Chapitre 7
Je me souviens de ma première rencontre avec Maxime Serguéïevitch Loukine. C’était en 1805, peut-être deux mois avant Austerlitz. Nous étions assis au mess, en train de déjeuner, et j’entendis une voix jeune et confiante provenant de l’autre côté de la table. Je relevai les yeux et je vis Max, alors âgé de seulement dix-huit ans, en pleine conversation sérieuse avec Dimitri que je connaissais déjà très bien.
— En Amérique, ils n’ont pas de roi, mais ils ont des esclaves, expliquait Max. En Angleterre, ils ont un roi, mais pas d’esclaves. En France, ils ont tué leur roi et créé un empereur juste pour éviter d’être des esclaves. En Russie, nous avons un empereur et nous avons des esclaves. (Il fit une pause pendant un moment.) Bien sûr, la plupart des Russes diraient que nous avons un empereur et que nous sommes des esclaves.
— Les serfs eux-mêmes diraient cela, tu veux dire ? s’interposa Dimitri.
— Exactement.
Je fus immédiatement emballé par Max. Je n’avais aucune idée de l’argumentation qu’il suivait ou de la conclusion à laquelle il tentait de parvenir, mais la passion fraîche et juvénile avec laquelle il exprimait ses idées était frappante.
— Je ne comparerais pas les serfs aux Nègres, dis-je, intervenant dans la conversation pour la première fois.
Max ne faillit pas dans son cheminement intellectuel.
— Certes, non ; nous n’avons pas eu à voyager aussi loin pour trouver les serfs.
C’était une déclaration typique de Max, comme je le découvris plus tard : ambiguë, détachée et énoncée avec une lueur de malice dans les yeux. Cherchait-il à porter un coup aux Américains ou aux Russes ? Je me souviens l’avoir interrogé à ce sujet, ou quelque question similaire, des années plus tard. Il me répondit qu’il ne s’intéressait pas aux nations, seulement aux idées.
— Les nations ne sont-elles pas fondées sur des idées ? lui avais-je demandé.
— Certaines, avait-il acquiescé, mais pas beaucoup.
À cette époque, je n’avais pu en trouver que deux exemples : la France et l’Amérique, et nous n’étions pas en guerre contre l’Amérique.
Devant la maison close à Tverskaïa, avec Bonaparte presque aux portes de la ville, je me remémorai tout cela et plongeai dans les yeux de Vadim un regard vide.
— Comment peut-il être un espion français ? demandai-je. Il s’est battu avec nous contre les Français à Austerlitz. Et il se bat contre eux maintenant.
— Vraiment ? s’enquit Vadim. Ce n’est pas ce que j’ai entendu. D’après Dimitri, dès que nous sommes arrivés à Gzatsk, Max a livré trois d’entre eux directement aux Français. Ils ont été exécutés quelques heures à peine plus tard.
— Trois d’entre qui ?
— Trois des Opritchniki : Simon, Faddeï et l’un des deux Iakov – je n’arrive pas à me rappeler lequel.
— Et comment Dimitri sait-il tout ceci ?
— Parce que Andreï le lui a dit. Andreï était avec les trois autres lorsque Maxime les a trahis, mais il est parvenu à s’échapper. (Vadim pouvait voir, à mon sourcil levé, que j’étais sur le point de mettre en doute la parole d’Andreï, un homme que nous ne connaissions que depuis quelques jours, qui condamnait un vieil ami.) Et Dimitri a parlé à Max lui-même, contra Vadim avant que je puisse parler. Max l’a admis devant lui.
Peu de temps auparavant, le dernier message de Max à mon intention avait indiqué de ne pas faire confiance à Dimitri. Maintenant, la consigne de Dimitri était de ne pas faire confiance à Max. Il s’était caché – ce n’était pas le comportement d’un innocent, quelles que soient les circonstances – et il avait demandé à ce que j’aille le voir seul. Était-ce pour sa protection, ou était-ce un piège qu’il me tendait ?
— Quand est-ce que Dimitri a entendu parler de tout cela ? demandai-je à Vadim, mais aucune réponse n’était plus nécessaire car, à ce moment-là, Dimitri lui-même apparut de l’autre côté de la place.
Il vint à nous.
— Tu lui as dit ? demanda-t-il à Vadim.
— L’essentiel, mais je pense que tu ferais bien de nous raconter de nouveau, à tous les deux.
— Depuis combien de temps es-tu au courant ? m’enquis-je.
J’étais préoccupé de ce que Dimitri avait pu nous cacher jusqu’à présent.
— Je l’ai découvert tout de suite après vous avoir laissés à Goriatchkino. Andreï m’a trouvé et m’a raconté.
— T’a raconté quoi exactement ?
J’étais encore profondément soupçonneux.
— Dès qu’ils se sont approchés de Gzatsk, Max et ses Opritchniki ont été séparés, c’est-à-dire – comme il s’est avéré – qu’il a pris la tangente. Ils ont cherché alentour et ils ont découvert qu’il avait été capturé par les Français. Naturellement, il n’avait pas été capturé. Il était rentré dans le camp français par la grande porte.
J’étais sur le point de demander comment ils savaient cela, mais Vadim leva la main pour indiquer que je devais laisser Dimitri poursuivre.
— Ils l’ont sauvé, ne comprenant toujours pas qu’il était un traître, et assez rapidement il les a de nouveau semés. Ils ont retrouvé Faddeï en chemin et ils ont ensuite poursuivi leur route pour nous rejoindre tous à Goriatchkino. Ils y sont parvenus la veille de notre arrivée, et voilà que Max était de nouveau là. Il leur a dit avoir trouvé un grand camp français non défendu, à quelques verstes des formations principales à Borodino. C’était une cible facile, a-t-il dit, et ils lui ont fait confiance.
» Ainsi, tous les quatre – Andreï, Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï – sont innocemment entrés dans le camp français et ils ont immédiatement été attaqués et tués. Sauf Andreï – il a réussi à s’échapper, par chance pour nous –, ou nous n’aurions jamais entendu parler de cela. Je suppose que ces maudits Français ne s’attendaient qu’à trois hommes : Max ne pensait en trahir davantage.
— Et Andreï t’a raconté tout cela ? demandai-je.
— Oui. Après que je vous ai quittés, Andreï m’a trouvé et relaté ce qui s’était passé. Il m’a dit qu’il avait suivi Max et qu’il savait où celui-ci s’était retranché. Lorsque j’ai confronté Max, il a tout avoué – exactement ce que m’avait dit Andreï. Nous savons tous comme il aimait à parler de la France et de la Révolution, mais je n’avais jamais pensé qu’il y croyait vraiment.
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Vadim.
— Je ne sais pas, répondit Dimitri. Quelle importance cela a-t-il ? Le fait est que nous devons le retrouver et nous occuper de lui. Avez-vous découvert où il est ?
— Alexeï sait, déclara Vadim, puis lui et Dimitri se tournèrent vers moi.
Je réfléchis un moment. Si Dimitri avait lui-même dénoncé Max, j’aurais pu lui faire confiance, mais le fait qu’il s’agisse de Dimitri et Andreï – l’un des Opritchniki – me fit douter. Depuis leur arrivée, la loyauté de Dimitri avait semblé être bien davantage de leur côté que du nôtre. Naturellement, ils étaient censés être du nôtre mais nous devions désormais nous en assurer.
— Je vais aller le retrouver moi-même, dis-je. Je vais le ramener ici.
— Bon Dieu, tu ne vas pas y aller seul ! répliqua Dimitri. Nous y allons tous ensemble et nous allons nous assurer qu’il revient avec nous.
— Je vais y aller seul, répondis-je fermement. Il s’attend à ne voir que moi. Si nous y allons tous, il s’enfuira peut-être. Avec moi, il reviendra. Si ce n’est pas le cas, nous serons alors certains que c’est un traître.
Dimitri eut un sourire de dédain.
— Crois-moi, Dimitri Fétioukovitch, lui dis-je avec une froide sincérité. Si Maxime est un traître, dans ce cas il m’a trahi tout autant que n’importe lequel d’entre nous. Je ne vais pas laisser un homme comme cela s’en tirer à si bon compte.
— Je pourrais t’ordonner de nous dire où il se trouve, déclara Vadim, mais je pouvais deviner, à sa voix, qu’il n’allait pas risquer de voir son escouade davantage éviscérée en voyant ses ordres désobéis. (Son regard se posa sur moi, puis sur Dimitri, puis de nouveau sur moi.) Très bien, Alexeï. Vas-y. Ramène-le ici et nous déciderons ensemble de ce que nous ferons de lui, s’il est coupable.
Mais ses derniers mots n’étaient qu’une pensée après coup : il en avait déjà décidé.
Je sellai mon cheval et commençai mon voyage au sud de la ville. Desna n’était pas loin, mais je n’étais pas pressé d’y arriver et j’avançai donc au petit galop. Que je croie ou non la parole de Dimitri concernant ce que Max avait fait, je n’étais pas certain qu’il suivrait les ordres de Vadim et me laisserait faire mon travail seul. Tout au long du trajet, je regardai derrière moi et me détournai de la route principale à plusieurs reprises pour revenir sur mes pas, mais il n’y avait aucun signe indiquant que j’étais suivi. Il faisait nuit depuis un certain temps lorsque je parvins à la hutte du bûcheron, juste au nord du village.
Je n’avais jamais vu cet endroit auparavant – je crois que c’était Max lui-même qui avait suggéré à l’origine de l’ajouter à la liste – et je fus surpris par sa taille. Elle était assez grande pour qu’un ou deux hommes puissent dormir, si besoin était, dans un confort relatif.
Je frappai à la porte et parlai doucement.
— Max ! Max, c’est Alexeï.
La porte s’ouvrit et je vis le visage de Max, pâle, sale et effrayé.
— Es-tu seul ? demanda-t-il.
Je hochai la tête. Il jeta un coup d’œil paranoïaque alentour avant d’ouvrir entièrement la porte et de me laisser entrer.
— Depuis combien de temps es-tu ici ? demandai-je.
— Deux jours, répondit-il.
L’intérieur de la cabane était entièrement vide, à l’exception d’un simple poêle en terre contre un mur et d’une seule petite chaise.
— Assieds-toi ! me dit-il en montrant la chaise.
Je la saisis et la plaçai au centre de la pièce.
— Non, toi tu t’assieds, dis-je.
Je tentai d’avoir l’air généreux mais, en réalité, je me préparais à un interrogatoire et je serais dans une meilleure position si je pouvais rester debout et marcher tandis que lui serait forcé de rester assis et de lever les yeux vers moi. Il fit ce que je lui avais demandé.
— J’ai parlé à Dimitri, dis-je.
Max fixa le sol.
— Bien, murmura-t-il.
— Est-ce que c’est vrai ? demandai-je.
— De quoi parles-tu ?
Je perdis ma contenance et lui parlai plus personnellement que je ne l’avais souhaité, sortant du rôle d’interrogateur.
— Ce n’est pas un débat, Max. Ce n’est même pas un procès. Il s’agit de notre amitié. Donne-moi une réponse franche.
— Je ne peux pas. (Sa réponse était totalement sincère.) Tu me connais, Alexeï, je ne réfléchis tout simplement pas de cette manière. Je ne parle pas de cette manière.
Je savais ce qu’il voulait dire. Certains hommes affichent une façade intellectuelle pour donner un vernis de profondeur à leurs instincts. Max ne faisait pas dans l’instinct. Il en avait et – je l’avais compris lorsqu’il avait tenté de justifier sa visite au bordel – il le comprenait, mais il ne s’en préoccupait pas ou ne s’y fiait pas. Ses expressions les plus sincères étaient toujours construites dans le cadre d’un processus raisonné.
— Mais si tu parles d’amitié en particulier, c’est une chose que je n’ai pas trahie. Je n’aurais pas trahi quelque chose qui compte.
— Mais tu as trahi ton pays.
Ce n’était pas formulé comme une question, mais il y répondit quand même.
— Oui.
— Et tu as envoyé Simon, Faddeï et Iakov Alfeïinitch se faire massacrer par les Français.
— Oh oui, et j’aurais envoyé Andreï aussi si je l’avais pu. Même si nous pourrions discuter du « massacrer ».
— Que veux-tu dire ? Impliquerais-tu qu’ils ne sont pas morts ?
— Non, non. Ils sont morts. Je m’interrogeais juste sur le choix de mot, plutôt évocateur.
Quiconque ne connaissait pas Max aurait pu croire qu’il tentait d’être conflictuel, ou peut-être qu’il essayait d’être affable – pour faire de son interrogateur un ami –, mais je savais qu’il était simplement lui-même, comme d’habitude honnête et précis. Son esprit gérait ce qu’il devait avoir identifié comme la perspective imminente de sa mort en tant que traître avec le même détachement qu’il avait lors d’une discussion sur la littérature ou sur une nouvelle théorie politique.
— Tu ne fais donc aucune tentative pour nier que tu espionnais pour le compte de Bonaparte ? lui demandai-je directement.
— Non. Pourquoi le devrais-je ?
Je me cabrai face à cette démonstration soudaine d’honnêteté apparente.
— L’aurais-tu nié il y a un mois de cela ?
— Bien sûr.
— Alors qu’est-ce donc qui te rend si disposé à être honnête avec moi maintenant ?
— Le fait que tu sais tout. Je ne vais pas faire l’effort de mentir à un homme qui sait la vérité, répondit-il avec une simplicité absolue.
Si seulement l’un de nous avait alors compris que je ne savais pas tout, que certaines explications nécessitaient désespérément d’être dites, alors les choses auraient pu prendre un tour très différent. Mais Max, malgré toute la persuasion dont il pouvait faire preuve, n’avait jamais été du genre à comprendre facilement que les pensées, qui étaient si clairement conçues dans son esprit, n’étaient pas encore parvenues à trouver leur chemin dans celui d’autres gens. Mon horreur face à son acte de trahison, même si ce crime signifiait si peu pour lui, l’embrouilla peut-être au point de croire que j’étais au courant de la découverte plus terrible encore qu’il avait faite.
— Depuis combien de temps, donc, travailles-tu pour Bonaparte ? lui demandai-je.
— Tu sais que j’ai toujours été un sympathisant de la Révolution.
J’acquiesçai. Nous l’avions tous été, jusqu’à ce que la Révolution se transforme en un empire, et que cet empire envahisse notre pays.
— C’était lorsque j’ai été capturé à Austerlitz, poursuivit Max. Ils ont des experts pour repérer les recrues potentielles : les jeunes, l’avant-garde politique. La seule façon par laquelle ils ont pu me faire changer d’avis était de souligner que Napoléon serait le maître de l’Europe ou serait vaincu. Il ne peut pas y avoir de compromis heureux qui laisse une Russie libre. Pour commencer, les Britanniques ne l’autoriseraient pas, et qui peut les en blâmer ? Ils ont leurs propres intérêts à prendre en compte.
» Mais je devais choisir. Désirais-je un monde dans lequel les idées de la Révolution fleuriraient, ou un monde dans lequel elles périraient ? Tu sais quel aurait été mon choix, Alexeï, sans même avoir à le demander.
Il avait raison. Je ne pouvais pas l’accuser d’incohérence. Tout ce qu’il avait fait était la conséquence prévisible de ses croyances et des circonstances. Ç’avait été mon erreur de ne pas mener ce que je connaissais de lui jusqu’à sa conclusion logique.
— Et donc, après quelques années d’endoctrinement, ils t’ont libéré comme n’importe quel autre prisonnier ?
— « Endoctrinement » est un autre de ces mots évocateurs, comme « massacrer », répondit-il. Mais c’est l’idée générale.
— Et quel genre de « services » as-tu accomplis pour Bonaparte depuis ?
— Très peu de chose, pour être honnête. (Il sourit ironiquement.) Vadim avait vu en moi exactement le même potentiel pour des opérations « irrégulières » que les Français, donc à peu près tout ce que j’ai fait de militaire a eu lieu avec toi, lui et Dimitri et, même ainsi, cela ne représente pas grand-chose. J’ai rapporté ce que je savais sur les mouvements généraux des troupes et ainsi de suite, mais cela m’a toujours semblé trop immédiat, trop personnel, de leur parler de tout ce que nous faisions. Il s’avère être beaucoup plus facile de trahir un pays qu’une personne.
— Jusqu’à la semaine dernière, lorsque tu as sciemment envoyé trois hommes braves à leur mort.
— Là encore, nous pourrions ergoter sur les mots, mais c’était différent. C’était pour le bien de l’humanité.
— L’humanité ? raillai-je. C’est toujours pour l’humanité, n’est-ce pas ? Mais, dis-moi, Maxime, qu’est-ce qui rend l’humanité française plus importante que l’humanité russe ? ou l’humanité britannique plus importante que l’autrichienne ? Nous ne pouvons pas nous battre pour l’humanité tout entière, car l’humanité n’a pas d’autres ennemis que les humains.
Il était sur le point d’objecter, mais je n’étais pas d’humeur à céder. Quand j’étais arrivé à Desna, j’avais impérieusement espéré que Dimitri se soit, d’une façon ou d’une autre, trompé – qu’Andreï ait menti – et, lorsque Maxime avait confirmé tout ce qui m’avait été rapporté, j’avais tenté de sympathiser, tenté de comprendre pourquoi il avait fait tout cela. Mais à cet instant, comme il essayait de justifier la mort de trois de nos camarades au nom du bien de l’humanité, il m’apparut enfin comme le traître qu’il était et je ressentis ce que Dimitri avait dû éprouver lorsqu’il avait tout découvert.
— Tu dis que tu protèges tes amis alors que tu abandonnes ton pays, mais ton pays n’est pas une simple étendue de terre quelconque choisie par des généraux oubliés il y a cent ans. Ce sont les amis de tes amis et les familles de tes amis. Mais je suppose que tu es plus intelligent que moi, Maxime Serguéïevitch. Je ne peux pas réussir à aimer l’humanité tout entière, j’aime seulement ce que je connais.
Je marquai une pause, espérant que mes mots allaient le toucher bien que j’ignore dans quelle intention. Max resta assis silencieusement sur sa chaise, sans même me regarder. Soudain, je saisis ce qu’il avait vu. Je ne sais pas comment ils étaient entrés, ou depuis combien de temps ils étaient là, mais je percevais désormais dans la faible lueur de la bougie que, debout tout autour de nous en cercle, se trouvaient Piotr, Iouda, Filipp, Andreï, Iakov Zevedaïinitch et Varfolomeï.
En ce qui concernait Max, les Opritchniki avaient leur propre conception de la justice.