Chapitre 3

Ils étaient treize en tout. J’étais dans ma chambre, en train d’écrire à Marfa, lorsque j’entendis frapper à la porte. C’était Max.

— Ils sont là.

Dans la faible lumière fournie par la lampe à huile de Max, je vis une silhouette de haute taille que je supposai être leur chef, saluant Dimitri de l’accolade chaleureuse d’un vieil ami – une accolade que Dimitri ne lui rendit pas tout à fait. C’était un homme impressionnant. Son âge pouvait se situer n’importe où entre cinquante et soixante-dix ans. Son front bombé était souligné par d’épais sourcils broussailleux surmontant un nez fin et aristocratique. Ses narines arquées étaient presque cachées par une longue moustache d’un gris acier sombre, qui contribuait à lui donner un air général de négligence. Sa moustache, tout comme ses cheveux, était taillée de façon irrégulière, peut-être à cause de l’absence de miroir durant son long voyage. L’apparence générale de noblesse déchue par des temps difficiles me rappela les aristocrates français en fuite qui avaient commencé à arriver à Pétersbourg durant ma jeunesse.

Dimitri le présenta à tour de rôle à chacun de nous. Ses réactions semblaient à la fois imiter et amplifier les propres attitudes de Dimitri. Envers Vadim, il montra du respect et, sans le moindre signal explicite tel qu’un salut ou un claquement des talons, il s’adressa à lui comme un vieux militaire à un autre. Envers Max, il fut presque dédaigneux.

Lorsqu’il s’approcha de moi, il me saisit la main d’une poigne ferme et me donna une tape dans le dos. Je remarquai ses doigts larges et courts, ses ongles grossiers et sales qui contrastaient avec son attitude raffinée.

— Alexeï Ivanovitch, je suis très heureux de vous rencontrer enfin, dit-il avec un large sourire.

Comme il fallait s’y attendre, nous parlions tous en français. Aucun de nous ne comprenait la langue de son pays et il n’y avait aucune raison de supposer que lui ou aucun autre sache parler le russe – à cet égard, ils avaient quelque chose en commun avec une bonne partie de la noblesse russe.

— Dimitri Fétioukovitch m’a souvent parlé de vous lorsque nous avons combattu côte à côte contre les Turcs, poursuivit-il. Son ami est mon ami.

De notre côté, les présentations étaient terminées et l’étranger se tut. Vadim fut le premier à parler.

— Pardonnez-moi, dit-il, mais nous n’avons toujours pas entendu votre nom.

— Mon nom ? répondit-il, comme surpris à l’idée même qu’il puisse avoir un nom.

Je jetai un regard en biais à Dimitri, qui devait certainement connaître le nom du visiteur, mais il fixait le sol comme s’il était embarrassé.

— Mon nom est Zmiéïévitch, annonça l’étranger avec une soudaine résolution.

Ce n’était pas un véritable nom russe, bien que quelque part au fond de mon esprit il entra en lointaine résonance avec des souvenirs de mon enfance. Littéralement, la signification en était simple : « le fils du serpent ». Je pouvais seulement deviner qu’il s’agissait d’une traduction directe de son nom dans sa propre langue.

Il nous suivit dans la pièce privée de l’auberge que nous utilisions toujours pour nos réunions. Alors qu’ils entraient, groupés, derrière lui, je pus pour la première fois apercevoir réellement ses douze compagnons. S’il avait les manières d’un officier ayant connu des jours meilleurs, eux me paraissaient être des hommes ne s’étant jamais élevés hors du caniveau. Tous étaient débraillés et vêtus sans style ou, au mieux, dans le style des paysans. Traînant des pieds, voûtés, ils pénétrèrent dans la pièce en évitant le moindre contact visuel. Ils auraient pu être pris pour une bande de détenus, sauf que leur incapacité à lever les yeux vers nous n’était pas due au respect ou à la peur, mais simplement à une absence totale d’intérêt pour notre existence. Bien qu’ils ne soient pas grands, tous avaient une constitution trapue et râblée. Je les aurais craints dans un concours de force, mais pas dans une joute d’esprit. Ils n’étaient pas du genre auquel on s’attend dans le mess des officiers.

Seul le dernier des douze montra quelque intérêt pour son environnement. Il était plus grand que les autres, même s’il ne l’était pas autant que son chef, et il se distinguait par sa longue chevelure blonde. Les autres avaient tous les cheveux coupés court, sans doute pour réduire le nombre de poux qui, j’en étais sûr, les auraient autrement infestés. Lorsque ce dernier homme entra, il parcourut rapidement la pièce du regard, évaluant son environnement et analysant rapidement les visages des quatre officiers russes qu’il rencontrait pour la première fois. Puis ses yeux s’abaissèrent et il s’assit, adoptant la même posture intimidée que ses camarades avaient arborée tout du long.

Max murmura un seul mot à mon oreille : « Opritchniki ». Malgré leur manque de caractère, il planait toujours autour d’eux un sentiment de menace qui justifiait, Max pouvait le voir autant que moi, la description initiale de Dimitri.

Zmiéïévitch était resté debout et entreprit de parler dans un français très précis mais très formel et étrangement accentué. Sa voix avait un côté ténébreux et paraissait provenir non de sa gorge, mais des profondeurs de son torse. Quelque part en lui, c’était comme si des meules géantes frottaient l’une contre l’autre ou comme si l’on déplaçait lentement le couvercle d’un sarcophage de pierre pour l’ouvrir.

— Je réitère mes salutations à vous, amis anciens et nouveaux. Salutations à vous, Vadim Fiodorovitch (tout en parlant, il se tourna et s’inclina brièvement vers chacun de nous), à vous, Maxime Serguéïevitch, à vous, Alexeï Ivanovitch, et, naturellement, à vous, le plus cher de nos amis, Dimitri Fétioukovitch. Dimitri Fétioukovitch et moi, ainsi que certains de nos amis ici présents, dit-il avec un geste sans grâce de la main vers les douze personnages assis autour de lui, avons combattu ensemble pour la première fois il y a de cela quelques années contre le vieil ennemi de l’est. Les Turcs ont été un ennemi de votre Russie bien-aimée depuis plus longtemps qu’aucun de vous ne peut s’en souvenir, et les premières et célèbres batailles de ma propre jeunesse, désormais bien lointaine, visaient à défendre mon pays contre ces mêmes envahisseurs païens. Mais maintenant, la menace qui pèse sur nous tous vient d’un endroit qui aurait été, autrefois, le plus inattendu pour nous : l’ouest.

» Si le Turc païen, poursuivit-il, feignant d’ignorer l’onde de mouvement que la mention du mot « païen » suscita parmi les douze acolytes, manifestement pieux, ne peut être blâmé pour son hérésie, l’ayant apprise de son père et lui-même la tenant de son propre père, Bonaparte a conduit son pays vers un abandon du Christ que cette nation a longtemps connu et aimé.

Je sentis que Max était sur le point de commenter l’exactitude de cette affirmation et je lui pressai le bras pour lui faire garder le silence. Ce n’était pas un débat de bonne société et son intervention ne serait pas considérée comme appropriée. Même ainsi, cela me surprit tout autant que Max de voir que Zmiéïévitch tentait de transformer cela en conflit religieux. Il me parut presque qu’il protestait trop.

— Ainsi, nous devons maintenant faire face à l’ennemi commun, continua Zmiéïévitch. Vous autres Russes vous êtes battus plus courageusement contre Bonaparte que n’importe qui en Europe et, croyez-moi, je n’ai aucun doute, aucun (il ferma les yeux et secoua vigoureusement la tête ; il commençait à s’apprécier dans ce rôle d’orateur public) que vous allez poursuivre dans cette voie. Je vous amène seulement douze hommes. De bons hommes – des hommes forts, et pourtant je me sens honteux, honteux qu’ils soient si peu.

La rhétorique atteignait une exagération presque insupportable. Je jetai des regards alentour à mes amis. Dimitri était affalé sur sa chaise, s’efforçant tant bien que mal d’arborer l’indifférence d’un homme qui avait entendu tout cela auparavant. Max était penché en avant, écoutant attentivement. Si je l’avais moins bien connu, j’aurais pu croire qu’il était un fervent admirateur de la personnalité qui s’adressait à nous mais, en réalité, je savais qu’il buvait la moindre parole uniquement pour pouvoir ensuite l’analyser, la disséquer et la démolir le moment venu. À ma grande surprise ce fut Vadim qui, ayant accroché mon regard, se mordait le doigt, tentant de réprimer son rire. Vadim, qui avait en son temps débité tant de platitudes grotesques comparables, qui avait écouté avec ravissement les discours de tant de généraux russes, qui était le seul qui pouvait percer aussi rapidement la futilité de ce vain Valaque.

— Ce sont des hommes réservés, poursuivit Zmiéïévitch avec un soupçon d’émotion dans la voix. Des hommes de vertu, des hommes de valeur, des hommes solides. Oui, mais aussi des hommes d’honneur. Ils peuvent accomplir de grands actes, des actes… oserai-je dire ? d’héroïsme mais, pour des raisons que je ne puis expliquer, ils préfèrent que leurs véritables noms demeurent secrets. Voici donc les noms par lesquels vous les connaîtrez : Piotr. Andreï. Ioann.

À chaque appel d’un pseudonyme, l’homme en question hochait brièvement la tête, mais ils maintinrent toutefois la même absence d’intérêt, la même apparente conviction que cette réunion tout entière était une inutile distraction les détournant d’une cause supérieure dans laquelle ils s’embarquaient.

— Filipp. Varfolomeï. Matfeï.

Les noms qu’il avait choisis étaient russes, et l’accent avec lequel il parlait notre langue était encore moins convaincant que celui qu’il avait lorsqu’il parlait français. Néanmoins, après trois noms seulement, j’avais compris que les surnoms choisis étaient tout simplement les noms des douze apôtres. Au bout de six noms, je pense que même le moins religieux d’entre nous avait compris. Là encore, le christianisme laborieux semblait davantage destiné à railler qu’à glorifier.

— Simon. Iakov Zevedaïinitch. Iakov Alfeïinitch.

Vadim commença à tousser, ce qui, je le devinai, servait à étouffer son rire.

— Foma. Faddeï. Iouda.

Lorsque le nom de Foma fut appelé, je notai un échange de regards entre l’individu en question et certains de ses camarades. Je pouvais imaginer la scène au cours de laquelle ces noms avaient été attribués ; Piotr, Simon, Matfeï et la plupart des autres satisfaits de leurs noms, mais Foma devant avoir l’impression d’avoir tiré la courte paille, ne voulant pas être le Foma du groupe – celui qui ne croit que ce qu’il voit. J’aurais pu également croire qu’il y avait eu quelques dissensions sur le récipiendaire du nom « Iouda » mais, parmi ces hommes, je pouvais voir que ce serait un honneur plutôt qu’une disgrâce de se voir décerner le nom du traître.

Iouda était le grand homme blond que j’avais remarqué précédemment.

— Je ne peux que me désoler, continua leur chef, d’être trop vieux et trop fatigué moi-même pour me joindre à ces douze hommes courageux. Vous pouvez douter (et ses yeux tombèrent sur Max qui, j’en étais sûr, doutait effectivement de ce qu’il allait dire, quoi que ce soit) qu’un nombre aussi réduit puisse faire beaucoup. Mais, croyez-moi, ils possèdent ce qu’il faut. Ils ont le désir – la soif – de réussir.

L’un des Opritchniki, Matfeï je crois – bien que je ne sois pas encore accoutumé à leurs noms – émit un commentaire dans sa propre langue indéchiffrable. Je soupçonne qu’il était lié au mot « soif ». Onze d’entre eux rirent de bon cœur, comme des soldats à l’écoute d’une blague salace, certains ne la comprenant pas, d’autres ne la trouvant pas drôle, mais riant tous parce qu’ils y étaient obligés. Seul Iouda était différent. Il ne rit pas, mais son visage trahit un sourire entendu, comme un adulte sans progéniture sourit à une plaisanterie d’enfant, amusé par sa naïveté mais n’appréciant pas son innocence. Il échangea un regard avec Zmiéïévitch et, en observant leur connivence fugitive, je me sentis soudainement mal à l’aise. J’eus la certitude que, quelles que soient les raisons pour lesquelles les onze autres Valaques étaient en Russie, ces deux-là poursuivaient un but supérieur. Toute trace de l’hilarité que j’avais pu partager avec Vadim s’évapora.

Zmiéïévitch poursuivit quasiment instantanément.

— Et je dois donc maintenant vous quitter. (Il marqua une pause, s’attendant, je pense, à quelques protestations de notre part à cette perspective. Aucune ne vint.) J’ai un long voyage pour revenir vers ma patrie, et vous, mes amis, avez bien du travail à abattre.

Vadim se leva, se souvenant de ses devoirs d’hôte.

— Ne voulez-vous pas au moins passer la nuit ici ? Vous pouvez partir demain matin.

L’homme eut un rire vigoureux et artificiel.

— Mon cher ami, vous me prenez au mot de façon beaucoup trop littérale. Je n’ai naturellement pas l’intention de voyager de nuit en ces temps dangereux, mais j’ai déjà arrangé mon hébergement ailleurs en ville. Je partirai aux premières lueurs du jour mais, pour nous, c’est le moment des adieux.

Nous sortîmes tous les quatre avec lui dans le couloir pour prendre congé. Je fus heureux de quitter cette pièce pour un moment, de m’éloigner de la présence étrange et oppressante des douze Opritchniki. Alors que je fermais la porte, ils se mirent immédiatement à parler entre eux d’une voix basse de conspirateurs, et dans leur propre langue. Même à une certaine distance, être en compagnie de Zmiéïévitch dans le sombre corridor était une expérience que je ne souhaitais pas avoir à prolonger très longtemps.

Il nous prit chacun à notre tour par la main et nous embrassa sur les deux joues. Lorsque son visage s’approcha du mien, un miasme soudain m’enveloppa et je me rendis compte qu’il s’agissait de la puanteur de son haleine. Je me rappelai, des années auparavant, m’être tenu auprès d’une fosse commune où les corps de braves soldats avaient été déposés depuis plusieurs jours. La même odeur de pourriture s’élevait des profondeurs de son estomac. Je ressentis la même envie pressante de m’enfuir que j’avais éprouvée alors, accompagnée d’un sentiment de terreur encore plus profond que je n’arrivais pas à situer ; je parvins toutefois à ne pas reculer.

Lorsqu’il se dirigea finalement vers Dimitri et lui serra la main, je remarquai pour la première fois un anneau ornementé à son majeur. Il représentait un dragon au corps d’or, aux yeux d’émeraude et à la langue rouge et fourchue. Sa queue s’enroulait autour de son doigt. Je doutai soudain d’avoir bien compris son nom. Il pouvait tout aussi bien être le « fils du dragon » que le «fils du serpent » ou peut-être même le « fils de la vipère ». La bague ressemblait davantage à un dragon. Je ne pouvais même pas être certain qu’il existe une distinction entre les deux mots dans sa langue maternelle.

Alors qu’il se tenait à la porte, Zmiéïévitch échangea quelques observations finales avec Vadim.

— Je m’en vais. Je laisse Piotr en charge à ma place, dit-il d’une voix douce et claire.

Max murmura à mon oreille avec un petit rire.

— Pierre en successeur ? Il s’imagine être Jésus-Christ.

Je n’étais pas d’humeur, à cet instant, à partager sa dérision.

L’homme n’aurait pas pu comprendre le russe, même s’il l’avait entendu clairement, mais il jeta à Max le regard déçu d’un invité âgé insulté de manière inutile et indigne. Max s’immobilisa soudainement.

— Et ne vous préoccupez pas trop des noms, poursuivit Zmiéïévitch, nous observant à tour de rôle avec un léger sourire sur ses lèvres, comme s’il nous remerciait de quelque éloge non exprimé pour l’humour dont il avait fait preuve dans le choix des sobriquets. Ne voyez aucun sous-entendu dans le nom « Iouda ». Il n’est pas le traître.

Il posa les yeux sur Max lorsqu’il prononça ce dernier mot.

Cela ayant été dit, il partit et une extrême froideur sembla s’abattre sur le bâtiment. Je discernai en Max le sentiment de peur glacée viscérale dont je faisais moi-même l’expérience. Vadim marqua une pause puis libéra son rire réprimé. Même si son hilarité s’était aussi initialement accumulée en moi, elle avait été remplacée par quelque chose de beaucoup plus sombre. Mais me joindre au rire de Vadim, aussi peu qu’il corresponde à mon humeur véritable, fut un soulagement. Dimitri sourit à notre manque de maturité mais ne rit pas, probablement familiarisé au style extravagant de son ami. Seul Max demeura insensible, l’air effrayé et pensif.

— Je suis désolé, Dimitri, dit Vadim. Je sais que c’est ton ami et je suis sûr que c’est un homme fort courageux, mais il a une attitude…

Il rechercha un terme poli.

— Pompeuse ? suggéra Dimitri d’un ton neutre.

Vadim sourit largement et acquiesça.

— Et ces étranges patronymes. Zevedaïinitch ? Alfeïinitch ? 2

— Je crois qu’il considère qu’il est de son devoir, en tant qu’hôte, de faire un effort avec notre langue, expliqua Dimitri. Tu devrais le féliciter d’avoir essayé, même s’il se trompe un peu sur certaines choses.

Zmiéïévitch ne pouvait pas vraiment être blâmé pour son incapacité à nommer correctement les apôtres en russe. Je n’avais jamais, de ma vie, vu une traduction complète de la Bible en russe, et je doutais même qu’une telle chose existe.

— Et son propre nom, ajoutai-je avec un rire.

— Non, c’était du russe correct, corrigea Vadim. Zmiéïévitch est un personnage d’une vieille ballade, Tougarine Zmiéïévitch.

C’était pour cela que le nom m’avait semblé familier, même si je ne parvenais toujours pas à me rappeler les détails.

— Et s’agissait-il du héros ou du méchant ? demandai-je.

Vadim haussa les épaules.

— Je ne pense pas que c’est de là que vienne son nom, de toute manière, expliqua Dimitri avec un calme condescendant.

— Sont-ce les mêmes hommes aux côtés desquels tu t’es battu par le passé ? demanda Max, qui avait recouvré la parole, même s’il était toujours dans l’impossibilité de prendre part à la bonne humeur générale.

— Quatre d’entre eux, je crois, répondit Dimitri. Piotr, Ioann, Varfolomeï et Andreï, même s’ils ne portaient pas ces noms auparavant. Et Foma me semble familier mais… (Dimitri parut soudain pâle, presque comme s’il était sur le point de tomber malade, mais il retrouva rapidement sa composition.) Non, il n’en faisait pas partie. Pour être honnête, c’est difficile de se souvenir. Aucun d’entre eux ne m’a fait une forte impression. Ils ne sont pas spécialement portés sur la conversation.

— Nous ferions mieux de rentrer, dit Vadim qui s’était calmé entre-temps.

À l’intérieur de la pièce, l’atmosphère s’était légèrement réchauffée. Les douze Opritchniki étaient de nouveau en train de rire, de cette façon qu’ont les groupes d’hommes de rire afin d’être vus par les autres. Notre entrée, si elle fut constatée, ne les interrompit pas immédiatement.

Nous nous rassîmes et Vadim s’adressa à Piotr dans un français lent et clair.

— Nous prévoyons d’aller vers l’ouest. Nous contournerons les Français et attaquerons leurs lignes d’approvisionnement.

— Nous préférons travailler seuls.

La réponse de Piotr était laconique, mais son français était parfait et plutôt bien accentué.

— Vous pouvez travailler seuls, dit Vadim, parlant de façon plus fluide maintenant qu’il savait qu’ils le comprenaient (ou du moins Piotr) clairement, mais vous ne connaissez pas bien le terrain. Vous aurez besoin de notre aide, au moins pour cela.

— D’accord, acquiesça Piotr. Nous travaillons la nuit. De cette manière, l’ennemi est endormi et ne nous attend pas.

— C’est raisonnable. Nous pouvons voyager le jour et attaquer dans l’obscurité.

— Non. (Piotr faisait ressembler l’explication de leurs tactiques à une liste de demandes.) Le corps doit s’adapter aux exigences de la tâche. Nous dormons le jour et tuons la nuit. Si cela ne vous convient pas, nous nous débrouillerons sans vous.

Vadim observa chacun de nous mais ne trouva aucune objection.

— Très bien, convint-il. (Il lui tendit quelques documents.) Voici des cartes de la zone à l’ouest de Moscou. Bonaparte s’approche à l’heure actuelle de la ville de Viasma. (Il déplia une carte et désigna l’emplacement.) J’ai également indiqué des endroits où nous pourrons nous retrouver si nous sommes séparés. Nous partirons demain soir.

Piotr et les autres ne montrèrent que peu d’intérêt pour les cartes.

— Combien d’hommes a Bonaparte ?

Vadim se tourna vers moi pour la réponse. Je consultai mes notes.

— Notre estimation est de 130 000.

Un sentiment d’excitation parcourut les Opritchniki lorsqu’ils entendirent ce nombre, ce que je ne parvins pas à comprendre. Les chiffres n’ont guère d’importance lors d’opérations furtives. Que nous soyons à douze contre mille ou à douze contre cent mille, nous restions largement minoritaires. Quelques commentaires circulèrent entre eux et sur certains visages se peignirent des sourires qui semblaient presque lascifs.

— Et combien de Russes ? demanda l’un des autres – Foma, me semble-t-il – d’un ton moqueur.

Vadim leva la main pour m’empêcher de divulguer cette information, bien que je n’aie aucune intention de le faire. Piotr cracha un unique mot de colère à Foma, puis se tourna de nouveau vers nous.

— Naturellement, nous n’avons pas besoin de le savoir. C’est par pure curiosité.

— Bien, dit Vadim.

Nos discussions se poursuivirent tard dans la nuit. Nous tentâmes de fournir notre meilleure estimation des plans et de la disposition des Français. Aucun d’entre eux n’émit plus la moindre interrogation à propos de nos propres forces. Il fut convenu qu’ils se sépareraient en quatre groupes. Vadim accompagnerait Faddeï, Filipp et Iakov Zevedaïinitch. Dimitri prendrait Piotr, Varfolomeï et Ioann. Max aurait Andreï, Simon et Iakov Alfeïinitch, et il me restait Foma, Iouda et Matfeï.

L’aube était proche lorsqu’ils partirent enfin. Comme leur chef avant eux, ils expliquèrent avoir pris leurs dispositions pour leur propre logement, mais ne donnèrent aucun détail supplémentaire. Nous convînmes de nous réunir de nouveau ce soir-là, le 16 août, à 21 heures, pour commencer notre voyage vers l’ouest.



Je n’avais aucunement l’intention de suivre le conseil de Piotr de s’habituer à dormir pendant la journée, mais notre discussion tardive m’y avait forcé. Il était plus de 10 heures lorsque je m’éveillai. Je terminai la lettre à Marfa que j’avais écrite la veille au soir. Je ne pouvais y mettre que peu de détails relatifs à mon travail, ou même, de fait, concernant mon temps libre, et la lettre s’avéra donc un document vide. Je mentionnai que j’allais quitter Moscou et que je ne savais pas quand j’allais revenir, mais je ne fis aucune référence aux nouveaux camarades que j’avais rencontrés la nuit précédente seulement.

Je rendis visite une nouvelle fois à Domnikiia. Mon esprit était focalisé sur le voyage qui m’attendait et sur la vacuité de ma lettre à Marfa, et ainsi je fus peu bavard. Comme avec Marfa, il était sage de ne pas discuter en détail de mon travail.

— Je quitte Moscou ce soir, lui dis-je.

— Pourquoi ? demanda-t-elle comme si la nouvelle n’était pas inattendue.

— La guerre. Tu te souviens ?

Je n’avais pas besoin d’être sarcastique.

Elle s’approcha et s’allongea à côté de moi, me caressant les cheveux. Elle me fixa du regard.

— Allez-vous revenir ?

— Bien sûr, répondis-je, en sachant pertinemment que c’était une question à laquelle aucun soldat ne peut répondre avec une certitude absolue.

— Quand ?

— Avant que Bonaparte arrive ici.

C’était censé être une plaisanterie, mais ma propre croyance en la possibilité que Bonaparte arrive à Moscou en gâta l’énoncé.

Cet après-midi-là, Domnikiia fut étrangement distraite, étrangement ailleurs, comme si elle avait oublié toutes ces pièges et affectations qui la rendaient si douée dans son travail et laissaient si bien penser qu’elle ne le voyait pas comme un travail. Elle était comme d’autres prostituées avec qui j’avais été, un simple morceau de chair féminine obéissante. Je n’aurais su dire si elle avait oublié sa façade parce qu’il n’y avait aucune perspective de poursuivre les affaires avec un homme sur le point de mourir, ou si la perspective de ma mort l’avait véritablement perturbée.

Tandis que je me rhabillais, elle saisit l’icône que Marfa m’avait envoyée et plongea son regard dans les yeux du Sauveur.

— Vous n’avez commencé à porter cela que l’autre jour. Qui vous l’a donnée ?

Il me parut quelque peu déplacé de lui parler de mon épouse, non pas parce que cela aurait pu offenser Domnikiia, qui devait être habituée à de telles choses, mais parce que cela me parut offensant pour Marfa elle-même d’être évoquée dans cette chambre.

— Je l’ai depuis une éternité. Il m’a juste semblé approprié de commencer à le porter, maintenant que le danger est si proche.

— Oh, fit-elle d’un ton pensif. (Puis, comme si elle changeait de sujet : ) Max a dit… (Elle releva les yeux vers moi. Il semblait que Max avait mentionné Marfa comme expéditeur de l’icône. Si cela était effectivement ce que Domnikiia avait été sur le point de dire, elle changea d’avis.) Max a dit que vous n’étiez pas superstitieux.

— Max parlait pour lui-même.

Elle passa la chaîne par-dessus ma tête et accrocha de nouveau l’icône autour de mon cou.

— Promettez-moi de ne jamais l’enlever.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Elle vous protégera. Promettez-le-moi !

— Je le jure.

C’était plutôt facile à dire. Porter l’icône ne pouvait pas me nuire, même si je doutais qu’aucun dieu ne changerait son attitude à mon égard à cause d’un petit morceau de métal suspendu à mon cou. C’était néanmoins un réconfort de sentir l’icône contre ma poitrine, pour une raison entièrement différente. Elle agissait comme un rappel, une évocation de mon épouse superstitieuse qui me l’avait envoyée et de ma maîtresse superstitieuse qui insistait pour que je la porte.

Lorsque je quittai la maison close, un groupe de jeunes officiers, environ huit, de moins de vingt ans, flânait à l’extérieur. Ils savaient clairement de quel type d’établissement il s’agissait et rassemblaient leur courage pour y entrer. Comme de nombreux jeunes hommes, et peut-être plus particulièrement les jeunes soldats, ils semblaient étudier le problème du point de vue de leurs relations mutuelles, plutôt que d’envisager les relations plus stimulantes qu’ils pouvaient espérer avoir avec les jeunes femmes à l’intérieur. J’avais eu à peu près leur âge lors de ma première visite dans un bordel mais, à leur différence, j’y étais allé seul. J’avais beaucoup apprécié l’expérience mais, même à cette époque, je n’avais pas considéré que c’était le genre de choses à évoquer avec mes amis.

Toutefois, pour ces jeunes hommes, l’important était la façon dont ils se verraient les uns les autres, un rite de passage à la virilité durant lequel les apparences importaient plus que les actions effectives ou que le plaisir qu’ils en retiraient. Ceux d’entre eux qui semblaient les plus motivés se retenaient toutefois, afin de rester avec le groupe. Ceux qui hésitaient suivaient plutôt que d’être exclus. Ils parlaient de ce qu’ils allaient faire à l’intérieur et en riaient, donnant l’impression distincte que c’était dans les discussions à ce sujet, aussi bien avant qu’après – pas même les souvenirs, mais les discussions elles-mêmes –, que résidait véritablement le plaisir.

Cela me rappela quelque chose que j’avais vécu très récemment, mais sur lequel je ne parvenais pas à mettre le doigt. Puis cela me frappa : c’était exactement le même sentiment d’anticipation affamée que j’avais remarqué chez les Opritchniki la nuit précédente ; leur façon d’être tous impatients d’aller à la guerre, mais désireux aussi d’être vus par leurs camarades comme tels. Fondamentalement, chaque soldat se bat pour ses frères d’armes, pour ses amis, mais certains le font pour être acceptés par leurs camarades, pour prouver aux autres hommes qu’ils sont eux-mêmes des hommes.

Naturellement, les jeunes hommes en visite pour la première fois dans une maison close allaient très probablement finir par s’en lasser. Pour les Opritchniki, c’était trop tard.



Vadim, Dimitri, Max et moi nous rencontrâmes en privé un peu avant notre rendez-vous avec les Opritchniki. Nous n’avions rien de secret à évoquer, mais je pense que nous partagions tous le même sentiment d’appréhension et, puisqu’il était peu probable que nous puissions nous réunir de nouveau avant plusieurs jours, cela nous offrit l’occasion de faire nos adieux. Vadim et moi étions habitués à faire quelque chose en ces occasions, mais même Dimitri, avec sa façade d’insouciance blasée, et Max, avec son apparent détachement intellectuel, ne se retinrent pas d’embrasser les autres.

Nous nous mîmes en selle et nous dirigeâmes vers la place où nous avions prévu de les retrouver. Alors que nous chevauchions tous les quatre côte à côte, le souvenir de quatre autres cavaliers traversa mon esprit. Il était risible de décider lequel d’entre nous était Guerre, Famine ou Pestilence, mais je frissonnai lorsque je remarquai la pâleur du cheval de Max.

Tandis que nous nous dirigions, à travers l’obscurité, vers la frontière ouest de la ville pour notre rendez-vous à la porte Dorogomilovsky, les bâtiments en bois alignés le long des rues surgissaient et s’entassaient autour de nous d’une manière que je n’avais jamais perçue auparavant. Les douze hommes que nous étions sur le point de retrouver n’étaient pas mystérieux au point de me faire peur, mais pour une raison inconnue je sentais que la ville que j’aimais tant essayait elle-même de me prévenir de ce qui était à venir. À l’approche de la porte, je m’employai à distinguer les silhouettes des Opritchniki des ombres environnantes, et je fus certain de pouvoir clairement voir douze formes sombres à cheval, attendant en demi-cercle notre arrivée. À chaque pas qui nous rapprochait, je tentais de voir si je pouvais reconnaître les individus du groupe mais, soudain, alors que nous étions presque devant eux, je compris que c’était une illusion due aux ombres. Il n’y avait personne.

— Excellent ! murmura Vadim d’un ton sarcastique, se tournant vers Dimitri pour une explication sur l’absence des Opritchniki.

Il n’y avait rien que Dimitri puisse dire mais, alors qu’il prenait une inspiration pour proposer un semblant d’explication, nos têtes se tournèrent toutes brusquement au bruit des sabots d’un cheval dans la direction d’où nous étions arrivés.

Surgissant des ténèbres, un cavalier solitaire s’approcha. Dans un premier temps, nous ne l’identifiâmes pas comme un Opritchnik mais, à mesure qu’il s’approchait, il devint évident que sa taille et son allure générale nous avaient trompés. C’était Iouda qui était venu nous retrouver.

— Il y a eu un changement dans les plans, annonça-t-il. Nous voyageons plus rapidement seuls et, par conséquent, nous allons faire route de notre propre côté vers le front. Il y a une auberge, juste à la sortie de Gzatsk, que vous avez indiquée sur la carte comme point de rencontre. Nous vous y retrouverons dans trois jours.

Il n’y avait aucun débat possible. Une fois que Iouda nous eut informés des nouvelles dispositions, il s’en fut sans un mot de plus.

Je voyais que Vadim restait silencieux, furieux, mais aucune parole n’aurait changé quoi que ce soit : il demeura donc pratique.

Ils aiment peut-être voyager de nuit, mais cela ne signifie pas que nous devons en faire autant. Nous allons rester ici à Moscou cette nuit et nous partirons demain à l’aube. Deux jours et demi sont largement suffisants pour nous permettre d’arriver à Gzatsk.



— Au fait, j’ai fait une recherche sur Tougarine Zmiéïévitch, annonça Max tandis que nous trottions sur la route de Gzatsk.

— Et ? demandai-je.

— Il s’avère qu’il était le méchant, poursuivit Max.

— Je présume donc qu’il a eu ce qu’il méritait, dit Vadim.

— Oh que oui, répondit Max. (Il se tourna vers moi.) De la main d’un Aliocha, Aliocha Popovitch. Abattu d’une flèche.

On m’appelait Aliocha encore moins souvent que Liocha, mais je n’allais pas ergoter.

—Je suppose donc que notre Zmiéïévitch est en quelque sorte un de ses descendants, dit Vadim en dissimulant un sourire narquois.

— Je ne pense pas, répliqua Dimitri avec une note de mépris. C’est une pure coïncidence.

— C’est tout à fait par hasard qu’il ait même un nom russe, dit Max, compte tenu du fait qu’il n’est pas russe.

Dimitri ne mordit pas à l’hameçon, même s’il était clair pour nous tous que le chef n’était, en vérité, pas davantage nommé Zmiéïévitch que ses disciples ne l’étaient d’après les apôtres.

— J’espère juste que notre Liocha ne va pas le tuer. Ce n’est pas une façon de traiter un allié, rit Vadim.

— Remarquez, continua Max, Tougarine Zmiéïévitch était porté sur un banc d’or par douze chevaliers, d’après la légende. Douze, Dimitri.

Il aurait été préférable que ce soit Vadim l’ami de Zmiéïévitch. Il n’était pas drôle de taquiner Dimitri. Il chevauchait les lèvres scellées tandis que nous poursuivions notre route.

— Je suppose que les Opritchniki ont simplement laissé le banc dehors, l’autre nuit, dis-je. Il aurait été difficile de lui faire monter l’escalier.

Max eut un sourire et Vadim s’étrangla de rire.

— C’est simplement une coïncidence ! lâcha Dimitri hargneusement avant d’éperonner son cheval de manière à poursuivre son trajet loin de nous autres.

Je ne pense pas que les autres le remarquèrent vraiment, mais pour moi c’était une raison de plus de s’inquiéter à son sujet – une raison de plus qui nous ramenait à ses « amis », les Opritchniki.



Deux jours et demi se révélèrent non seulement suffisants pour nous rendre à Gzatsk, mais également presque assez pour que Bonaparte y parvienne aussi. Lorsque nous arrivâmes à l’auberge, peu de temps après 21 heures le 19 au soir, nous nous étions déjà frayé un chemin à travers une foule de gens fuyant la ville. Les rumeurs disaient que les Français allaient entamer l’occupation le jour suivant.

Cette fois, les Opritchniki respectèrent notre rendez-vous. Ils ne semblaient pas d’humeur à échanger des plaisanteries et souhaitaient seulement s’atteler à la tâche. Nous nous scindâmes en groupes suivant la distribution que nous avions déterminée à Moscou. Je fis mes adieux à Vadim, Dimitri et Max beaucoup plus rapidement que la première fois. Je guidai mon équipe, constituée de Iouda, Foma et Matfeï, hors de la ville en direction du sud, avant de tourner vers l’ouest vers le flanc droit des troupes françaises en marche.

Le trajet s’effectua essentiellement en silence. Toutes les tentatives que je fis auprès de Foma et Matfeï pour lancer la conversation ne furent même pas rejetées, mais simplement ignorées. Iouda était légèrement plus enclin à parler, mais uniquement sur des sujets directement liés à notre mission. C’était, je supposai, sage de leur part. Nous progressions à travers l’obscurité dans une direction qui, nous le savions, nous conduirait aux lignes ennemies, mais nous n’avions pas d’idée précise sur l’emplacement exact de ces lignes. Il était préférable de rester silencieux et de ne pas trahir notre présence par un bavardage inutile. Nous chevauchâmes plusieurs heures, cherchant des yeux et prêtant l’oreille au moindre indice de la présence des armées de Bonaparte.

Peu de temps après minuit, le croissant de lune s’éleva dans le ciel derrière nous. La lumière ne nous serait pas d’une grande assistance, et pouvait être une aide précieuse à l’ennemi pour lui révéler notre présence. Par chance, il ne fallut pas longtemps – bien moins, en fait, que je ne m’y étais attendu – pour que nous apercevions les premières lueurs des feux de camp français. Les rumeurs faisant état de leur avancée étaient donc justifiées. Nous mîmes pied à terre et j’observai le camp, établi environ une demi-verste plus loin, à travers ma lunette.

— Combien en voyez-vous ? demanda Iouda.

— Il n’y en a qu’une dizaine encore éveillés, mais il y a plusieurs tentes, répondis-je. Il peut y avoir plus d’une centaine d’hommes en tout.

— Trop nombreux, à mon avis, déclara Iouda pensivement, bien qu’il me semble qu’il énonçait une évidence, jusqu’à ce qu’il poursuive par : du moins pour la première attaque de notre campagne. Probablement mieux si nous commençons par attraper quelques traînards.

Je trouvai cela quelque peu inutile. Si, d’un côté, une attaque sur un camp d’une centaine environ de soldats était impossible, s’en prendre à des soldats isolés, seuls ou par deux, n’aurait aucune incidence notable. Cela présentait en outre des problèmes tactiques.

— Trouver des soldats isolés ne sera peut-être pas si simple, lui dis-je. Ils vont tous rester à proximité de leur…

Je fus interrompu par une commande abrupte en français, « Debout ! ». Regardant par-dessus mon épaule, je vis tout d’abord une baïonnette, puis le fusil auquel elle était attachée et, enfin, le fantassin qui tenait l’arme. En tout, ils étaient six, encerclant notre groupe de quatre.

— Posez vos épées et vos pistolets ! poursuivit l’officier en charge.

Notre handicap n’était pas insurmontable, mais notre survie (et, plus exactement, ma survie) semblait peu probable si nous résistions.

— Faites ce qu’il demande, dis-je calmement aux trois Opritchniki sous mes ordres.

Je crois que c’était bien la première fois que je tentais de leur donner un ordre direct. En termes d’ordres, ce ne fut pas vraiment un succès. Tandis que je commençais à défaire la boucle de mon fourreau, Matfeï se jeta sur le Français le plus proche. Deux fusils tirèrent sur lui. Je ne pus voir s’ils le manquèrent totalement ou s’ils ne causèrent qu’une blessure mineure, mais il ne flancha pas et eut tôt fait de mettre son homme à terre.

Prenant exemple sur Matfeï, Iouda, Foma et moi attaquâmes aussi. Le fantassin qui me couvrait fut distrait et je n’eus aucun mal à dégager sa baïonnette sur le côté et à m’approcher suffisamment pour que mon épée permette une mort rapide. Je me tournai vers l’homme le plus proche. Il avait déjà fait feu avec son mousquet et aucune baïonnette n’y était fixée, il serait donc une victime facile.

Alors que je me tournai, la crosse de son fusil entra lourdement en contact avec ma tempe. Je m’affalai au sol. La dernière image que j’eus avant de perdre conscience était le fantassin français levant de nouveau son fusil pour porter un dernier coup fatal à mon crâne et, derrière lui, Iouda, son bras levé prêt à attaquer et sa bouche grande ouverte dans un cri silencieux.