donnant une chance de me relever. Je balançai brusquement mon épée devant moi, allant et venant, visant son cou. Je sentis une légère résistance lorsque la pointe aiguisée entra en contact avec sa peau. Il porta la main à sa gorge. C’était une blessure triviale, mais suffisante pour l’inciter à la prudence. Il recula davantage et je levai les yeux pour voir Piotr encore plus près de moi, se frayant agilement un chemin sur le réseau de poutres comme si c’était une toile qu’il avait tissée lui-même.

Je portai quelques coups verticaux dans sa direction, mais il les esquiva facilement, émettant un grognement sauvage. Iakov Zevedaïinitch fit un autre bond vers moi, mais je n’étais pas distrait par Piotr au point de ne pas pouvoir mettre la lame de mon épée en contact avec le dos de sa main. Il la retira prestement. Piotr se laissa tomber, les jambes accrochées autour d’une poutre, et se saisit de mon épée, serrant fortement la lame de ses deux mains, semblant ignorer la douleur. Je tentai de libérer l’épée de sa poigne en la secouant, mais il tint bon. Iakov Zevedaïinitch s’approcha de nouveau, cette fois plus lentement, non par crainte mais pour savourer l’instant de ma mort. Piotr tenant mon épée, je n’avais rien pour le parer. Ma dague de bois, bien que ce soit un objet fort approprié pour tuer ces créatures, n’était pas une arme pour les engager en combat libre.

Je saisis la poignée de mon épée et levai les pieds, comme si j’essayais de tomber à genoux. Piotr parvint à supporter mon poids pendant une fraction de seconde avant que la lame acérée de mon épée se glisse hors de son emprise, et je tombai par terre. Je me fendis vers la cheville de Iakov Zevedaïinitch et parvins à le toucher, ce qui le fit bondir de côté. Piotr était toujours suspendu à la poutre, la tête en bas, examinant ses mains blessées, sa tête se balançant comme une prune mûre prête pour la cueillette. Je fis filer mon épée vers son cou et seul un cri d’alerte de Iakov Zevedaïinitch lui permit de relever à temps son corps vers le toit, tandis que ma lame sifflait à quelques pouces en dessous de sa tête.

Piotr battit en retraite à travers les chevrons et je le suivis en portant des coups dans sa direction avec mon épée. Iakov Zevedaïinitch s’était lui aussi retiré sous le fenil. Je découvris rapidement pourquoi, lorsqu’une fourche extraite des outils que j’avais remarqués un peu plus tôt vola vers moi, lancée comme un trident depuis l’autre côté de la grange. Je fis un pas de côté et la parai avec mon épée, mais elle atteignit quand même le haut de mon bras gauche, déchirant mon manteau et faisant couler le sang avant de continuer sa route vers le sol, où ses dents s’enfoncèrent profondément. Le combat n’allait pas dans mon sens et je décidai qu’il était temps de partir. Je me précipitai vers la porte, mais Iakov Zevedaïinitch fut plus rapide que moi. Il tenait maintenant une faux entre ses mains et fendait l’air devant lui, me tenant éloigné à la fois de lui et de la sortie. Avec un sourire de mépris, il tira le verrou. Ce n’était pas un obstacle sérieux, mais cela me retarderait.

— Exactement comme vous avez enfermé Ioann, dit-il, souriant toujours.

Derrière moi, j’entendis un bruit sourd que j’interprétai comme étant Piotr atterrissant sur le sol de la grange. Ils étaient désormais tous les deux sur mon terrain, et Iakov Zevedaïinitch était armé. La victoire était définitivement en train de m’échapper. Iakov Zevedaïinitch était plus proche et je devais me débarrasser de lui avant que Piotr puisse faire les quelques pas nécessaires pour m’atteindre. Malgré tout ce que je savais de l’inefficacité d’une utilisation traditionnelle de l’épée contre ces créatures, les années d’entraînement et d’expérience en avait presque fait un instinct. J’attaquai Iakov Zevedaïinitch comme s’il était un homme mortel.

Alors qu’il fauchait de nouveau dans ma direction, je reculai d’un pas. Il suivit mon mouvement et perdit légèrement l’équilibre. Je me saisis du manche de la faux et l’attirai vers moi et vers mon épée, grimaçant à la douleur fusant dans mon bras blessé. De crainte, il lâcha la faux et fit un pas pour s’éloigner. La porte était dans son dos et il ne pouvait pas reculer davantage. À ce moment-là, je bondis et la pointe de mon épée lui transperça la poitrine, le cœur, ressortit dans son dos et à travers la porte de bois derrière lui. Si grande était la force de mon coup que la lame ne s’arrêta que lorsque la garde atteignit son torse. Je lâchai l’épée et reculai d’un pas. Tout être humain en serait instantanément mort, le cœur se déchirant lorsque la lame l’aurait pénétré et, par cette déchirure, se serait enfuie cette force qui portait le sang, de façon si vitale, à tout le corps. Mais les vampires avaient différents moyens d’alimenter leurs corps en sang et n’avaient aucun besoin – dans quelque sens que ce soit – d’un cœur. J’entendis le rire de Piotr derrière moi et un large sourire se déploya sur le visage brutal de Iakov Zevedaïinitch.

— Vous devriez vous en tenir à combattre contre des hommes, dit Piotr d’un ton moqueur. Vous seriez bon à cela.

Iakov Zevedaïinitch se prépara à avancer d’un pas pour reprendre l’attaque, mais il constata qu’il ne le pouvait pas. Bien que mon épée ne lui ait causé aucune blessure sérieuse, elle l’avait épinglé à la porte comme un papillon dans la boîte d’un collectionneur. Il porta les mains à la poignée de l’épée et tenta de l’extraire, mais il n’avait aucun levier. Le rire de Piotr s’interrompit.

Je me tournai pour lui faire face, brandissant l’unique arme qu’il me restait : ma dague de bois. Piotr recula sous l’effet de ce qui me parut être une peur vaine, mais j’en tirai pleinement parti. Je me mis à courir dans sa direction et il recula plus vite. Derrière lui, le manche de la fourche plantée saillait du sol comme une lance. Quel heureux hasard s’il tombait dessus à l’angle correct !

En l’occurrence, Iakov Zevedaïinitch avait prévu le danger et avertit son camarade. Juste à temps, Piotr se tordit de côté et évita le manche de la fourche. Il s’affala sur le dos, juste à côté. J’arrachai la fourche du sol et je la projetai vers la gorge de Piotr. Sa chair n’offrit qu’une résistance momentanée avant de céder délicieusement à ma pression et de laisser les pointes acérées la pénétrer, puis s’enfoncer profondément dans le sol en dessous. Cela ne le tua pas ; cela ne semblait même pas lui faire mal, malgré le sang qui coulait des perforations dans son cou, mais cela l’empêchait de bouger. Son corps se cabra et s’arqua tandis qu’il tentait de se libérer. Il pouvait même soulever légèrement la tête, son cou transpercé coulissant de bas en haut le long des dents de la fourche, mais incapable de leur échapper.

J’avais maintenant deux Opritchniki captifs à ma disposition, mais je n’en avais besoin que d’un seul. Je me retournai vers Iakov Zevedaïinitch. Il luttait toujours pour se libérer de la porte. Cela prendrait quelques minutes, mais il y parviendrait. Je donnai un coup, de la semelle de mon pied botté, au verrou de la porte. Il céda un peu, mais pas totalement. Iakov Zevedaïinitch battit des bras dans ma direction, sans pouvoir m’atteindre. Au second coup, le verrou métallique s’arracha du bois et la porte s’ouvrit brusquement vers l’extérieur, dans la lumière du petit jour, emportant avec elle le vampire tel une veste pendue à une patère, comme Vadim Fiodorovitch accroché à son mur.

C’est seulement alors que Iakov Zevedaïinitch prit conscience de ce que cela impliquait. Son cri n’exprima pas la douleur, mais la peur, et fut rapidement interrompu par une explosion lorsque la lumière du soleil frappa son corps. Ce n’était pas l’explosion brusque et aiguë d’un fusil ou d’un canon, mais un souffle plus lent, moins concentré, comme lorsque de la poudre à canon s’enflamme dans un bol. La porte s’ouvrit aussi loin qu’elle le put, rebondit et se referma. Mon épée saillait encore de l’autre côté de la porte, à hauteur de la poitrine d’un homme. De Iakov Zevedaïinitch, il n’y avait plus aucune trace, à l’exception de quelques lambeaux brûlés retombant de mon épée et d’un léger roussissement du bois, ayant grossièrement la forme d’un homme.

Je me retournai vers Piotr. Il luttait encore pour tenter de se libérer. Je retirai la fourche de son corps et la brandis face à son visage. Il rampa sur le dos pour s’éloigner de moi, dans un mouvement qui rappelait celui d’un crabe, se dirigeant vers la porte comme si cela pouvait lui fournir une échappatoire. J’enfonçai une fois de plus la fourche en lui – cette fois à travers son épaule, pesant dessus de tout mon poids de manière à percer l’os et les tendons résistants – et l’immobilisai. Son expression ne révélait aucune peur, seulement de la haine et du mépris.

— Un nouvel exemple de l’hospitalité russe ? railla-t-il. Vous invitez des gens dans votre pays et ensuite vous les tuez un par un.

— Nous avons peut-être invité des gens, répondis-je, mais ce n’est pas ce que nous avons reçu.

Je jetai un coup d’œil alentour dans la grange et vis les deux taches de sang, réminiscences de ce dont j’avais été témoin quelques heures à peine plus tôt. D’un côté, je voulais l’oublier, mais de l’autre, je voulais vraiment en savoir davantage.

— Je vous ai observés, dis-je, ma voix à peine plus qu’un chuchotement, j’ai vu ce que vous avez fait à cet homme. J’ai vu le corps de cette femme. Les animaux mangent, mais ça… Qu’est-ce que c’était que ça ? Pourquoi avez-vous fait ça ?

Piotr sourit.

— Vous voulez vraiment le savoir ?

— Non, mentis-je instinctivement. Mais dites-moi toujours.

Gêné par les dents de métal qui lui transperçaient l’épaule, Piotr ajusta sa posture comme s’il s’installait pour raconter une longue histoire.

— Nous commençons tous par boire, débuta-t-il, et c’est, en soi, un plaisir, du moins lorsque l’on est jeune et inexpérimenté. Mais, à mesure que nous vieillissons, se contenter de boire devient monotone, alors nous mangeons. Puis manger prend le même tour que boire, alors nous jouons. Puis jouer devient aussi ennuyeux que manger, alors nous torturons. Puis, pour se satisfaire, la torture devient pire. Plus le vampire est vieux, plus il doit aller loin.

Ils étaient, semblait-il, comme moi. J’avais besoin de toujours plus d’intensité dans mes expériences pour attiser ma colère ; ils en avaient besoin pour leur plaisir.

— Votre bien-aimé Zmiéïévitch est plutôt vieux, dis-je, il doit…

Je n’osai même pas imaginer ce qu’il devait faire.

— Le maître est trop vieux. Il m’a un jour expliqué que la douleur physique ne lui suffit plus. Il y a plus de plaisir à retirer des esprits des gens. Les humains en prennent conscience beaucoup plus rapidement que nous. Cela me dépasse. Le physique me convient pour le moment.

— Je suis surpris que vous ayez assez d’imagination pour trouver de nouvelles… idées.

— Cela peut-être problématique. (Il sourit de nouveau.) Mais Iouda doit être un vampire depuis très longtemps ; pas aussi longtemps que le maître, vu que l’intérêt de Iouda se situe toujours au niveau physique, mais il a de sacrées idées. (Il hocha la tête, appréciant le mot qu’il m’avait emprunté.) Par exemple, poursuivit-il, souriant plus largement, si l’homme n’était pas mort, nous lui aurions…

Je donnai une secousse au manche de la fourche. Pour un être humain, ce petit mouvement aurait envoyé une douleur extrême à travers son épaule blessée. Pour lui, cela ne signifiait pas grand-chose, mais au moins cela le réduisit au silence. Je ne voulais pas l’aider à s’adonner à un plaisir indirect par le biais de son récit, aussi avide – à ma grande honte – que je sois de l’écouter. Je poursuivis avec des questions plus importantes.

— Où sont allés Iouda et Foma ? demandai-je.

— Baiser ta mère, répondit-il sur un ton charmant.

Je lui donnai un violent coup de pied à l’aisselle, juste à côté de l’endroit où la fourche le transperçait.

— Dis-le-moi ! grognai-je, mais de nouveau il ne sembla ressentir aucune douleur.

Je n’avais pas un besoin urgent de l’information. J’étais certain d’être en mesure de les traquer et que, même si je ne le faisais pas, Iouda ne pourrait résister à la tentation de se lancer à ma poursuite une fois encore. Je reculai d’un pas et ramassai ma dague de bois, me préparant à tuer le monstre sans défense. À l’extérieur, le chant lointain d’un coq annonça tardivement l’aube. Je me retournai vers Piotr et vis que son expression était passée d’un air de malveillance résignée à un masque d’extrême peur. C’était comme si le chant du coq l’avait terrifié. C’était peut-être le cas. Il évoquait le danger qu’il avait dû affronter chaque matin depuis qu’il avait fait le choix répugnant de devenir un vampire.

Mais ce n’était pas le son – ou du moins, pas seulement le son – qui avait provoqué chez lui ce nouveau malaise. Sa respiration était hachée et superficielle, et son regard nerveux tressautait de moi à sa main droite, qu’il avait ramenée contre lui précipitamment, de douleur. Sur le sol, où s’était trouvée sa main, une petite tache de lumière était parvenue à passer à travers la porte, par le trou que j’y avais causé lorsque j’avais arraché le verrou. Une volute de fumée s’élevait du centre de la tache, où un fragment d’ongle était en train de se racornir et de disparaître.

Je jetai un coup d’œil à la main de Piotr. Les coupures de ses paumes, où il avait saisi la lame de mon épée, avaient déjà disparu.

L’ongle de son majeur manquait, où la lumière du soleil l’avait frappé. Alors même que je le regardais, il commença à repousser. Piotr était maintenant en proie à une terreur que je n’avais encore jamais vue chez aucun des Opritchniki. Il tirait tout son corps contre la fourche, essayant de se dégager, et il levait les yeux vers moi avec une anxiété terrorisée et soumise.

Je plaçai mon pied sur son avant-bras et le repoussai vers le sol, forçant sa main à revenir dans la tache de lumière. Son cri fut aigu et continu. La douce lumière du soleil brûla la chair de sa main d’une façon qui, sur de la chair humaine, requérait la chaleur d’un feu. La peau de ses doigts noircit rapidement et éclata, se décollant et se racornissant comme la peau d’une pomme pourrie. Au travers des déchirures de la peau suintèrent du sang rouge et du pus jaune, dont une partie goutta au sol tandis que le reste s’évapora dans l’atmosphère. L’odeur était nauséabonde : un mélange de moisissure extrêmement âcre et de cheveux humains brûlés. Rapidement ses quatre doigts et la moitié supérieure de sa main furent dépouillés de toute chair, ne laissant que les os qui, eux-mêmes, commencèrent à se consumer. L’extrémité de son majeur prit feu et tomba ensuite sur le sol. Le bord du rayon de lumière trancha net sa main. Tout ce qui était dans l’obscurité était intact. La peau épargnée de sa paume était finement bordée de noir, où la chair avait commencé à brûler puis s’était rétractée dans la sécurité de l’ombre. Du dos de sa main, comme un gant déchiré, pendait un large rabat de peau carbonisée qui avait, de façon similaire, échappé à la lumière du soleil lorsqu’il était tombé de l’os.

Je levai le pied et il ramena précipitamment sa main vers lui. Ses cris s’interrompirent, mais sa respiration était irrégulière. Il expirait des halètements durs et grinçants, mais ses inspirations étaient courtes et rapides. Il faisait face à la fois à la douleur et à la crainte.

— Où sont allés Iouda et Foma ? demandai-je de nouveau, cette fois en criant.

Il ne répondit pas.

Il était difficile de savoir s’il avait seulement entendu ma question. J’étais sur le point de forcer de nouveau son bras dans la lumière quand, comme je l’avais aperçu avec son ongle, je vis l’intégralité de sa main commencer à se régénérer. L’os qui était tombé de son majeur avait déjà été remplacé et des morceaux de chair saine et neuve se formaient sous mes yeux autour de chacun de ses doigts. Une nouvelle couche de peau s’avançait doucement depuis la moitié intacte de sa main. D’ici cinq minutes, tout serait revenu à la normale. Cela expliquait pourquoi mon épée n’avait pas laissé de lacérations sur ses mains et cela expliquait aussi pourquoi Max pouvait prétendre avoir coupé le bras d’Andreï alors que j’avais ultérieurement vu ce dernier avec tous ses membres. Ces créatures étaient (en cela et par bien d’autres aspects) comparables à des araignées. La perte d’un bras ou d’une jambe pouvait s’avérer un inconvénient temporaire, mais ils pouvaient être certains qu’ils repousseraient. Je frissonnai lorsqu’une pensée me traversa l’esprit : j’espérai qu’ils étaient seulement semblables à des araignées. Que le bras d’un vampire puisse repousser était une chose, mais je priai pour que ce bras, une fois détaché, ne puisse pas générer un nouveau corps, comme c’est le cas pour les vers de terre ou les balais de sorcière. Si tel était le cas, il se pouvait qu’il y ait encore dans la nature un autre Andreï auquel je doive faire face.

Pour mes desseins plus immédiats, cependant, c’était une intéressante tournure des événements. L’objectif du tortionnaire est d’infliger à sa victime la plus grande douleur en commettant le moins de dommages : les Turcs nous avaient coupé des doigts, non des bras ou des jambes. La motivation n’est en rien due à une quelconque sympathie pour la victime, mais à la simple compréhension du fait qu’un corps trop endommagé n’est plus en mesure d’éprouver de douleur, ou, de fait, quoi que ce soit d’autre. Mais le vampire est la victime rêvée du tortionnaire. Il est possible de lui infliger une douleur continuelle, car le corps se régénère perpétuellement. Je pouvais amener Piotr aux frontières même de la mort et le laisser revenir à la vie, uniquement pour faire la même chose le jour suivant, et celui d’après. C’était tentant, mais je n’étais pas à ce point un disciple de Sade. Je ne pouvais de toute manière être certain que cela fonctionnerait. Lorsque j’avais été torturé, bien que la douleur physique ait été insoutenable, une partie de ma terreur résidait dans la conscience de la mutilation, du fait qu’il me manquerait à tout jamais ces deux doigts. Si j’avais su que, quel que soit le degré de douleur, je repartirais quand même avec ma main aussi intacte et entière qu’elle l’avait jamais été, la douleur physique aurait peut-être été supportable.

Piotr ne semblait pas voir les choses aussi philosophiquement. La douleur était pour lui très réelle. Et il n’avait pourtant toujours pas répondu à ma question. J’appliquai une nouvelle pression du pied sur son bras. Le soleil s’était légèrement déplacé et, cette fois, sa main tout entière fut exposée à la lumière. Il hurla quand la peau au centre de sa paume éclata et se détacha pour révéler la chair, en train de rôtir. Je la maintins en place jusqu’à ce que la totalité de sa main ait presque disparu et, même alors, je ne relâchai ma pression que pour atténuer l’écœurante odeur.

— Alors, vas-tu parler ? demandai-je.

Il hocha la tête, essayant de reprendre son souffle.

— Oui, haleta-t-il. Oui.

— Alors ?

— Ils sont à la poursuite des Français. Ils essaient de rentrer chez nous dans les Carpates, mais ils suivront les Français aussi loin qu’ils le peuvent, pour manger.

— Tous les deux ? demandai-je.

Piotr hocha la tête. Je posai de nouveau ma botte sur son bras, mais je n’appuyai pas encore.

— Alors pourquoi ai-je vu Iouda se diriger vers Moscou ?

— Je ne sais pas, répondit-il, essayant de hausser les épaules. Je fis une fois encore descendre son bras, laissant juste brièvement son poignet à vif et ensanglanté toucher la lumière avant de le relâcher.

— C’est bon ! hurla Piotr. (Puis il eut le sourire d’autosatisfaction d’un homme qui, dans sa mort, prévoit l’ultime châtiment qui s’abattra sur son meurtrier.) Il est parti voir votre prostituée. Dominique – c’est son nom. Il va en faire l’une des nôtres. Il pense qu’elle est exactement le genre à se laisser persuader. Et si ce n’est pas le cas, eh bien, regardez dehors si vous voulez voir tout ce que nous pouvons tirer d’un corps humain. Quoi qu’il en soit, vous ne pourrez plus la baiser.

Il émit un rire forcé qui ne traduisait aucun amusement mais qui, espérait-il, contribuerait à ma souffrance.

Je me dirigeai résolument vers la porte. Tandis que je m’en approchais, quelque chose étincela devant moi, sur le sol. Voyant ce que c’était, je me demandai comment cela avait pu arriver là. Puis je me souvins. C’était exactement l’endroit où Foma avait craché quelque chose après avoir mordu le doigt du fermier, la nuit précédente. Je pouvais maintenant voir ce qu’était l’objet qui avait causé autant d’hilarité chez les Opritchniki. C’était l’alliance de l’homme.

Je parvins à la porte et l’ouvris en grand, d’un coup. Derrière moi, j’entendis l’explosion lente et diffuse qui avait accompagné la destruction de Iakov Zevedaïinitch. Je me retournai et ne vis plus la moindre trace de Piotr, à part la fourche privée de soutien, qui oscilla avant de tomber au sol. Un rectangle de lumière brillante se découpa dans la porte, projetant une forme semblable à un cercueil autour de l’endroit où Piotr s’était trouvé, une légère fumée pour seul souvenir.

J’arrachai mon épée de la porte et me mis en route.