Chapitre 28

La route de Smolensk était à peine reconnaissable depuis mon dernier passage. La chaleur humide de l’été avait été remplacée par une profonde couche de neige. La route elle-même était bien piétinée et la neige fraîche cédait par endroits la place à de la neige fondue, voire à de la boue. Moi aussi, j’avais changé. Douze semaines auparavant, nous nous étions mis en route, tous les quatre, confiants et bons camarades, désireux de défendre notre pays et croyant en nos nouveaux alliés, les Opritchniki. Maintenant, il ne restait que Dimitri et moi, et la confiance entre nous était fragile. Vadim et Maxime gisaient tous les deux, silencieux, dans des tombes anonymes. Les Français étaient venus à Moscou et ils en étaient repartis. Les Opritchniki ou nous-mêmes avions-nous joué un rôle important dans tout cela ? J’en doutais. Le sort de Bonaparte avait été scellé au moment où il avait traversé la frontière de la Pologne. À l’ouest, ils ne comprennent tout simplement pas à quel point l’Est est grand. Varsovie est loin, très loin de Paris. Si Bonaparte pouvait arriver jusque-là, la ville de Moscou pouvait-elle être beaucoup plus loin ? En réalité, c’est aussi loin de Varsovie que Varsovie de Paris, et le voyage est cent fois plus dangereux.

Le long du chemin étaient visibles diverses traces de la dévastation apportée par les armées qui étaient passées et repassées au cours des dernières semaines. Dans les villages situés sur le trajet, des bâtiments avaient été détruits par le feu ou, parfois, par pure brutalité. Cela avait pu être causé par les Français lors de leur avance, mais plus probablement par les Russes pendant leur retraite ; et pas seulement par l’armée russe, mais aussi par les paysans russes eux-mêmes qui vivaient dans ces villages. La politique de destruction qui avait été si efficace à Moscou avait été adoptée partout où l’armée de Bonaparte avait choisi de se rendre.

Au-delà de Mojaïsk, un autre élément horrible commença à agrémenter le paysage, augmentant par paliers à chaque verste que je couvrais. Le plan d’origine de Bonaparte avait été de repartir par une route différente de celle par laquelle il était venu, en passant au sud de la route principale de Moscou à Smolensk. Mais, à Maloïaroslavets, la bataille d’où s’était enfui le capitaine français pendu au carrefour de Kourilovo, le général Koutouzov avait forcé Bonaparte à se détourner de cette route et à revenir au nord. Mojaïsk était l’emplacement où les Français avaient rejoint la route principale, et c’était là qu’apparaissaient les débris d’une armée en fuite.

Des chevaux – rançais – gisaient au bord de la route, morts, par centaines. L’épuisement, la famine et le froid glacial pouvaient avoir été parfois responsables, mais bon nombre étaient tombés simplement à cause de l’ignorance ou de la paresse des forgerons français. Il manquait aux fers des chevaux les trois crampons qu’un forgeron russe aurait instinctivement ajoutés en hiver pour l’empêcher de glisser sur la glace. Une fois qu’un cheval avait perdu pied sur la route verglacée, il n’y avait pas grand-chose qu’il ou que son cavalier puissent faire pour le redresser. J’entendis plus tard dire que les soldats français affamés s’attaquaient à chaque cheval ayant trébuché, alors même qu’il luttait en vain pour reprendre pied, le réduisant en morceaux afin de se nourrir eux-mêmes. Seule une fraction des cadavres de chevaux avait bénéficié d’une miséricordieuse balle dans la tête.

Même ainsi, les hommes succombaient au même environnement que leurs montures. La raison pour laquelle seuls les cadavres de chevaux, et non ceux des hommes, gisaient abandonnés dans la neige n’était probablement pas que les hommes étaient moins nombreux à mourir, mais que leurs camarades avaient fait quelque effort pour les enterrer. Tandis que leur voyage – et, comme je suivais leurs pas, le mien – se poursuivait, ils commencèrent à oublier de telles considérations. Les cadavres humains étaient de plus en plus fréquents aux côtés de ceux des chevaux tombés.

Chaque fois que je passais devant un corps – que ce soit un homme ou un cheval –, un tourbillon d’oiseaux s’élançait dans l’air, effrayés par mon passage. Une fois que je l’avais franchi, ils revenaient picorer la chair qui restait. Rapidement après Mojaïsk, j’aperçus d’immenses cohortes de corbeaux volant en cercle à quelque distance devant moi. Si le chant des oiseaux peut annoncer l’espoir – le jour nouveau –, la vue de ceux-ci révèle trop souvent que la mort est proche. Je compris rapidement que je m’approchais du champ de bataille de Borodino. J’avais vu peu de chose du champ de bataille principal alors, bien que j’aie beaucoup entendu parler de ses horreurs par des survivants. Mais maintenant, tandis que je m’en approchais, presque trois mois plus tard, je vis de mes propres yeux, pour la première fois, à quel point les pertes avaient été lourdes.

Il n’y avait pas eu un seul moment de répit – certainement pas pour mon pays – depuis cette bataille, et ainsi peu d’efforts avaient été réalisés pour dégager les morts ; du moins, peu d’efforts humains. Les chiens, les loups et les oiseaux charognards avaient pris ce qu’ils pouvaient parmi les milliers de corps, et pourtant les restes étaient encore assez nombreux pour révéler clairement l’endroit où chaque homme était tombé. La route traversait le champ de bataille sur environ huit verstes, et le village de Borodino lui-même à mi-parcours. De part et d’autre, les corps des victimes s’étendaient à perte de vue. Les Français, d’après ce que je pouvais constater, avaient au moins fait quelques tentatives pour inhumer leurs morts après la bataille, mais ils n’avaient pas été très minutieux ; bon nombre de ceux qui avaient été enterrés à la hâte avaient été par la suite déterrés par les fortes pluies. Il était impossible de chiffrer – peut-être par dégoût –, mais les carcasses se comptaient en dizaines de milliers. C’était comme si un géant extraterrestre avait choisi de plaquer sa main sur la surface de la terre en cet endroit, aplatissant d’un coup tous les hommes qui se trouvaient en dessous. Mais aucune explication aussi surnaturelle n’était nécessaire. Chaque homme qui était mort ici l’avait été de la façon dont la plupart des soldats décèdent : de la main d’un autre. J’éperonnai mon cheval et traversai aussi vite que je le pus. Même au-delà du champ de bataille, j’étais accompagné sans relâche par les morts. Mais, de nouveau, les corps de ceux morts au combat étaient remplacés par ceux qui n’avaient pas survécu à la retraite. Savoir ce qui était le plus révoltant ne méritait pas un débat.

Des gens à qui je parlai en chemin, j’appris que ce n’étaient pas seulement le gel et la famine qui tuaient les Français en retraite ; c’était également le fait de la paysannerie russe. Lorsque les Français traversaient un village, ils étaient accueillis à bras ouverts, se voyaient offrir de la nourriture, de l’alcool et un lit chaud, uniquement pour finir égorgés ou avec une balle dans la tête pendant leur sommeil. Je me rappelai le corps du capitaine français qui avait été pendu à Kourilovo. Il n’y avait aucune raison pour que les serfs aient la moindre compassion envers l’envahisseur. Même s’ils en ressentaient, ils devaient suivre les ordres de leurs maîtres et les tuer sans pitié.

Il me fallut trois jours pour rallier Smolensk. Les chevaux dispos et l’hébergement n’étaient pas nombreux sur le trajet, mais ils étaient suffisants. Cela faisait deux semaines que les Français avaient suivi cette route. Ce qui avait été pour eux une piste hostile à travers un pays étranger et inhospitalier était, par nécessité, devenu une ligne d’approvisionnement vitale pour les forces russes qui les poursuivaient. Les chevaux et victuailles qui avaient été écartés de la route durant l’avancée française étaient réapparus après leur retraite, comme si Napoléon était Moïse conduisant son armée d’Israélites à travers la mer Rouge, à la différence que ce qui se retirait devant lui et revenait derrière aurait apporté la vie, et non la mort, à son armée.

Smolensk avait changé d’une manière très similaire à Moscou : elle était ruinée et en cendres. Et, tandis que Moscou avait été libéré du joug français au bout de cinq semaines seulement, Smolensk avait été tenu pendant trois mois. Les derniers jours de l’occupation avaient donné lieu à un effondrement total de la discipline lorsque les derniers soldats de l’armée de Bonaparte, frigorifiés, cernés et effrayés, avaient mis à sac la ville qu’ils traversaient durant leur retraite. Cela faisait moins de deux semaines que la reconstruction avait pu se mettre en place. La ville était dans un état pire que ce que j’avais jamais vu à Moscou.

Je me rendis à l’auberge d’où Dimitri avait envoyé sa lettre. J’y avais séjourné un peu plus tôt dans l’année, mais je ne reconnus pas le propriétaire. Une brève conversation avec lui me révéla que son prédécesseur, un de ses cousins, avait été tué durant les premières attaques françaises. Il y avait une lettre pour moi de la part de Dimitri, datée de deux jours auparavant.



«Alexeï,

Désolé de ne pas rester pour t’attendre. Ce n’est pas que je sois impatient ou que je doute que tu viennes, mais j’ai découvert l’endroit précis où se trouve Foma. Iouda l’a rejoint, mais il est désormais introuvable. Si je peux capturer Foma seul, je pourrai alors peut-être l’utiliser comme appât pour faire sortir Iouda. Sinon, j’aurai au moins réduit leurs effectifs d’un individu. Dans les deux cas, j’apprécierais ton aide. Dans cette région, notre liste de lieux de rendez-vous est devenue très limitée. Je vais essayer de rejoindre la ferme au nord de Yourtsevo (Г1) et de t’attendre aussi longtemps que possible.

Fidèlement,
Dimitri. »

Yourtsevo représentait un voyage d’encore deux ou trois jours vers l’ouest. J’avais froid, j’étais fatigué et meurtri à force d’être en selle. Je passai une longue nuit bien méritée à Smolensk avant de suivre les traces de Dimitri. Son plan était au mieux téméraire. Capturer Foma n’était peut-être pas impossible, mais si moi je devais l’attraper, je ne le garderais pas en vie assez longtemps pour que Iouda puisse venir à son aide. Je le tuerais en quelques secondes. Mieux encore, je le tuerais avant même qu’il sache que j’étais là. Le désir que j’avais pu avoir auparavant de permettre à ces créatures d’être conscientes de leur mort était maintenant perdu dans l’opportunisme pragmatique né de ma propre peur.

L’idée que Iouda puisse d’une quelconque façon mettre sa vie en danger pour l’un de ses compagnons était la partie la plus risible du plan de Dimitri. De tous les Opritchniki, Iouda était le moins humain, le moins susceptible d’être influencé par un sentiment de camaraderie ou d’appartenance à un groupe. Mais Dimitri m’avait demandé mon aide et je devais donc la lui apporter. Je n’avais guère d’intérêt pour une petite prise comme Foma, mais si lui ou Dimitri avait la moindre idée de l’endroit où je pouvais trouver Iouda, cela me serait utile.

Tôt le lendemain, je repris ma route vers l’ouest. Le sol était encore totalement gelé et le vent soufflait un blizzard qui couvrirait de neige tout objet ou personne restant immobile plus de quelques minutes. Yourtsevo n’était qu’à quelques verstes au nord de la ville d’Orcha. S’y rendre était relativement simple : il suffisait de descendre la vallée du Dniepr, et il y avait de nombreux endroits sur le chemin pour prendre un repas et trouver un cheval dispos.

La route vers l’ouest était toujours bordée de cadavres de chevaux et d’hommes. Beaucoup de ces derniers avaient été dépouillés de leurs biens et même de leurs vêtements. Je n’étais pas assez chauvin pour croire que de telles profanations des morts français n’auraient pu être perpétrées par des paysans ou même des soldats russes, mais c’étaient leurs compatriotes français qui avaient la première occasion de piller les cadavres de leurs camarades tombés, et qui avaient eux aussi un besoin désespéré de vêtements supplémentaires.

J’arrivai à Orcha deux jours plus tard et, après m’être reposé une nuit sur place, j’entamai le dernier tronçon de mon voyage, vers Yourtsevo. Ce n’était plus un itinéraire sur une route fréquentée, entre deux villes importantes et peuplées. Lorsque nous avions établi notre liste de lieux de rencontre, nous ne savions guère si nous nous retrouverions sous le règne bienveillant du Tsar Alexandre 1er ou sous l’occupation de l’envahisseur Bonaparte. De surcroît, c’était sous un glorieux ciel d’été que nous avions établi nos plans. La route menant d’Orcha à Yourtsevo aurait alors été un trajet agréable à travers des bois verdoyants. Si nous avions anticipé ces circonstances, nous aurions décidé de nous retrouver auprès de la plus grande cheminée de la plus chaude taverne à Orcha. De fait, nous avions choisi un endroit où un homme pouvait mourir en novembre et être découvert en parfait état de préservation par le gel au mois de mars suivant. Mais, au moins, la route n’était plus celle qu’avaient suivie les Français et elle n’était par conséquent plus parsemée de carcasses de chevaux et d’hommes. Même ainsi, cette petite récompense fut rapidement oubliée face au froid mordant.

Je commençai à douter que poursuivre ma route ait le moindre intérêt, lorsque la profondeur de la neige m’atteignit les genoux (et cela en tenant compte du fait que j’étais encore à cheval). J’avais tenté de mettre pied à terre et de conduire ma monture à travers les hautes congères de neige et, pendant un moment, nous progressâmes plus rapidement. Mais, par endroits, la neige était si profonde que je m’y serais enfoncé entièrement. Mes chances de parvenir au rendez-vous étaient maigres et, même si j’y arrivais, j’avais de graves doutes quant au fait que Dimitri y soit parvenu lui aussi. D’un autre côté, je pensais que j’étais maintenant plus proche de Yourtsevo que je ne l’étais d’Orcha, et par conséquent continuer était l’option la plus sensée.

La neige devint de plus en plus profonde. Il y avait des moments où les congères étaient si hautes que nous devions lutter pour les traverser, comme un navire prisonnier des glaces de la Baltique. Le sommet de la neige était plus haut que la tête de mon cheval, et c’était seulement grâce à sa confiance en moi ou à la peur que je lui inspirais que j’étais en mesure de le persuader de continuer à suivre un chemin qu’il ne pouvait voir. À travers une demi-douzaine de couches de vêtements, le froid me mordait avec une agressivité carnivore. Comment mon cheval parvint à le supporter, je l’ignore.

Ce fut après la nuit tombée que je vis pour la première fois les lumières du village. Durant une nuit normale, elles nous auraient guidés, tel un phare, mais, dans la tempête de neige, elles n’étaient qu’une vision fugitive, un instant perceptibles et, le suivant, disparues. Les ayant vues une première fois, bien qu’elles se soient ensuite évanouies, je me dirigeai vers elles. Cinq minutes plus tard, je les aperçus de nouveau, cette fois à ma gauche et plus loin. J’éperonnai mon cheval et, à contrecœur, il tourna en direction des lumières. Le vent et la neige fouettaient l’interstice minuscule entre mon chapeau et mon col, d’où mon visage pointait. Il aurait été plus agréable de se faire fouetter les yeux que de supporter ce souffle gelé.

Il s’écoula encore dix minutes avant que je revoie les lumières du village. Cette fois elles étaient plus proches, mais toujours sur ma gauche, à angle droit par rapport à la direction que nous suivions. Je tentai de faire tourner mon cheval une fois encore, mais il ne bougea pas. Ce n’était pas de l’entêtement de sa part, il était simplement bloqué. Il tenta de hennir, mais le son était étouffé par la neige qui s’était insinuée dans sa bouche et dans ses narines. Je mis pied à terre et constatai que je ne pouvais plus voir les lumières du village. J’étais dans une congère dont le sommet était bien au-dessus de ma tête. Je tentai de creuser la montagne de neige qui me faisait face, extirpant de la neige poignée après poignée et la jetant de côté, mais elle s’accumulait beaucoup, beaucoup plus rapidement que je ne pouvais la disperser. Rapidement, je ne pus bouger ni les jambes ni les mains. À chaque mouvement que je faisais, la neige gelait un peu plus pour former de la glace et resserrait son emprise sur moi. Je n’irais pas plus loin cette nuit-là et, si je ne bougeais pas, je ne pourrais plus jamais aller nulle part. Tout espoir envolé, le froid sembla redoubler d’intensité et je sus que j’allais rapidement succomber.

Je choisis, pour mes derniers instants, d’orienter mon esprit vers des choses agréables. Des images de mon épouse et de mon fils me vinrent, mais elles furent rapidement supplantées par d’autres relatives à Domnikiia. Par la pensée, je m’envolai vers Moscou pour l’observer. Je m’attardai sur ses grands yeux, ses lèvres, les lobes pâles de ses oreilles. Je l’observai de près, bien qu’elle ne soit pas consciente de ma présence. Je ramenai à mon esprit le gazouillis de sa voix et, même si je ne parvenais pas à distinguer de mots, c’était une parfaite restitution du son de sa voix. Il m’aurait été difficile de trouver pour mourir un état d’esprit procurant davantage de bien-être.

À travers le sifflement du vent, j’entendis le hurlement d’un loup, qui fut bientôt accompagné par un second. Je priai que le froid me rende insensible avant que les loups me trouvent. Au même instant, je me rappelai un conte populaire selon lequel le voordalak pouvait se transformer en loup. Je modifiai ma prière. Si le froid ne pouvait me sauver, que le hurlement vienne au moins de loups normaux et respectables.

Je me rappelle avoir été traîné sur un sol enneigé, et avoir entendu des voix criant tout autour de moi. Je me rappelle aussi l’impression de gueules et de dents acérées près de mon visage, l’odeur répugnante de chair à demi digérée s’élevant d’un gosier carnivore, et la sensation curieusement agréable d’une langue sur mon visage.



Lorsque je m’éveillai, la seule sensation qui se frayait un chemin jusqu’à mon esprit, entre toutes, était celle de chaleur. J’étais enveloppé dans une lourde fourrure et, près de moi, un feu flambait dans un poêle en fonte, réchauffant toute la pièce. Je sentis sur mes lèvres de l’eau-de-vie, qui avait dû y être introduite de force tandis que j’étais inconscient. À côté du feu, respirant fortement, leurs langues pendant sur le côté de leurs gueules, étaient allongés deux énormes chiens. Ils pouvaient fort bien être confondus avec des loups. Leur fourrure était un mélange de gris et de blanc, et leurs yeux gris regardaient dans ma direction avec une curiosité ébahie. L’un des chiens leva un sourcil tout en détournant son regard de moi pour le diriger vers la source d’un bruit.

— Prenez encore de l’eau-de-vie !

La voix venait de derrière moi. Un homme grand et massif se tenait un peu à distance du feu, fixant ses flammes dansantes, respirant dans sa chaleur par des narines larges et poilues. Sur la table à côté de moi se trouvait un verre de liqueur sombre, avec une bouteille à côté. Je bus et l’homme le remplit de nouveau pour moi.

— Merci, dis-je, buvant encore.

— Vous êtes bien loin du reste de vos troupes, dit-il.

— Comment saviez-vous que j’étais un soldat ? demandai-je.

— Vous portez une épée, même si vous n’avez pas d’uniforme.

— Comment saviez-vous que je n’étais pas français ?

— Je ne le savais pas jusqu’à ce que vous ayez parlé, expliqua-t-il, posant doucement sur la table à côté de lui un pistolet armé, mais maintenant je sais.

Le fait que nous parlions tous les deux russe était aussi rassurant pour moi que ça l’était pour lui. Aussi loin à l’ouest, j’aurais tout aussi bien pu me trouver dans une maisonnée polonaise, où un soldat russe aurait peut-être reçu un accueil moins chaleureux.

Les chiens tournèrent la tête en direction de la porte. Un autre homme entra, plus jeune que le premier mais de la même constitution puissante.

— Il est donc réveillé, dit le nouvel arrivant.

— Oui, répondit l’autre, et il semble être dans notre camp, même s’il ne m’a toujours pas dit ce qu’il fait ici.

— Je suis censé retrouver quelqu’un, expliquai-je. Nous sommes à Yourtsevo ?

— Oui, dit l’homme le plus âgé.

— Il y a une ferme à environ une verste au nord d’ici, poursuivis-je, en direction de Mejevo.

— Plus maintenant. Elle a brûlé.

— Les Français ? demandai-je.

— Même pas les Français. Elle a brûlé il y a plus d’un an.

— Je vois. Je pense que mon ami va quand même essayer de m’y retrouver.

— Nous n’avons vu personne. Remarquez, par ce temps, quelqu’un peut passer devant le village et ne jamais le voir – ou traverser le village sans qu’on le voie jamais. Vous avez eu de la chance que les chiens repèrent votre odeur.

— On a vu de la fumée, là-bas, l’autre jour, Pa, déclara le plus jeune homme.

— Quand ? demandai-je.

— Hier, ou avant-hier.

— Je dois aller le retrouver, dis-je en me levant de ma chaise.

— Pas ce soir, non, dit l’homme le plus âgé. (Il posa une main charnue sur mon épaule et me repoussa dans mon siège avec une force énorme et désinvolte, qui me rappela la force que le vampire Pavel avait utilisée pour me maintenir contre le mur. Lorsque l’homme bougea, ses chiens se levèrent prestement et découvrirent silencieusement leurs dents.) Vous irez dans la matinée, me dit-il fermement.



Je passai la nuit dans le siège où j’avais été assis, me délectant de la chaleur que me procuraient les fourrures et le feu. Je fus éveillé tôt lorsqu’une femme – je présumai, à son âge, qu’il s’agissait de l’épouse du plus âgé – vint alimenter le feu. Plus tard, elle me fit signe de passer dans une autre pièce, où je partageai un petit déjeuner silencieux avec elle, son mari et son fils.

Peu de temps après l’aube, le chef de la maisonnée se tourna vers moi.

— Vous envisagez toujours d’aller jusqu’à la ferme ? demanda-t-il.

— Je le dois, répondis-je.

— Eh bien, je ne vais pas vous proposer de venir avec vous, mais je vais vous montrer la route. Elle n’est pas loin mais, par ce temps, elle est traîtresse. Vous devriez laisser ici votre cheval et y aller à pied.

— Mon cheval est vivant ? demandai-je avec surprise.

Je ne l’avais même pas envisagé.

— Pourquoi ne le serait-il pas ? Il était en bien meilleur état que vous quand nous vous avons trouvés.

Je remis mon manteau et mon chapeau, et nous sortîmes. Le village n’était pas grand et les bâtiments semblaient se blottir les uns contre les autres pour se protéger du froid de l’hiver. Il avait cessé de neiger et le vent était plus léger qu’il l’avait été, mais il était toujours extrêmement froid. Nous suivîmes l’unique rue principale jusqu’à la sortie du village.

— Voilà la route, me dit l’homme en montrant du doigt un chemin dont on ne pouvait discerner qu’un vague creux entre les arbres. Ce n’est qu’à une verste environ. Il reste encore assez de bâtiments pour que vous puissiez la reconnaître, à moins que la neige les ait recouverts.

— Merci, dis-je.

— Si vous n’êtes pas revenu dans trois heures, je ne viendrai pas vous chercher parce que vous serez mort. Je vous enterrerai au printemps, si les loups laissent quoi que ce soit de vous.

Je lui tendis la main mais il préféra ne pas sortir la sienne de ses poches profondes. Je suivis le chemin qu’il m’avait indiqué. Je me retournai pour lui faire un signe, mais il était déjà reparti et je ne vis que son dos voûté tandis qu’il marchait péniblement vers la chaleur de son foyer.

Peu de temps après que je me fus mis en route, le vent souffla de nouveau, exactement à l’opposé de la direction dans laquelle j’allais, rendant chaque pas plus fatigant que le précédent et fouettant des flocons de neige piquants contre mon visage. Il semblait absurde que Dimitri soit jamais arrivé ici, encore moins qu’il y soit resté, et pourtant, étant si près, il serait ridicule pour moi de revenir en arrière. La même pensée avait fort bien pu traverser l’esprit de Dimitri. S’il était parvenu jusque-là, il aurait continué à avancer, on pouvait en être certain, quelle que soit la distance que représentait ce « jusque-là ». De surcroît, il y avait eu de la fumée, donc quelqu’un avait dû se rendre là-bas et c’était très probablement Dimitri, bien qu’il semble peu plausible qu’il y soit resté.

Grâce à une accalmie fortuite du vent, je remarquai les ruines de la petite ferme et m’y arrêtai. La neige n’avait pas complètement recouvert les restes carbonisés, qui laissaient vaguement reconnaître les contours d’un bâtiment, mais, au cœur de la tempête, ils auraient été difficiles à repérer. Marchant entre les pièces de bois noirci, je vis de l’autre côté de la structure les restes d’un feu plus récent ; un feu de camp, cette fois. Les formes noueuses de rondins encroûtés de neige, qui avaient été déplacés pour servir de siège, entouraient partiellement une large zone de bois brûlé et de cendres. J’y posai la main et constatai que le feu était maintenant totalement froid. Cela faisait plus d’une journée qu’il avait brûlé. Toutefois, j’étais maintenant certain que Dimitri était venu ici. Personne ne jetterait davantage qu’un vague regard à cet endroit froid et désert, sans parler de s’y arrêter et d’y faire un feu, à moins d’avoir une bonne raison. J’étais moi aussi parvenu au rendez-vous, mais j’arrivais trop tard.

Je fouillai les ruines de la ferme, recherchant un message de Dimitri rédigé dans le code qui nous avait si bien servi, espérant découvrir vers où il avait poursuivi sa route. Il ne me fallut pas longtemps pour le trouver. Une table noircie, à demi brûlée, avait été appuyée contre ce qui avait été autrefois un montant de porte. La neige des congères l’avait recouverte, mais, en l’essuyant, je trouvai le message de Dimitri gravé fermement à sa surface :

21 – 9 – 11 – Д

Trois jours auparavant. Incontestablement, on ne pouvait attendre aussi longtemps par ce froid accablant, mais il n’y avait pas d’autre message pour indiquer où il avait pu se rendre. Je balayai le reste de la neige sur le dessus de la table, puis je fis la même chose de l’autre côté, mais il n’y avait rien de plus. Je revins à l’endroit où Dimitri avait fait son feu et m’assis sur l’un des rondins. Ses nœuds durs et tordus s’enfonçaient en moi et sa froideur s’infiltrait dans ma chair.

Que devais-je faire maintenant ? Il était évident que Dimitri était venu ici, mais où était-il allé ? Son plan consistant à capturer Foma avait-il réussi ? ou n’avait-il pas encore pu le mener à bien ? ou Foma avait-il d’une façon ou d’une autre changé la donne ? Pis encore, le plan de Dimitri était-il allé plus loin ? Avait-il utilisé avec succès Foma en guise d’appât, uniquement pour se trouver vaincu par Iouda ? Cela pouvait signifier que Iouda était encore quelque part dans les environs, attendant mon arrivée. Je remerciai le Seigneur d’être arrivé en plein jour.

Je ne pouvais que partir de l’hypothèse que Dimitri était encore en vie, sinon tout ce que je ferais serait vain. Si j’avais été à sa place, j’aurais tenté de rejoindre l’armée régulière. De ce que j’avais entendu dire à Orcha, elle se dirigeait vers Borisov pour tenter d’empêcher Bonaparte de traverser la Berezina. Ce n’était qu’à deux ou trois jours d’ici à cheval. Il était plausible que Dimitri s’y rende, et c’était donc là que j’allais le suivre.

Ma décision prise, je repliai les jambes pour me relever. Ce faisant, je déplaçai la neige à côté de la bûche sur laquelle j’étais assis, révélant quelque chose qui brillait dans la lumière du soleil. Je me penchai en avant et dégageai un peu plus de neige pour découvrir que c’était une fine chaîne en argent, du genre utilisé pour un collier ou un bracelet. Je la sortis de la neige et constatai qu’elle était prise sous l’une des branches rabougries qui saillaient du rondin. Tandis que je dégageai un peu plus la neige, je me levai soudain d’un bond, le souffle coupé par la surprise.

Ce n’était pas une branche ; c’était une main humaine.

Je n’avais pas été assis sur un rondin, mais sur le cadavre gelé et rigide d’un homme.