Chapitre 4

Lorsque je revins à moi, il faisait jour. J’étais seul. Je tentai de me rappeler ce qui s’était passé, mais tout ce qui m’apparaissait était des images d’une extrême sauvagerie. Je n’avais vu que quelques secondes du combat avant d’être assommé bien que, peut-être, j’aie pu être à demi conscient pendant que j’étais à terre. Les souvenirs qui refluaient dans mon esprit n’étaient pas ceux d’un combat ordinaire mais de quelque chose qui me paraissait (et « paraissait » est le mot juste, car je ne pouvais pas me rappeler avoir effectivement vu quoi que ce soit) similaire à une meute de loups déchirant sa proie, plutôt qu’à des soldats venant à bout d’autres soldats. Et du sang aussi – je me remémorais beaucoup de sang.

Je m’assis et, sentant une douleur intense dans mon crâne, me rallongeai. Je portai la main à ma tempe, où j’avais été frappé. Elle était contusionnée, mais ne saignait pas et n’était pas trop sensible au contact. C’était la douleur dans mon crâne qui était le vrai problème. Je me redressai de nouveau, cette fois plus doucement, et je regardai autour de moi.

J’avais raison à propos du sang. L’herbe où nous avions combattu en était couverte. Comme Dimitri l’avait dit, les Opritchniki étaient des combattants impitoyables. M’étudiant moi-même, je vis des taches de sang sur la manche de mon manteau. Je vérifiai mon corps, mais ne trouvai pas la moindre blessure suggérant que le sang m’appartienne. Il n’y avait aucun cadavre étendu alentour – ni Français ni Opritchniki. Il me fallait savoir qui avait gagné la bataille. Si les Français avaient gagné, j’aurais certainement été tué ou, du moins, fait prisonnier. Mais si les Opritchniki avaient gagné, pourquoi m’auraient-ils laissé ici ? D’un autre côté, les Opritchniki n’avaient depuis le début pas été le moins du monde enthousiastes à l’idée de nous avoir avec eux : cette confrontation avait peut-être fait leur jeu. J’étais seul et, à l’heure qu’il était, ils pouvaient être à des verstes de là.

Je me levai, tentant d’ignorer mon mal de crâne. Les taches de sang et les traces laissées dans l’herbe indiquaient que les corps avaient été traînés ailleurs. Je les suivis aussi loin que je pus, jusque dans un bosquet voisin, mais les taches de sang s’évanouirent bientôt et les marques des corps traînés devinrent impossibles à distinguer sur le sol irrégulier. Je revins à l’endroit où le combat avait eu lieu.

Mon épée et ma lunette gisaient à côté d’un tronc d’arbre. Cela ne pouvait pas être l’endroit où je les avais laissé tomber et je ne pus que conclure que quelqu’un les avait déposés là délibérément. C’était aussi plus probablement le comportement d’un Opritchnik que d’un Français.

Je jetai un regard en direction du camp que nous étions en train d’espionner la nuit précédente. Les cendres des feux fumaient encore, mais tout signe des Français eux-mêmes avait disparu. Ils étaient sûrement déjà à Gzatsk.

Il ne me restait qu’une seule option : le regroupement. Avec cet objectif en tête, je pris conscience d’un autre problème : mon cheval avait disparu. À cet instant, j’en étais à peu près arrivé à la conclusion que c’étaient les Opritchniki qui avaient gagné le conflit de la nuit précédente et qui avaient donc pris mon cheval ; laissé mon épée, mais pris mon cheval. Malheureusement, tout cela semblait concorder. Avec une épée, je pouvais encore me défendre mais, sans cheval, il n’y avait que peu de chances pour que je puisse les rattraper et interférer dans leurs affaires. Il était toujours difficile, néanmoins, de comprendre la raison pour laquelle ils voulaient être débarrassés de moi. Visiblement, ils étaient immensément doués en combat rapproché, mais je n’étais quand même pas inutile au point d’être une entrave. Il y avait quelque chose à leur sujet qu’ils voulaient nous cacher. Quelque méthode de lutte secrète qui était si efficace qu’ils devaient la garder pour eux. Et, pour autant que je puisse le deviner, Dimitri savait de quoi il s’agissait.

Même ainsi, il n’y avait pas grand-chose à gagner à rester là à m’inquiéter. J’avais un long trajet de retour à l’est devant moi, seul et à pied.



Le premier problème que j’eus à gérer était que notre lieu de rendez-vous suivant (décidé sur la base de l’hypothèse que les Français continueraient à avancer, ce qui était le cas) se trouvait à Goriatchkino, au nord de la route principale menant de Smolensk à Moscou – la route même sur laquelle Bonaparte et son armée étaient en ce moment en train de progresser, et au sud de laquelle je me trouvais actuellement. Je disposais de deux options. Je pouvais me diriger vers l’est aussi rapidement que possible puis couper à travers la route en avant des Français, ou je pouvais traverser la route à l’ouest de Gzatsk, derrière les Français, en espérant échapper à leur arrière-garde, puis, à partir de là, filer vers l’est.

Prendre une route qui me conduirait loin derrière les lignes françaises ne me semblait pas la meilleure solution pour rejoindre mes compatriotes, je choisis donc la route la plus directe, en direction de l’est, au sud de la route de Moscou. Cela s’est avéré le bon choix. Bonaparte stationna son armée à Gzatsk pendant trois jours et la route n’était pas encore tombée entre les mains des Français. J’aurais pu, de fait, être moins frileux lorsque je gardai mes distances avec la route, ralentissant ainsi ma progression.

La première journée de mon voyage se déroula sans incident. Dormir à la dure n’était pas trop inconfortable par le temps encore chaud de la fin du mois d’août. Je m’éveillai tôt et poursuivis vers l’est, avançant aussi vite que possible sur le terrain irrégulier et boisé, couvrant environ vingt-cinq verstes par jour.

Ce fut juste après le coucher du soleil, le deuxième jour, lorsque j’entendis un bruit éloigné sur ma droite, que je commençai à soupçonner d’avoir été suivi. Un seul bruit incongru dans une forêt n’est pas suffisant pour annoncer la présence d’un poursuivant – il y a des bruits naturels partout autour –, mais j’avais déjà entendu d’autres sons provenant de cette direction. Je ne pouvais me rappeler combien de temps auparavant j’avais entendu le premier d’entre eux, mais le fait qu’ils proviennent toujours de la même direction, même si j’étais perpétuellement en mouvement, m’indiquait que la chose en question suivait délibérément mon allure. Bien que le soleil se soit déjà couché, il diffusait encore assez de lumière pour y voir. La lune ne s’était pas encore levée et, même lorsque cela arriverait, ce serait une nouvelle lune. Tout au long de la nuit, il régnerait une obscurité totale. J’établis un campement et profitai du crépuscule pour ramasser du bois pour un feu, afin de me procurer non de la chaleur mais de la lumière – et avec elle, un peu d’espoir – au cas où mon poursuivant décide de frapper.

Je m’assis près du feu, contemplant les flammes et écoutant attentivement. Les forêts russes sont pleines de sons, bien que les bruits nocturnes soient très différents de ceux de la journée. Le fond sonore continu du chant des oiseaux, qui devient si familier le jour qu’on finit par l’oublier, avait commencé à se calmer, seules les chouettes restant éveillées. Les animaux nocturnes commencèrent à sortir, mais il s’agissait pour la plupart de petites créatures. Le bruit d’un humain circulant autour de mon campement, juste hors de portée de la lumière du feu, en train d’observer, d’attendre, de manigancer, se détachait nettement de ces bruits de fond familiers de la nuit.

Il (je supposai que c’était un homme, même si mon audition n’était pas tout à fait assez développée pour faire une telle distinction) s’établit un peu en avant, directement sur la voie que j’allais suivre le lendemain matin, et ne bougea pas durant environ une demi-heure. Tactiquement, c’était le moment d’agir, mais je n’avais pas besoin de tactique pour le savoir. L’instinct humain – la peur humaine – me disait que je ne voulais pas être trouvé recroquevillé sur le sol, exposé et endormi, à la merci de mon poursuivant, quel qu’il soit. Si je devais mourir, j’allais mourir conscient.

Je me dirigeai à peu près vers l’endroit où je pensais le trouver et je me soulageai contre un arbre voisin. Je restai là plus longtemps que nécessaire, prenant le temps de laisser ma vue s’adapter à l’obscurité qui régnait loin du feu, laissant l’air frais préparer mon corps à l’action. En revenant, je l’entrevis directement sur mon chemin, pelotonné dans un creux du sol, essayant de ne pas être vu. J’enjambai la silhouette, feignant de ne pas l’avoir remarquée, mais immédiatement après l’avoir franchie, je me retournai et lui décochai un violent coup de pied dans le flanc, au niveau de l’estomac.

L’homme grogna et s’éloigna rapidement en roulant, mais pas assez vite pour éviter un autre coup de botte dans les côtes. Le temps qu’il se remette debout, mon sabre était déjà dégainé. Dans la vague lumière du feu distant, je ne pouvais pas voir grand-chose de lui, mais je saisis le reflet d’un couteau dans sa main. Mon épée ne sembla pas être dissuasive : il se jeta sur moi, me faisant tomber au sol et clouant au sol mon bras armé avec sa main gauche tandis qu’il élevait son couteau pour frapper. Ce n’est que lorsqu’il fut aussi proche que je reconnus en lui l’Opritchnik Iouda. Ses yeux ne trahissaient pas le moindre souvenir, seulement l’intensité d’un homme déterminé à en tuer un autre.

Mon genou rencontra son aine et je parvins à le déséquilibrer.

— Iouda ! hurlai-je à son intention en me relevant.

Il ne sembla toutefois toujours pas me reconnaître et se précipita une nouvelle fois sur moi avec son arme. J’abattis le plat de mon épée sur son poignet et le couteau s’envola dans l’obscurité. Ma botte écrasant sa poitrine le força à rester au sol et je tendis la pointe de mon sabre vers sa gorge.

— Iouda ! C’est moi. Alexeï Ivanovitch.

La frénésie commença progressivement à s’évanouir de ses yeux, pour être remplacée par la reconnaissance. En même temps, un frisson de peur me parcourut. La dernière fois que j’avais vu Iouda, il n’était pas seul. Pris individuellement, j’avais pu le vaincre, mais où étaient Matfeï et Foma ? Dans les bois obscurs, ils auraient pu se trouver à quelques pas et je ne l’aurais pas su avant qu’il soit trop tard.

— Allez vous mettre près du feu !

J’indiquai le chemin de la pointe de mon épée. Il s’assit à côté des flammes et frotta son poignet blessé.

— Je suis désolé, Alexeï. Lorsque vous m’avez attaqué, l’instinct a simplement pris le dessus.

Un tel instinct de tuer me semblait inhumainement fort, mais je laissai passer.

— Pourquoi me suiviez-vous ?

— Je vous ai aperçu tout juste avant que vous établissiez votre campement. Il y a des soldats français dans les environs. Votre feu aurait pu attirer leur attention. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux que je garde un œil sur vous.

— Garder un œil sur moi ? ris-je. Et ensuite essayer de me tuer.

— C’est vous qui m’avez attaqué. (Il sembla réellement offensé.) Si nous voulions vous tuer, ne croyez-vous pas que nous l’aurions fait alors que vous étiez inconscient à Gzatsk ?

C’était assez juste, mais ce « nous » m’avait rappelé un autre problème. J’étudiai l’obscurité autour de nous aussi profondément que je le pus, mais je ne vis rien.

— Où sont Matfeï et Foma ?

— Je les ai quittés ce matin, dit-il. (Ce faisant, il jeta lui aussi des coups d’œil furtifs d’un côté et de l’autre vers les bois, comme s’il s’attendait à voir ses amis.) Ils mènent quelques attaques contre les Français. (Il me regarda de nouveau directement, son expression indiquant de la plus subtile manière qu’il cherchait simplement à m’agacer.) Nous sommes censés nous retrouver ce soir.

— Où ?

— Plus loin.

Il fit un signe de tête en direction de l’est.

Je savais que je ne découvrirais rien si je le confrontais directement.

— La campagne ici doit être très différente de ce à quoi vous êtes habitués, dis-je.

Il réfléchit un moment, comme si la question ne s’était jamais posée à lui auparavant.

— À certains égards. Nous venons des montagnes mais, dans les plaines, les choses ne sont pas si différentes.

— Vous devez avoir vu une bonne part de notre pays en venant ici.

Il semblait loquace, en tout cas en comparaison avec les autres Opritchniki ; j’espérais donc que quelques questions génériques me permettraient d’en savoir un peu plus sur leur passé.

— Nous sommes venus par bateau, il n’y avait donc pas grand-chose à voir, dit-il.

Lorsqu’il avait évoqué sa patrie, j’avais cru percevoir un semblant d’affection dans sa voix, mais il était de nouveau laconique et indifférent.

— Je suis de Pétersbourg, je connais donc plutôt bien la mer. C’était quelque peu exagéré. J’y avais nagé, mais je n’avais jamais navigué.

— Vous avez de la famille là-bas ?

— Oui.

Je souris en repensant au petit Dimitri et peut-être aussi un peu à Marfa. L’image de son nez retroussé et de ses yeux sombres plongés dans les miens emplit mon esprit. J’aurais pu céder à la tentation de parler d’elle mais, si je n’avais pas souhaité le faire avec Domnikiia, j’en avais encore moins envie avec Iouda. Je m’en tins à la ligne de mon interrogatoire.

— Mais vous avez dû venir du sud, bien sûr. D’où avez-vous appareillé ? de Constanta ?

— De Varna. Nous avons traversé la mer Noire jusqu’à Rostov.

Je me sentis soudainement glacé. Rostov était situé près de l’embouchure du Don. Les histoires de Domnikiia à propos de la mort remontant le fleuve vers Moscou correspondaient bien au voyage des Opritchniki.

— Et ensuite vous avez continué à remonter le Don à la voile ? demandai-je, espérant confirmer leur itinéraire.

— Je dois y aller. (Il avait compris que j’essayais de lui soutirer des informations.) Je dois retrouver les autres.

— Vous travaillez toujours de nuit ? dis-je avec un sarcasme né du regret.

J’avais tenté, aussi indirectement que ce soit, de le questionner et, par conséquent, j’avais perdu en lui un compagnon. Dans la nuit sombre de Russie, dans des bois grouillant de loups et de Français, l’amitié pouvait avoir plus de valeur que l’intelligence.

— C’est efficace, répondit-il.

Il n’y avait rien que je puisse faire pour le garder là. Il était trop tard, en cette occasion du moins, pour un rameau d’olivier.

— Je vais à Goriatchkino, lui dis-je. Je devrais y arriver après-demain. Les autres seront là.

— Nous essaierons d’y être aussi, dit-il en se levant pour partir. (Puis il porta la main à sa ceinture.) Mon couteau !

Je me rappelai avoir entraperçu son étrange couteau lorsque nous nous étions battus. Il avait une arête supérieure en dents de scie, dont les dents pointaient vers l’arrière, comme un couteau de chasseur ; mais il y avait autre chose – quelque chose de bizarre sur cette arme, sur laquelle je ne parvenais pas à mettre le doigt.

— Il ne sera pas difficile à retrouver, dis-je en prenant du feu une branche de pin afin de nous donner un peu de lumière pour notre recherche.

— Non, je vais m’en occuper, insista-t-il en s’enfonçant dans l’obscurité sans moi.

Son souci de me tenir à distance me motiva d’autant plus pour voir ce couteau. Je courus à sa suite, élevant la branche en flammes pour voir le chemin. Ce n’était pas loin de l’endroit où nous nous étions battus. J’avais l’avantage d’avoir vu l’endroit où était tombé le couteau lorsque j’avais frappé sa main, mais je ne le repérai que quelques instants avant qu’il s’en saisisse. J’eus tout juste le temps de remarquer ce qui le rendait si étrange.

Il avait deux lames ; non pas une à chaque extrémité de la poignée, comme certaines armes orientales que j’avais vues, mais deux lames parallèles comme si l’on avait attaché ensemble les manches de deux couteaux identiques. Il le glissa à sa ceinture avant que j’aie pu en avoir un meilleur aperçu. Puis il se leva et me tendit la main.

— Eh bien, au revoir donc, Alexeï Ivanovitch, dit-il lorsque nous nous serrâmes la main. Je vous reverrai dans deux jours, j’espère. Mais lorsque nous nous retrouverons, ne m’attaquez pas. Vous pourriez ne pas être aussi chanceux une seconde fois.

Ses derniers mots avaient débuté comme une plaisanterie, mais finissaient en menace.

Je retournai auprès du feu, mais je n’avais pas particulièrement envie de dormir. Lorsque je m’assoupis enfin, c’était avec mon épée dégainée à la main. C’était toutefois injustifié, pensai-je, de m’inquiéter de voir Iouda revenir pour m’attaquer dans mon sommeil. Comme il l’avait dit, il avait eu de nombreuses occasions de me tuer auparavant, s’il l’avait souhaité. Et pourquoi le souhaiterait-il ? Les Opritchniki étaient, dans cette guerre, de notre côté. Cela semblait un très long voyage juste pour se retourner contre leurs alliés. Réfléchir à cela me rappela l’itinéraire qu’ils avaient suivi, en remontant le cours du Don – la même route, selon les descriptions de Domnikiia, qu’avait suivie la peste avant que celle-ci se transforme en attaques d’animaux sauvages. Les Opritchniki n’avaient visiblement pas amené avec eux de chiens ou de loups, mais je me remémorai la façon dont Iouda et les autres s’étaient battus. En avaient-ils seulement besoin ?



Après deux autres jours de marche et une nuit de sommeil prudent, je parvins à Goriatchkino. Le lieu de rendez-vous que nous avions fixé était une dépendance de ferme, près de la route principale. Les Français n’étaient qu’à quelques verstes de là lorsque j’arrivai tard dans l’après-midi : les habitants de la région avaient donc déjà abandonné leurs maisons, disparaissant dans l’arrière-pays avant l’arrivée de l’inextinguible vague de l’avancée française.

Je partis en reconnaissance dans les environs et découvris rapidement un message gravé dans l’un des murs.

18 – 24 – 8 – M

Max était venu ici à la dix-huitième heure du vingt-quatrième jour du huitième mois, à peine un jour plus tôt. C’était un système que nous avions mis en place à Moscou, avant même que les Opritchniki soient arrivés, afin de faire face au problème que constituaient les rencontres et la communication pendant que nous poursuivions la cible mouvante de la Grande Armée.

L’idée avait été de Vadim. Il l’avait tirée de l’expérience des « petits guerriers » de la péninsule espagnole, qui avaient harcelé les troupes de Bonaparte pendant des années sans jamais se constituer en armée organisée. (Bien que la réjouissante nouvelle ne nous soit pas encore parvenue, la marée en Espagne s’était enfin retournée contre Bonaparte. Depuis quelques jours seulement, Wellington occupait Madrid.) Nous avions étudié les cartes de l’ensemble de la zone où nous pensions avoir à opérer, étant de toute façon déjà familiarisés avec l’essentiel de la région. Nous choisîmes de petits villages, des caractéristiques géographiques ainsi que des bâtiments isolés, et nous en fîmes une longue liste, affectant à chacun d’eux une combinaison unique constituée d’une lettre et d’un chiffre. Ainsi, toute rencontre de notre choix pouvait être décrite simplement par une date, une heure et le code de l’emplacement. Il suffisait de quatre informations tout juste : heure, jour, mois et lieu.

Si l’un d’entre nous parvenait à un lieu de rendez-vous, il pouvait tout simplement laisser un message gravé dans un tronc d’arbre ou griffonné à la craie sur un mur, indiquant la date de son passage, et un autre spécifiant l’endroit où devait se tenir la prochaine rencontre. Chaque message serait signé par l’initiale de son auteur. S’il était nécessaire de fournir de plus amples renseignements, il était possible de cacher une lettre. Le caractèreΠ – pour pismo – indiquerait la présence d’une telle missive.

Nous avions choisi des lieux de rencontre aussi éloignés qu’Orcha, Toula et Vladimir mais, même dans la ville de Moscou, bien que nous espérions que les Français ne parviennent pas aussi loin, nous avions fixé des dizaines d’emplacements. Une fois que les Opritchniki furent arrivés, nous leur avions également fourni des copies de la liste.

Ainsi, le message de Max m’indiquait qu’il était venu ici, mais ne me disait pas où il s’était rendu. Il n’y avait aucun signe de lui à présent. Il pouvait avoir continué ou il pouvait revenir ; par ailleurs, Dimitri et Vadim pouvaient encore se montrer, et j’attendis donc.

Vadim arriva le premier et Dimitri peu de temps après. Ils avaient été plus chanceux que moi pour ce qui était de conserver leurs chevaux et ils étaient donc tous deux moins fatigués. Je leur montrai le message de Max et leur racontai brièvement mes aventures depuis notre dernière rencontre. Vadim y retrouva beaucoup de choses familières.

— Eh bien, au moins tu en as vu plus des tiens que moi de mon propre groupe, dit-il. Je me suis réveillé après notre première nuit de campement et ils avaient tout simplement disparu.

— Qu’est-il advenu de leur «Nous dormons le jour et tuons la nuit» ? demandai-je en imitant – mal – l’accent de Piotr.

— J’ai cru que j’étais parvenu à les en dissuader, au moins jusqu’à ce que nous soyons parvenus à proximité de l’ennemi, répondit Vadim, mais je suppose qu’ils se sont joués de moi tout du long. Ils sont probablement partis au moment où mes yeux se sont fermés.

— Et qu’as-tu donc fait depuis ?

— Rien de très profitable. Garder un œil sur les Français. J’aurais tout aussi bien pu rentrer à Moscou, pour l’utilité que j’ai eue.

— Et où en sont effectivement les Français ? demanda Dimitri.

— Fins prêts pour une grande bataille demain, aux environs d’un village nommé Borodino, juste au sud-est d’ici.

Il déplia une carte et nous le montra.

— Et nous allons les affronter ? demandai-je.

— On dirait bien. Tout ceci est l’idée de Koutouzov.

— Allons-nous gagner ?

Vadim haussa les épaules.

— Si nous vainquons, cela les arrêtera. Sinon… eh bien, nous devions faire front d’une façon ou d’une autre, avant qu’ils atteignent Moscou.

— Et toi, Dimitri ? le questionnai-je. Combien de temps tes Opritchniki ont-ils attendu avant de prendre la tangente ?

— Ils n’ont rien fait de tel, répliqua-t-il. Je veux dire, ils s’en vont et font ce qu’ils ont à faire, mais ils sont restés en contact avec moi. Je sais où ils sont en ce moment même, par exemple. Ils préparent une embuscade sur l’une des routes que les Français utilisent pour amener davantage de troupes. Ce n’est pas loin d’ici.

Nos expressions durent trahir notre scepticisme.

— Je vais vous montrer, insista-t-il.



Dimitri nous conduisit au sud, à pied, près des lignes françaises, jusqu’à ce que nous parvenions au bord d’une petite crête. Il faisait alors totalement nuit, toujours aucune lune pour éclairer ce que Dimitri voulait nous montrer, mais, à côté de la route que surplombait la crête, il y avait une ferme et de la lumière brillait par la fenêtre. La route était silencieuse.

— Alors, où sont-ils ? demanda Vadim.

— Attends, répondit Dimitri. La route est utilisée par les troupes françaises. Regarde ce qui se passe lorsqu’ils l’empruntent.

Depuis ma première brève bataille au côté des Opritchniki, j’avais voulu demander à Dimitri ce qu’il savait à leur sujet – ce qu’il nous avait caché. Il semblait que je n’aurais pas besoin de le demander, mais que j’allais le voir. Nous attendions depuis presque une demi-heure lorsque nous entendîmes enfin le bruit régulier de pas cadencés. Un petit groupe d’infanterie française, peut-être trente soldats en tout, avançait sur la route. Les hommes à l’avant et à l’arrière du peloton portaient chacun une lanterne qui venait s’ajouter à la lumière de la ferme. Les soldats poursuivaient leur marche et étaient presque complètement passés lorsque, dans un silence total, une porte de la ferme s’ouvrit et deux silhouettes sombres en détalèrent. Elles saisirent l’homme qui fermait la marche – celui qui portait l’une des lanternes – et le traînèrent à l’intérieur. L’incident eut lieu sans un bruit et en quelques secondes à peine. C’était comme la langue d’un crapaud qui se déroule et attrape une mouche peu méfiante.

Quelqu’un vers l’arrière du peloton remarqua d’abord la disparition non pas de son camarade, mais de la lumière. Il se tourna puis cria à son lieutenant de s’arrêter.

— C’étaient Varfolomeï et Ioann, je pense, nous dit Dimitri en guise de commentaire.

— Ce n’est pas vraiment une perte significative pour l’armée française, dit Vadim d’un ton sardonique.

— Ce n’est pas encore fini, ajouta Dimitri.

Le peloton avait rompu les rangs pour déterminer ce qu’il était advenu du disparu. Tandis que nous observions, nous aperçûmes les deux mêmes silhouettes émerger de nouveau de la maison, emportant cette fois avec elles l’homme de tête – celui qui tenait la lanterne restante. Presque au même instant, la lumière fut éteinte à l’intérieur du bâtiment. Le peloton français et nous étions soudain rendus aveugles par l’obscurité. Mais nous pouvions toujours entendre.

Les Français entreprirent de se héler les uns les autres ; au début, c’étaient de simples remarques du genre « Que se passe-t-il ? » et « Es-tu là ? ». Puis les appels commencèrent à être interrompus par des cris, la plupart du temps des glapissements brefs et tronqués d’hommes pris par surprise et mourant rapidement. Chaque cri indiquant la mort d’un homme, le nombre de voix s’adressant les unes aux autres devint de plus en plus faible, les voix elles-mêmes gagnant en force et en désespoir. Vers la fin, il ne restait plus qu’une seule voix française, jeune.

— Vous êtes là ? Lieutenant ? Chef ? Qui est là ? Jacques ? Qui est là ? Je suis…

Puis un bref jappement mit fin à son soliloque.

J’avais vu et entendu des centaines d’hommes mourir, bon nombre de ma propre main, mais ces trente morts, cette voix seule et abandonnée me rendaient tout aussi malade que tout ce dont j’avais pu être témoin jusque-là.

Dimitri, par contre, exprima son admiration.

— Impressionnant, hein ? Trente hommes vaincus par trois. Et en, quoi, deux minutes ? Ce n’est pas assez pour nous faire gagner la guerre, je sais, mais cela ne peut pas faire de mal.

Nous n’avions vu que deux silhouettes, mais Dimitri était évidemment plus au courant. Une fois que les lumières avaient été éteintes, il aurait pu y avoir n’importe quel nombre d’Opritchniki attaquant ces soldats, et ni Vadim ni moi n’aurions pu en savoir plus.

— Des Français, fut tout ce que Vadim parvint à murmurer, l’air sombre, mais cela offrit quelque réconfort.

Ils étaient les envahisseurs. Nous pouvions nous défendre par tout moyen de notre choix.

— Descendons voir, dit Dimitri avec impatience.

Nous le suivîmes en bas de la crête, sur la route. Le sentiment que la scène tout entière avait été une représentation à notre intention – à Vadim et à moi – grandissait en moi. Les Opritchniki travaillaient probablement ainsi en d’autres circonstances mais, en cette occasion particulière, ils savaient qu’ils avaient un public, que Dimitri nous amènerait pour les voir au travail. Leur intention était tout autant de dissimuler que de révéler, mais je me rendis compte que je n’obtiendrais rien de plus en interrogeant directement Dimitri.

Le temps d’atteindre la route, mes yeux avaient commencé à s’habituer à l’obscurité. Une faible lumière émanait de la porte ouverte. Tout autour de nous, il ne restait qu’une demi-douzaine de corps. Une ombre – je crois que c’était Ioann – se précipita hors de la ferme et commença à traîner l’un des cadavres restants à l’intérieur. La jambe du soldat tressauta dans un dernier vestige de vie. Ioann se retourna pour crier quelque chose en direction de la maison, et j’entendis les deux autres rire à l’intérieur. Une fois encore, cela me rappelait les recrues aux visages juvéniles devant la maison close, à Moscou.

Dimitri trotta vers la ferme et je le vis parler sur le seuil à Piotr – le troisième homme – avec intensité. Quelque chose que dit Piotr fit se raidir Dimitri, qui nous jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il se retourna et conversa avec Piotr, qui hocha la tête et disparut à l’intérieur avant de revenir chargé d’un paquet qu’il donna à Dimitri.

Dimitri revint vers nous.

— Ils sont juste en train de les dégager de la route afin qu’ils ne soient pas vus par une patrouille de passage, choisit-il d’expliquer, bien que le raisonnement soit assez évident pour toute personne ayant un minimum d’expérience militaire.

Cela me donna une raison de me demander si cette explication n’était donnée que dans l’intention de dissimuler quelque raison plus profonde et honteuse, même si je ne pouvais deviner quoi. Ou peut-être pas honteuse mais simplement, comme je l’avais déjà soupçonné, secrète. Je pouvais comprendre le désir de confidentialité – ma propre vie en avait souvent dépendu –, mais cela ne signifiait pas que j’allais réprimer ma propre curiosité.

— Piotr m’a donné ceci, ajouta Dimitri en élevant le paquet.

Puis, avant que nous ayons pu prononcer le moindre mot, il gravissait la crête.



Aucun de nous ne parla beaucoup avant que nous nous soyons bien éloignés de ce dont nous avions tout juste été témoins. Bientôt, nous fûmes de retour à Goriatchkino et en mesure de nous reposer. L’humeur de Vadim semblait s’être améliorée. Sa capacité à rationaliser, entraînée depuis tant d’années et tant de campagnes, le fait que l’ennemi reste un ennemi – que ses morts restaient sa responsabilité, et non la nôtre – semblait prendre le dessus. Je comprenais les arguments, je me répétais la même histoire après chaque bataille, mais quelque chose dans ce que nous venions de voir la rendait pour la première fois peu convaincante.

Dimitri alluma une lampe et nous montra avec excitation le paquet que Piotr lui avait donné. Il était composé de deux uniformes français d’infanterie légère.

— Vous savez ce que vous pouvez faire avec ? (Dimitri me semblait ce soir-là plus enthousiaste que je ne l’avais vu depuis plusieurs années.) Vous pouvez pénétrer dans le camp français… et découvrir quels sont leurs plans.

— Tu ne viens pas avec nous ? demandai-je.

— Oh, tu connais mon français. Ils me repéreraient à une verste de distance, mais vous deux pourriez vous promener dans les Tuileries sans que personne ne s’en émeuve.

Il en baragouinait presque, parlant comme si c’était la seule manière de maintenir des pensées indésirables à distance.

— C’est soit ça, soit rentrer directement à Moscou, déclara Vadim sobrement. Tant que nous sommes ici, je préfère faire quelque chose d’utile.

Je réfléchis un moment puis acquiesçai.

— Où allons-nous te retrouver après cela ? demandai-je à Dimitri.

— J’attendrai à Chalikovo. (Il était plus calme – peut-être parce que nous acceptions de le quitter.) Si nous bloquons l’avancée française, cela devrait être assez sûr. Sinon, eh bien, je suppose que nous devrons nous retrouver à Moscou.

— Au revoir, Dimitri.

Nous nous embrassâmes mais, pour une raison quelconque, il était effroyablement pressé. Son étreinte avec Vadim fut à peine plus qu’une tape dans le dos.

Lorsqu’il s’enfuit dans l’obscurité, je fus presque tenté de l’espionner lui plutôt que les Français, mais je connaissais mon devoir. Vadim et moi entreprîmes de revêtir les uniformes français qu’il nous avait fournis, nous préparant à pénétrer profondément en territoire ennemi.