Chapitre 21
Il ne nous fallut pas longtemps pour trouver la lettre. Il n’y avait pas beaucoup d’endroits où elle pouvait être cachée dans une structure aussi rudimentaire. Max l’avait glissée entre l’une des poutres soutenant le toit et le toit de bois lui-même. Il fallait la chercher pour la trouver.
Elle m’était adressée, datée du 27, le même jour que son message gravé. Il y avait environ une demi-douzaine de feuillets, couverts des deux côtés de l’écriture petite et précise de Max. Je la lus à haute voix.
« Mon cher Alexeï,
Si tu lis cette lettre, je dois de demander de m’excuser pour ne pas avoir attendu plus longtemps ton arrivée. Comme tu le comprendras une fois que tu auras lu ceci, je crains très fortement pour ma vie et peut-être pour davantage. En te communiquant plus particulièrement les circonstances, Alexeï, et (bientôt, j’espère) en me plaçant sous ta garde, je vise au moins à garantir que je meurs avec un certain vestige de ma réputation intact et également à mourir d’une manière permettant à mon âme d’être sauvée. J’imagine ta surprise en apprenant que l’une ou l’autre de ces choses puisse me préoccuper, mais je tiens à t’assurer que la première l’a toujours été. L’avenir de mon âme est une question qui, je n’en ai pris conscience que récemment, vaut la peine d’être posée.
Je compte rester ici quatre jours. J’ai indiqué à Dominique où je suis et elle va, je l’espère, te le dire, à toi et seulement à toi. Si tu n’es pas arrivé au bout de ce laps de temps, je serai contraint de partir. La possibilité que Dimitri ou les Opritchniki restants me trouvent ici est trop horrible pour que je prenne ce risque. Je vais me diriger vers Toula au sud, puis continuer jusque chez ma mère. Tu sais où elle vit. Je n’écrirai pas où, dans l’espoir que mon omission puisse me protéger de toute autre personne qui pourrait lire ceci. Une fois que je l’aurai vue ainsi que, avec un peu de chance, mes sœurs, je tenterai alors de quitter définitivement le pays. Je ne serai pas heureux d’établir mon foyer en France. C’est de moins en moins le pays que je croyais que c’était.
Tu es, je le sais, très au courant de mon intérêt pour les républiques tant des États-Unis que de France. Nous avons maintes fois jovialement discuté de la question et je sais que, au moins sur les principes généraux, ton opinion et la mienne ont souvent coïncidé. Je sais que tu n’approuveras pas ma décision, prise, du fait de ces principes, il y a quelques années de fournir un effort actif pour soutenir la France républicaine. C’était lorsque j’ai été capturé à Austerlitz que j’ai commencé à travailler pour la France. J’imagine ta moue cynique, sachant que tu me dirais qu’à l’époque la république n’était déjà plus une république puisqu’elle avait alors un empereur. Bien que Napoléon soit en effet devenu empereur, et que la bataille d’Austerlitz ait mené à l’anniversaire de son couronnement, je croyais encore que lui et ceux qui l’entouraient accomplissaient tout cela pour le bien des idéaux républicains éclairés. Même aujourd’hui, je le crois encore.
Après ma capture, un certain colonel français (dont il vaut mieux garder le nom secret) m’a persuadé – sans peine – qu’en les aidant je pourrais en fin de compte aider la Russie elle-même à devenir une république aussi grande et puissante que la France ou l’Amérique pourraient jamais l’être. Je fus renvoyé en Russie comme si j’étais un prisonnier de guerre libéré. En réalité, c’était un acte non pas de libération, mais d’infiltration.
Tu vois donc, Alexeï, que la majeure partie du temps où je t’ai connu, j’ai été un espion français, mais, crois-moi, c’est la seule chose sur laquelle je vous ai trompés. Tu peux voir cela comme une faible consolation, si c’en est une, mais en tout ce que je t’ai jamais dit, en toute affaire d’opinion, de stratégie et d’amitié, il n’y a eu aucun voile de faux-semblant entre nous, pas plus qu’entre moi et Vadim ou Dimitri. Le Maxime que vous avez connu était le véritable Maxime dans tous ses aspects, à l’exception de cette unique et minuscule question d’allégeance. Des hommes de couleurs politiques différentes et même de nationalités différentes n’ont pas à être en guerre les uns avec les autres, et, même lorsque c’est le cas, ils deviennent ennemis non pas par choix mais à cause des circonstances. Leur amitié peut-être ranimée une fois que la fumée de la bataille s’est évanouie. Si j’étais né français, peut-être que nous ne serions pas devenus les amis que nous étions autrefois – et que, j’espère, nous sommes encore –, mais j’aurais au moins conservé ton respect. Ce n’est pas pour dire que je tiens un accident de naissance pour responsable de ma trahison. Je n’aurais pas choisi d’être né français plutôt que russe. Ma loyauté a toujours été aux idées plutôt qu’aux États. Mon espoir était de prendre une idée née en France et de la voir prospérer en Russie.
Je me dois de douter d’avoir été, en pratique, d’une grande utilité à la France. Le seul travail d’importance que j’ai entrepris était à vos côtés, à toi, Vadim et Dimitri. Je place ma loyauté envers vous trois fois plus haut que toute autre et, par conséquent, je n’ai jamais pu transmettre des informations qui vous auraient directement mis en danger. Quant à l’image plus générale de l’état de nos armées, que j’ai communiquée, je doute que le moindre de mes renseignements ait été d’un grand secours.
J’écris cela non pas dans une tentative de m’exonérer ou de plaider pour une clémence qui pourrait peut-être m’aider à éviter mon exécution en tant que traître. Je vais tenter d’échapper à la mort par la fuite, mais non en reniant ce en quoi je crois vraiment. Je l’écris simplement dans l’espoir que, bien que tu puisses à juste titre me condamner à mort dans ton propre cœur, tu trouveras au moins quelque regret que les choses doivent se passer ainsi.
Toutefois, je n’aurai eu aucun scrupule me pressant de te dire la vérité à mon sujet si ce n’était le fait que tu dois très certainement déjà connaître l’entière vérité. C’est sur les circonstances dans lesquelles cette vérité a été révélée que je dois te donner tous les détails dont je peux me souvenir, avec l’espoir que ce que je te dis pourra d’une certaine façon contribuer à vaincre ces créatures ignobles, dont la guerre à l’humanité met sans ambiguïté en relief les querelles mesquines de nations mesquines.»
— Il était donc au courant à leur sujet, dis-je, à demi pour moi-même, à demi pour Dimitri, bien que j’en aie été convaincu presque depuis le début.
Dimitri ne répondit pas. Il s’assit, le dos au mur, reflétant presque la posture de la dépouille de Max. Tous deux étaient assis aux coins opposés du même mur, comme deux vilains écoliers à qui l’on a ordonné de se séparer. Ni l’un ni l’autre, pour des raisons très différentes, ne pouvait lever les yeux pour me regarder tandis que je continuais à lire.
« Lorsque nous sommes revenus à Moscou de Smolensk, je n’avais eu aucune occasion depuis plusieurs mois de faire le moindre rapport à mes supérieurs du camp français. (Au fait, lorsque tu verras Vadim, dis-lui que, dans l’armée française, je porte aussi le rang de major, il ne peut donc plus user de sa supériorité hiérarchique sur moi. Pour être honnête, je crois qu’ils gonflent le rang des agents simplement pour les flatter. J’espère que, malgré ce que je lui ai fait, Vadim sera capable de sourire à cela. Je sais que je n’ai pas le droit d’être désinvolte, mais je ne peux pas te dire à quel point j’ai envie de revivre ne serait-ce que cinq minutes de ces moments où nous nous asseyions près de la Moskova, buvions de la vodka et nous taquinions les uns les autres – mais où nous taquinions surtout Vadim.)
Notre retour à l’ouest avec les Opritchniki m’a donné une bonne occasion de repasser derrière les lignes françaises et de rapporter ce que je savais. Je cherchais la moindre occasion de me séparer d’Andreï, Simon et Iakov Alfeïinitch, mais il est apparu qu’ils étaient encore plus désireux de se débarrasser de moi que moi d’eux. La nuit même où nous sommes partis de Gzatsk – la dernière fois, de fait, que je t’ai vu –, d’abord un, puis deux, et enfin tous les trois avaient trouvé quelque excuse pour se séparer du reste du groupe et explorer seuls les environs.
Je tirai pleinement parti de la solitude et me rendis directement aux campements français, à l’ouest de la ville. Je leur ai dit tout ce que je savais – de nouveau, je dois t’en assurer, rien de notre travail personnel, pas même des Opritchniki, bien que sur ce dernier point j’aurais préféré l’avoir fait – et, après quelques heures de compte-rendu, je me vis gratifier du vin, de la nourriture et de la bonne compagnie dont bénéficie tout patriote qui a été si longtemps éloigné de ses camarades. Cela ne signifiait pas grand-chose pour moi. La nourriture n’est rien de plus que de la nourriture, et la compagnie n’était pas aussi bonne qu’autrefois.
C’était après le coucher du soleil, le soir du jour suivant, tandis que je me préparais à partir, que le camp où je me trouvais a été soudainement et férocement attaqué. Des cris fusaient de partout autour de nous dans les ténèbres. J’ai regardé à l’extérieur de la tente, dans laquelle je parlais avec trois autres officiers, pour voir deux silhouettes que j’ai reconnues comme étant Andreï et Iakov Alfeïinitch, rampant vers la sentinelle qui montait la garde à l’extérieur. Je ne pouvais voir que le dos du garde. Il pouvait distinguer les deux Opritchniki qui s’approchaient de lui et sa tête s’est, d’incrédulité, tournée de l’un à l’autre. Il a fini par faire feu sur Andreï avec son mousquet et, sans aucun doute, la balle a traversé sa poitrine, mais cela ne l’a pas freiné davantage que le ferait un bref coup de vent. Iakov Alfeïinitch a plongé vers les jambes du soldat. Celui-ci a répondu en lui poignardant violemment le dos de sa baïonnette. C’était aussi inefficace que la balle de mousquet l’avait été.
L’attaque de Iakov Alfeïinitch a fait tomber au sol la sentinelle et, à l’instant où celle-ci a touché terre, Andreï s’est jeté sur sa gorge. Ce que j’ai vu alors est au-delà de la compréhension de tout homme civilisé. Mon éducation n’a jamais autorisé le moindre des mythes et contes populaires qui sont le pain quotidien de tant de mes contemporains. Du peu que j’avais entendu dans la cour de l’école au sujet des vampires, des loups-garous et autres abominations, j’étais heureux d’avoir été épargné par de telles inepties. Même ceux qui ont entendu ces histoires lorsqu’ils étaient enfants n’y croient pas tous en grandissant. Mais tout homme doit croire le témoignage de ses propres yeux.
Andreï a plongé ses dents profondément dans la gorge de l‘homme et déchiré une tranche de chair. Le soldat était toujours vivant et luttait pour sa liberté sous la poigne ferme d’Andreï lorsque Iakov Alfeïinitch lui est tombé dessus et a pris une bouchée similaire de l’autre côté de son cou. Ensuite, tous deux se sont allongés à ses côtés, leurs bouches à son cou, lapant le sang qui s’écoulait de lui. Ce n’est que lorsque la sentinelle a cessé de respirer que les deux Opritchniki ont levé la tête de sa gorge et échangé un regard de fierté et de satisfaction.
Avant qu’ils aient pu se relever, trois autres soldats étaient sur eux. De nouveau, les dommages infligés par les balles et par les lames n’ont eu aucun effet. Ils les ont tués par la même méthode – avec leurs dents –, mais cette fois-ci ils ne se sont pas attardés pour boire le sang de leurs victimes. Le temps était devenu trop pressant pour qu’ils puissent profiter de la suite de leurs tueries.
Je me suis retourné pour parler aux autres officiers dans la tente avec moi, et j’ai été horrifié par ce que j’ai vu. Deux d’entre eux gisaient par terre, morts. Le troisième était resté droit, affichant sur son visage distordu une expression d’angoisse qui n’avait d’égale que la terreur révélée par ses yeux fixes. Par-dessus son épaule, j’ai vu le visage de Simon, regardant l’endroit où ses dents s’étaient enfoncées dans le cou de l’homme. Derrière ses dents, la langue de Simon allait et venait entre les tendons de l’homme, afin de déguster chaque goutte de sang qu’il pouvait trouver, de façon très similaire à la langue d’un chien qui se glisse dans les moindres interstices de son os, à la recherche du dernier morceau de moelle savoureuse.
Derrière eux, j’ai vu la déchirure dans le côté de la tente, par laquelle Simon était entré. Avant que Simon puisse lever les yeux et voir que je l’avais observé, j’ai senti un coup violent porté de derrière à ma tête et je m’effondrai, inconscient.
Lorsque je suis revenu à moi, il faisait encore sombre. J’ai vu le visage d’Andreï s’approcher dangereusement du mien, et j’ai craint qu’il soit maintenant temps pour moi aussi de jouer le rôle de repas pour ces créatures. Au lieu de cela, Andreï affichait de la préoccupation. J’ai feint l’amnésie jusqu’à ce que j’en aie entendu assez de leur part pour comprendre ce qui, selon eux, s’était passé. Il s’est avéré qu’ils avaient l’impression que j’avais été capturé par les Français. Ils avaient attaqué le camp par hasard, mais, lorsqu’ils m’ont reconnu, ils ont transformé leur attaque en mission de sauvetage. Je suis entré dans leur jeu et j’ai également réussi à les convaincre que je ne me rappelais rien de ma libération – que le coup que j’avais reçu sur la tête avait effacé toute image de ce que j’avais constaté de leurs méthodes de mise à mort. Leur inquiétude était tellement focalisée sur le fait de découvrir si je connaissais leur véritable nature qu’ils n’ont pas montré la moindre curiosité par rapport à ma véritable nature. Le fait que j’avais été capturé par les Français était universellement accepté et la possibilité que je sois volontairement entré dans le camp français n’a même jamais été évoquée.
Ils ont suggéré que je me repose et me remette de la blessure à la tête qu’Andreï – il s’est avéré que c’était lui – m’avait infligée, pendant qu’ils continueraient à harceler les Français du mieux qu’ils pouvaient. Le plan était de nous réunir de nouveau à Goriatchkino, quatre jours plus tard. J’étais d’accord, heureux que cela me donne suffisamment de temps pour manigancer leur chute.
Une fois qu’il a fait jour, je suis retourné au camp où les événements de la nuit précédente avaient eu lieu. Pas une âme n’avait survécu. Les Opritchniki avaient fait quelque effort pour couvrir leurs traces. De nombreux cadavres présentaient des blessures par balles ou par baïonnettes qui, c’était clair à mes yeux, avaient été infligées après la mort. Un certain nombre d’incendies avaient été démarrés, mais eux aussi ne parvenaient que superficiellement à cacher les blessures à la gorge à vous soulever le cœur que j’ai trouvées sur chacun des cadavres.
Les Opritchniki n’avaient pas tué les chevaux au camp, mais les avaient libérés de leurs enclos afin d’ajouter à l’impression générale de chaos. Je suis parvenu à m’emparer de l’un d’entre eux, de sorte que mon trajet vers Goriachtkino a été rapide. Je suis resté quelques jours au lieu de rendez-vous – le bâtiment fermier – que nous avions choisi, mais ni toi, ni Vadim, ni Dimitri, ni aucun des Opritchniki ne s’est montré. Le 24 août – la nuit où j’étais convenu de retrouver mes trois Opritchniki –, les Français étaient déjà presque dans le village et se préparaient pour la grande bataille à Borodino. J’ai laissé un bref message à votre intention disant simplement que j’étais passé, et puis je suis retourné derrière les lignes françaises pour préparer le piège que j’avais prévu pour les Opritchniki.
J’ai prévenu les gardes du camp que j’allais leur envoyer trois espions ennemis cette nuit-là. Je les ai décrits, leur ai indiqué d’où ils allaient arriver et même le mot de passe erroné qu’ils utiliseraient lorsqu’ils seraient sommés par une sentinelle. J’ai chargé les gardes de simplement les capturer, de leur lier pieds et poings et de les détenir jusqu’à mon retour. Je leur ai dit de s’assurer que les captifs n’étaient pas enfermés dans une tente, mais gardés à l’extérieur, près du feu. Tu es peut-être surpris, Alexeï, de la facilité que j’ai eue à émettre ces ordres, mais une fois que ma bonne foi a été prouvée, les hommes du camp n’étaient que trop impatients d’aider à capturer les infiltrés russes.
Je suis revenu à Goriatchkino et j’ai attendu. Peu après la tombée de la nuit, Andreï, Iakov Alfeïinitch et Simon sont arrivés. Ils avaient ramené avec eux Faddeï, qu’ils avaient rencontré quelque part en chemin. Mon enthousiasme à la perspective de détruire quatre de ces créatures, au lieu des trois que j’avais initialement prévu de tuer, a été, je suppose, ma perte. Je leur ai dit que j’avais trouvé un camp français isolé qui était parfait pour qu’ils y mènent une attaque. Je leur ai indiqué les points faibles dans le périmètre et même le mot de passe du jour (incidemment, j’ai dit que c’était toi qui me l’avais fourni, Alexeï).
Faddeï n’avait pas très envie de se joindre au détachement chargé de l’attaque. Il estimait qu’il devait revenir vers Vadim et les autres Opritchniki sous son commandement. Je l’ai persuadé que le camp français était une cible facile et qu’il serait idiot de ne pas y aller. La description que j’ai donnée de tous ces soldats jeunes, innocents et en bonne santé a dû, je pense, exciter son appétit. Ils sont partis et je me suis allongé pour attendre l’aube.
Peu de temps après que le soleil s’est levé, je suis revenu au camp français dans lequel j’avais envoyé les quatre Opritchniki. Mes instructions exigeant de les attacher et de les garder à l’air libre avaient été un test pour eux et un test pour ma propre crédulité, s’apparentant aux procès des sorcières au Moyen Âge. Malgré mon éducation bornée, j’avais rassemblé quelques faibles connaissances des légendes relatives aux voordalak. Il me semblait ridicule que la simple lumière du soleil puisse avoir sur eux des effets aussi dévastateurs, mais pas plus absurde que ce que j’avais déjà découvert comme étant une vérité irréfutable. Si les légendes s’avéraient, j’allais entrer dans le camp pour y trouver quatre vampires morts, sinon j’allais trouver quatre vampires vivants, attachés et prêts à mourir au peloton d’exécution. Quoi qu’il en soit, les douze Opritchniki allaient être réduits à huit. Un tiers de la bataille serait gagné.
Déjà avant mon arrivée, il y avait beaucoup de mouvement dans le camp. Un lieutenant, qui m’a reconnu de ma visite de la veille, s’est précipité vers moi et m’a conduit vers les restes des Opritchniki : trois îlots d’herbe brûlée. Ils avaient été assis, m’a-t-on dit, sur des tabourets de bois, dont il ne restait que quelques morceaux carbonisés. Quelques pièces de cuir de chaussure et des fragments de tissu étaient tout ce qu’il restait à voir. J’ai demandé ce qui était arrivé au quatrième. Il s’était échappé, m’a-t-on dit. Ils ne s’étaient attendus qu’à trois hommes et, par conséquent, le quatrième avait été en mesure de s’échapper presque avant que quiconque ait pu le voir. Ayant menti tout au long de ma vie d’adulte, Alexeï, j’ai depuis longtemps pris l’habitude de déguiser la peur d’être découvert, mais il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire pour réprimer la peur que j’ai ressentie alors à l’idée que l’un des Opritchniki était là, quelque part, conscient du piège vers lequel je les avais envoyés. J’ai réussi, en apparence, à conserver mon calme, mais à l’intérieur de moi tout me hurlait de fuir. J’ai été en fuite pratiquement en permanence depuis ce moment-là.
Le lieutenant m’a dit qu’ils avaient suivi mes ordres. Ils avaient fait mieux qu’attacher les trois espions, ils les avaient mis aux fers, dont il était impossible de s’échapper. Lorsque l’aurore s’est approchée, tous les trois sont devenus de plus en plus agités, ont plaidé pour être libérés et ils ont même tenté de courir – dans la mesure du possible – pour leur liberté. À peu près au moment de l’aube, il y a eu trois formidables explosions, si proches les unes des autres qu’à l’oreille elles n’en formaient qu’une. Deux des sentinelles qui surveillaient les prisonniers avaient été légèrement brûlées, et tout ce qui restait des trois était les cendres que je voyais là.
Tous les soldats qui avaient été témoins des événements étaient curieux de découvrir ce qui avait causé les explosions. Je soupçonne qu’un Russe aurait, dans des circonstances similaires, fait le lien entre les morts violentes et inhabituelles de ces hommes et leur premier contact avec les rayons du soleil. Les Français ne sont toutefois pas aussi superstitieux que nous autres, Russes insensés. La théorie la plus populaire était que les hommes avaient pénétré dans le camp avec de la poudre à canon cachée dans leurs vêtements, espérant s’approcher de Napoléon lui-même pour enflammer la poudre, mais celle-ci avait accidentellement pris feu trop tôt. Certains doutaient que cela puisse être le cas, car aucun chrétien – pas même un Russe – ne peut commettre le péché de suicide, même s’il croit profondément en sa cause. Je leur ai assuré avec désinvolture que, si l’Église catholique était ferme sur ce point, l’Église orthodoxe, elle, n’avait aucun scrupule de ce type à envoyer de jeunes hommes à leur mort. Et cela a donc été la version des événements qui a été acceptée.
Je suis parti aussi rapidement que possible et j’ai pris la direction de l’est pour revenir à Moscou. J’avais terriblement peur pour ma vie et je suis donc resté à distance des routes principales ; ma progression a été plus lente qu’elle ne l’aurait été si j’avais pris la route directe. Cette nuit-là, j’ai établi mon campement dans une clairière dans les bois. J’avais dormi quelques heures lorsque j’ai été réveillé par le bruit de voix. J’ai ouvert les yeux pour voir en face de moi un Opritchnik et un homme : Andreï et Dimitri.
C’était Andreï, clairement, qui s’était échappé de l’attaque contre les Français. Il avait manifestement compris que je les avais trahis. Je ne pouvais pas tenter de le nier. Au lieu de cela, j’ai dit à Dimitri ce que j’avais vu, ce que les Opritchniki avaient fait, qu’il s’agissait de vampires, mais il a juste dit qu’il en était parfaitement conscient. Je lui ai demandé comment il pouvait vivre avec cette connaissance et il a déclaré qu’il était prêt à utiliser tous les moyens qu’il pouvait trouver pour vaincre les Français. Andreï en avait après mon sang, mais Dimitri – à son crédit – l’a retenu. Il m’a demandé de jurer que je ne tenterais plus aucune action contre les Opritchniki. Il avait l’air de penser que, maintenant que je comprenais ce qu’ils étaient, je les laisserais poursuivre leur travail à la façon qui leur convenait le mieux. J’ai refusé.
Je crois qu’à ce stade Dimitri pensait seulement que j’avais trahi les Opritchniki parce qu’ils étaient des vampires ; il n’avait pas remarqué que je travaillais pour les Français. Peut-être que, même si Andreï le lui avait dit, il ne l’avait pas cru. Mais c’est au cours de notre conversation qu’il a pris conscience du fait que je n’avais pas pu mettre en place le piège sans être en mesure de traverser librement les lignes françaises. Il était inutile pour moi de le nier. Il l’a pris comme une blessure physique, un choc bien plus grand pour lui que ne l’avait été pour moi le choc d’apprendre que les Opritchniki étaient des vampires. Il a marmonné qu’il n’appréciait pas la perspective de devoir te l’annoncer, ainsi qu’à Vadim, et il m’a abandonné aux mains d’Andreï.
J’ai tenté de parler avec Andreï, mais il était aussi peu communicatif que le reste des Opritchniki. Sa seule intention était de me voir mort. Tout comme Dimitri, il avait une énorme confiance en ses capacités, car tous deux n’avaient fait aucun effort ne serait-ce que pour me désarmer. Lorsqu’ils attaquent à la dérobée, les Opritchniki sont des assaillants couronnés de succès, mais les chances d’Andreï étaient moins bonnes ici dans un combat équitable. J’ai dégainé mon épée et il n’a montré aucune crainte. Cela ne semblait pas juste de l’utiliser sur un homme non armé, donc je lui ai dit de rester à distance, mais il a continué à avancer. Lorsqu’il est arrivé à portée de mon épée, il m’a bondi dessus. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’amener la lame entre nous, et j’ai senti la pression sur ma main lorsque mon épée a rencontré puis surmonté la résistance de son corps. Son visage était tout contre le mien et je pouvais sentir son haleine fétide, mais, même si la blessure causée par ma lame ne semblait pas le faire souffrir, l’obstacle physique de la garde de mon épée elle-même l’empêchait de s’approcher davantage de moi. Après avoir persisté un petit moment, il a reculé et j’ai entendu et senti mon épée s’extraire en douceur de sous ses côtes. Il y avait une légère tache de sang sur son manteau, mais il ne semblait guère y avoir d’autres dégâts.
Je soupçonne qu’à partir de ce moment la plupart des victimes d’Andreï abandonnent face à son invincibilité, car il s’est mis à rire et a suggéré que je capitule face à l’inévitable. Il ne se rendait pas compte qu’on apprend plusieurs manières d’utiliser un sabre. À son avancée suivante, j’ai choisi non pas de poignarder mais de couper. À chaque pas qu’il faisait, je lui tailladais le torse. Chaque coup aurait brisé plusieurs côtes d’un homme normal. Je ne sais pas si c’était le cas sur lui. Il n’a montré que peu d’affaiblissement, mais la force même des coups a commencé à le repousser un peu. L’énergie que je dépensais pour chaque coup ne m’aurait pas permis de continuer longtemps, mais, en reculant, il a trébuché sur quelque chose et s’est retrouvé allongé sans défense par terre. J’ai levé mon épée pour porter à sa tête un coup qui devait, je l’espérais, l’affaiblir, et il a tendu le bras pour se protéger. La lame est entrée en contact avec son bras et a fait couler son sang. J’ai abaissé mon épée encore et encore, sachant que mon attaque ne portait maintenant que sur son bras. Je n’ai pas tenté de lui infliger un coup fatal, car je savais qu’une telle attaque serait vaine. Je ne peux pas te décrire, Alexeï – et si je le pouvais, j’en aurais honte –, le sentiment d’allégresse que j’ai ressentis à chaque coup, qui attaquait de plus en plus profondément l’os. Finalement, même la matière surnaturelle dont Andreï était fait n’a pas pu me résister et son bras s’est détaché de son corps, ne laissant qu’un moignon sanglant juste sous le coude.
La blessure n’était clairement pas mortelle, mais au moins elle semblait avoir suffisamment handicapé Andreï pour qu’il ne soit plus une menace immédiate. Je n’avais jamais prêté assez d’attention, même au peu de légendes que j’avais entendues, pour connaître les différentes manières suivant lesquelles une créature comme celle-là pouvait être détruite, et je ne voulais pas rester là pour tenter de le découvrir, de peur que Dimitri ou d’autres parmi les Opritchniki reviennent. J’espérais l’avoir suffisamment blessé pour qu’il soit incapable de trouver un abri et qu’il périsse ainsi aux premières lueurs de l’aube.
Pour ma part, j’ai une fois de plus pris la fuite. Je me suis brièvement arrêté à Chalikovo, afin de vous y rencontrer, mais j’avais peur d’attendre longtemps ; je t’ai donc laissé un message écrit à la craie et j’ai continué sur Moscou. J’étais certain d’être suivi, soit par Andreï, soit par les autres Opritchniki, mais les jours étaient encore plus longs que les nuits, de sorte que j’avais l’avantage. Une fois à Moscou, je n’ai pu trouver qu’une seule manière de te contacter et de m’assurer que Dimitri ne le découvre pas. Je suis allé voir Dominique à la maison close. Je leur ai donné, à elle et Margarita, des détails succincts quant à l’endroit où je serais, et j’ai indiqué que toi et toi seul devais me retrouver. Dans la mesure où tu es en train de lire ceci, je dois supposer que tu as parlé à Dominique. Elle est très inquiète pour ta sécurité, Alexeï, et m’a interrogé pour obtenir des informations sur toi – tout et n’importe quoi à ton sujet –, comme elle l’a déjà fait par le passé.
Je suis parti directement pour Desna et suis arrivé aujourd’hui. J’ai voyagé à la lumière du jour, donc je ne pense pas que les Opritchniki aient pu me suivre jusqu’ici, mais je crains toujours qu’ils me découvrent. Je ne souhaite pas mourir mais, si je le dois, je préférerais que ce soit avec l’honneur relatif d’un peloton d’exécution russe plutôt que de leurs mains. Peut-être est-ce pour le mieux que je n’ai jamais écouté les histoires que l’on me racontait au sujet des vampires lorsque j’étais enfant, sinon je pourrais craindre encore davantage ce qui va advenir de moi maintenant.
Si tu lis ceci, Alexeï, cela signifie que je n’ai pas pu t’attendre plus longtemps et que je suis reparti. Peut-être suis-je déjà en France à l’heure qu’il est. Mon espoir est de m’installer à Paris, bien que j’aie appris que le hasard est peu enclin à tenir compte de ce que peuvent être mes espérances. Si jamais un jour tu viens à Paris, soit à la tête d’une armée conquérante, soit en tant que visiteur en des temps plus pacifiques, peut-être tenteras-tu de me trouver.
À quiconque d’autre aura trouvé cette lettre (ou à qui tu auras choisi, Alexeï, de la montrer), je dois demander qu’aucun soupçon de trahison ne retombe sur Vadim Fiodorovitch, Dimitri Fétioukovitch ou Alexeï Ivanovitch. Simplement parce que je suis un espion français, il ne s’ensuit en aucun cas qu’ils le sont. Cela me rappelle une discussion que nous avions eue autrefois, Alexeï, à propos de la Bible. Que certaines choses qu’elle contient soient vraies ne la rend pas vraie dans son intégralité. Et (tu verras que je reste fidèle à mes convictions jusqu’au bout), ce n’est pas parce qu’il y a des vampires qu’il y a un dieu. Je vais peut-être bientôt être fixé sur ce point.
Je te prie de transmettre mes excuses et mes salutations à Vadim et Dimitri, ainsi que d’exprimer ma plus chaleureuse affection à Marfa Mikhaïlovna et au jeune Dimitri Alekseevich.
Je demeure, je l’espère, ton ami,
Maxime Serguéïevitch Loukine.»
Bien que certaines soient plus explicites que d’autres, la lettre de Max contenait de nombreuses condamnations. La plus évidente était son propre jugement dans ses aveux de trahison envers son tsar et envers son pays. Ce qu’elle disait de Dimitri et des Opritchniki aurait été autrefois choquant, mais ce n’était maintenant plus une nouveauté. Il y avait cependant une exception à cela : le bras d’Andreï. Je n’étais pas surpris que la chair et le sang d’un vampire soient si proches de ceux des humains qu’il était possible de trancher l’un de leurs membres. J’avais moi-même déjà constaté que je pouvais couper la tête d’Andreï. Et c’était exactement le problème. Lorsque j’avais détruit Andreï, ses deux bras avaient été intacts. D’une façon ou d’une autre, depuis sa confrontation avec Max, Andreï avait… récupéré.
Mais c’était une distraction mineure. Le pire dans la lettre de Maxime était ma condamnation. Lorsque j’avais parlé avec Max dans ce bâtiment même, toutes ces semaines auparavant, je ne lui avais laissé aucune chance de m’expliquer ce qu’il venait de me dire si clairement dans sa lettre. J’avais été si aveuglé par ma rage face à sa trahison de notre pays que je n’avais même jamais pris le temps d’envisager qu’il ait pu y avoir un sujet d’importance supérieure dont il avait à me parler. Je pouvais blâmer Max lui-même pour ne pas m’avoir forcé à l’écouter, et je pouvais blâmer les Opritchniki d’être arrivés pour couper court à notre conversation, mais j’étais le vrai coupable. Les Opritchniki étant présents, je n’aurais peut-être pas été en mesure de le sauver, mais au moins il aurait pu mourir en étant convaincu de ce qu’il voulait par-dessus tout savoir : que j’étais encore son ami.