Chapitre 5
— Alors, de quoi ai-je l’air ? demandai-je à Vadim tout en boutonnant mon nouvel uniforme. Tu crois que je suis acceptable ?
— En français à partir de maintenant, s’il te plaît.
Sa réponse était, de façon quelque peu hypocrite, en russe. Je répétai ma question, cette fois en français.
— Je pense que oui, répondit-il, changeant enfin de langue lui-même. Même s’il y a beaucoup de taches de sang sur ta veste.
— Sur la tienne aussi.
Autour du cou, les taches étaient quasiment invisibles sur le rouge du col, mais, sur le bleu de la veste, elles étaient plus faciles à voir. Les uniformes eux-mêmes n’avaient pas été endommagés, nous ne pûmes trouver aucun trou ou déchirure.
— Nous inventerons simplement une histoire quelconque sur un camarade mourant dans nos bras, suggéra Vadim.
Je tentai de rire, mais le souvenir de l’origine effective de ces vêtements était trop proche et trop réel.
Nous partîmes en direction du camp français, avançant à grandes enjambées, sans vraiment nous préoccuper de l’endroit exact où nous allions ou même des informations que nous tentions de découvrir. Pour moi, du moins, l’objectif de la mission était de faire mes preuves une nouvelle fois en tant que soldat et en tant qu’homme.
— C’est un miracle que Piotr soit parvenu à récupérer deux uniformes intacts, dit Vadim.
Je frémis en prenant conscience de l’étreinte de l’uniforme froid, qui avait été si récemment le linceul d’un cadavre.
— Le Miracle peu connu des Uniformes Français ? plaisantai-je.
— Il est vraiment nommé d’après un saint.
Nous nous détendîmes un peu et forçâmes l’allure.
— Tu crois donc qu’il peut marcher sur l’eau ?
— J’aimerais bien le voir essayer, marmonna Vadim.
— Naturellement, la Bible se trompe ici.
C’était la voix de Max, me revenant à l’esprit. Nous avions eu une conversation des années auparavant, sur ce même sujet de saint Pierre marchant sur la mer de Galilée.
— Je croyais que, pour toi, la Bible se trompait partout, lui avais-je dit.
— Pas partout. Elle comporte beaucoup de bonnes choses, mais c’est juste un stratagème pour tromper les gens en leur faisant croire que tout y est bon. C’est une vieille astuce. Le meilleur endroit pour cacher un arbre est une forêt. Le meilleur endroit pour cacher un mensonge est une forêt de vérités.
— Et comment pouvons-nous distinguer le vrai du faux ? lui avais-je demandé.
— Demande à un prêtre.
Je l’avais dévisagé, stupéfait. Il avait éclaté de rire.
— Ou tu peux me le demander à moi, avait-il poursuivi, ou essayer de le découvrir par toi-même.
— On dirait que cela requiert un gros effort. Et puisque, de toute évidence, tu connais déjà la réponse, je me tournerai vers toi.
— À propos de saint Pierre ? avait-il vérifié.
J’avais hoché la tête.
— Eh bien, avait-il expliqué, le message qu’ils tentaient de faire passer concernait la foi. Pierre entreprend de marcher sur l’eau, il s’y promène un peu, puis il perd la foi et coule. Mais l’idée doit être que la foi est ce qui donne à Pierre la confiance de faire le premier pas sur l’eau, et non ce qui le soutient une fois qu’il est dessus : c’est Dieu qui s’en charge. C’est la foi qui lui a permis de croire en Dieu. Mais lorsqu’il perd la foi, Dieu sera toujours là pour le soutenir, une fois qu’il a accompli ce premier pas sur l’eau.
» C’est censé nous dire de placer notre foi dans le Dieu invisible mais, au lieu de cela, parce que Pierre commence à couler, cela présente simplement la foi comme une sorte de charabia magique.
— Donc tu crois que Dieu a soutenu Pierre sur l’eau ? lui avais-je demandé avec une incrédulité feinte.
— Non, bien sûr que non. Je veux dire que cette histoire parle de la foi, pas de Dieu. La partie sur la foi est la pépite de vérité, et les gens se font duper au point de croire aussi la partie divine.
C’était une chance que nous ayons été seuls. Max aurait fort bien pu s’en tirer en disant cela en Angleterre ou en France sans être inquiété, mais pas ici en Russie.
— La foi est la partie intéressante pourtant, avait-il poursuivi. La foi est ce qui permet aux gens d’être sûrs de certaines choses alors qu’ils ne pourront jamais avoir la certitude de leur existence. Et c’est une idée importante à faire passer, même si la Bible la fait mousser.
— Une idée importante ?
— Pour les masses et pour les politiciens. Pour n’importe qui ayant peur de la connaissance, d’eux-mêmes ou des autres. Pour quiconque voit le bonheur comme l’alpha et l’oméga de l’existence.
La vision que Max avait de la foi était celle d’un bonheur illusoire, d’une vie passée dans une joyeuse ignorance par crainte de découvrir la vérité. Cela pouvait fonctionner pour certains, mais je méprisais le concept tout autant que lui.
— Mais cette histoire ne vise-t-elle pas juste à raconter les événements qui ont eu lieu ? avais-je demandé davantage pour l’aiguillonner que pour véritablement me renseigner.
Max avait eu une exclamation désapprobatrice.
— Pourquoi donc les gens croient-ils que la Bible est le seul livre dans l’histoire de l’humanité à ne pas manier l’allégorie ? Gulliver est-il réellement allé à Brobdingnag ? Candide a-t-il vraiment visité El Dorado ? C’est comme tous ces contes populaires que nous racontent nos grands-mères. Aucun d’entre eux n’a jamais eu lieu. D’abord tu décides de l’idée que tu essaies de faire passer, puis tu inventes une histoire qui la transmet. Tu dois voir plus loin que les fantômes, les vampires et les miracles pour comprendre le message moral.
Il s’était arrêté, se rappelant qu’il devait respirer. Son enthousiasme frisait la colère, mais le plaisir que je prenais à l’écouter n’était surpassé que par le plaisir qu’il prenait à parler. Il sourit d’un air piteux, constatant qu’il s’était contredit lui-même d’une manière que je n’aurais pas repérée.
— Enfin, simplement parce que certains contes populaires sont inventés ne signifie pas qu’ils le sont tous. Des arbres dans la forêt, n’est-ce pas ?
Maintenant, tandis que je marchais aux côtés de Vadim en direction des lignes françaises, me remémorant cette conversation, je me demandai si, quelque part dans cette campagne russe obscure, Max était en train de distraire les trois Opritchniki sous ses ordres avec des polémiques similaires. Ils ne semblaient pas vraiment du type à s’engager dans des discussions théologiques, ce qui était d’autant mieux pour Max : il ne risquait pas d’être interrompu.
— Je viens juste de penser à quelque chose, murmura Vadim, coupant court à mes souvenirs.
Nous étions revenus sur la route où nous avions, un peu plus tôt, observé comment les Opritchniki massacraient le peloton français. Nous étions tout au plus une verste au-delà de la ferme.
— Quoi ? demandai-je.
— Nous pourrions être pris pour des ennemis par notre propre camp.
— Ou par les Opritchniki, du moins, ajoutai-je.
Il s’arrêta et se tourna vers moi.
—Ils sont vraiment de notre côté, Alexeï. Ce qu’ils font n’a aucune importance, ils le font pour la meilleure des raisons – pour la Russie.
Une fois de plus, le vieil argument cliché me rassura mais, tandis que nous poursuivions, je fus frappé par le fait que, si leurs intérêts pouvaient coïncider avec ceux de la Russie, cela ne signifiait pas pour autant qu’ils combattaient pour la Russie de la même manière que nous. On aurait alors aussi bien pu dire que nous – Vadim et moi – combattions pour l’Angleterre. À l’heure actuelle, nous combattions du même côté, mais la simple signature d’un traité pouvait tout changer en un instant. Et je doutai que les Opritchniki aient besoin du moindre traité écrit pour changer d’allégeance.
L’ennemi semblait négliger la sécurité et il s’avéra très facile pour deux officiers Russes, pourvus d’uniformes français et d’un accent passable, d’entrer dans un camp comptant peut-être deux cents hommes, à la veille de ce qui pourrait bien se révéler être la bataille décisive de la campagne. D’expérience, nous nous tînmes à distance des tentes où les officiers de rangs supérieurs étaient cantonnés, sachant pertinemment qu’ils auraient des lèvres mieux scellées et des oreilles plus vigilantes que les grades inférieurs. Nous finîmes par nous asseoir autour d’un feu en compagnie de quatre jeunes officiers d’artillerie qui se présentèrent comme Stéphane, Guillaume, Pierre et Louis. Pour la soirée, je devins André et Vadim, Claude.
Comme la plupart des soldats au front, ils ne savaient pas grand-chose de la stratégie de leurs supérieurs. Ils la comprenaient globalement
– le plan consistait à prendre Moscou – et, plus généralement encore, que tout cela était dû au fait que les perfides Russes commerçaient avec les Anglais. Ils la comprenaient aussi au plus bas niveau : le lendemain matin, ils étaient censés attaquer les emplacements russes situés juste en face d’eux. Nous découvrîmes que les lacunes de leurs informations se situaient quelque part entre les deux, dans la manière dont allait être conduite la bataille du lendemain et de la façon dont les Français prévoyaient de rejoindre Moscou depuis Borodino. Ces lacunes étaient facilement comblées de ragots et de rumeurs.
Certains des commérages étaient très nationaux et très français. Le sujet le plus en vogue concernait le fait que l’empereur avait reçu ce jour-là un paquet contenant un portrait de son jeune fils – que l’on nommait le « roi de Rome ». C’était une conversation à laquelle je trouvai agréable de prendre part, car elle me rappelait mon propre fils à Pétersbourg et ma « Marie-Louise » à Moscou.
Pierre avait la même simplicité idéaliste que j’aimais chez Max, bien qu’il soit plus jeune que lui, simplicité qui n’avait pas encore été amoindrie par la moindre idée de réalité politique.
— Napoléon aime peut-être son fils, et c’est très bien, mais je doute qu’il le voie réellement comme un héritier. (Il jeta un coup d’œil circulaire sur nous en quête d’acquiescement.) Il ne s’est couronné empereur que temporairement, pour garder la République sur la bonne voie en des temps difficiles, mais il sait que le prochain empereur, ou quoi que ce soit qu’il choisisse comme terme pour se désigner, doit s’élever au mérite, comme lui, et non pas en vertu d’une naissance chanceuse.
De façon inhabituelle, Vadim releva l’allusion politique, bien que ce soit d’un point de vue typiquement domestique.
— Mais, si tu crois cela, tu impliques que Napoléon a épousé Marie-Louise par amour. Tout le monde s’accorde à dire qu’il aimait vraiment Joséphine et qu’il l’aime toujours.
— Je suis d’accord avec Claude, dit Guillaume, parlant pour la première fois. Napoléon a fait un grand sacrifice en quittant la femme qu’il aime afin de donner au pays un héritier pour le remplacer.
— En quittant la femme qu’il aime pour une fille qui a la moitié de son âge, ajouta Louis avec cynisme.
Je pris un risque.
— Le même sacrifice que tout Français patriote fait lorsqu’il laisse sa femme pour rendre visite à sa maîtresse.
Mon coup paya. Tous quatre rirent à l’unisson.
Vadim, qui n’était jamais le meilleur pour exprimer son indiscutable patriotisme russe, trouva soudain les mots pour faire mine d’être le plus authentique des patriotes français.
— Et pourtant, Napoléon est heureux de les laisser toutes les deux afin de nous guider ici dans l’intérêt de la France.
Il avait trouvé exactement le ton qu’il fallait, et l’approbation générale s’exprima dans une profusion de hochements de tête gaulois tout autour du feu.
— Vous pensez qu’il savait ce que l’ennemi nous préparait ? demanda Louis après un silence pensif.
— Ils ne semblent pas s’être franchement défendus jusqu’à présent, dis-je.
— Pas les combats, expliqua Stéphane. Cette nouvelle arme.
— Vous n’en avez pas entendu parler ? ajouta Guillaume. C’est une sorte de maladie. Ils essaient de la répandre parmi nous.
— Non, ce n’est pas une maladie, dit Stéphane. Ce sont des animaux – des meutes de loups entraînés qu’ils lâchent sur nous.
— Si c’étaient des loups, nous les aurions vus, déclara Pierre.
— Peut-être, ou peut-être pas, répliqua Guillaume. Les loups chassent la nuit, et l’on ne voit pas grand-chose alentour ici lorsque la nuit tombe.
— Et comment pourraient-ils propager une maladie, de toute façon ? demanda Stéphane.
— Il suffit d’un ou deux cadavres infectés, expliqua Louis. Ils n’ont pas besoin d’être catapultés au-dessus des murailles d’un château assiégé : il suffit de les glisser parmi les corps de nos propres morts et blessés.
— J’ai entendu raconter ce matin que trois d’entre eux – des saboteurs russes – sont entrés dans un camp avec leurs poches et leurs sacs à dos remplis de poudre à canon. Lorsqu’ils ont été capturés, ils se sont simplement fait sauter, et avec eux tous ceux qui les entouraient, raconta Pierre. Personne n’a été grièvement blessé. Enfin, personne de notre côté. Les Russes étaient fichus. Mais s’ils ne s’inquiètent même plus de protéger leurs propres vies, comment pouvons-nous lutter contre ça ?
— Tout cela ne me paraît être que des rumeurs de guerre, intervint Vadim, rationnel et tentant de défendre son pays des accusations. Je les ai entendues sur toutes les campagnes auxquelles j’ai participé. L’ennemi doit devenir plus qu’un ennemi. Il ne suffit pas qu’il s’oppose à vous ; il doit être dans l’erreur aussi. Et si sa cause est injuste, alors ses méthodes doivent l’être tout autant. Comme personne n’aime contredire cela et donner l’impression de soutenir l’ennemi, la rumeur enfle et se répand.
Les quatre soldats français fixaient Vadim intensément tout en l’écoutant.
— Ainsi donc, nier les rumeurs revient à soutenir l’ennemi, c’est cela, Claude ? demanda froidement Pierre. Exactement comme tu viens de le faire ?
Je résistai à l’envie de porter la main à mon épée, mais je me préparai à agir à tout moment. Le suspense se rompit lorsque Pierre se mit à rire, suivi de ses trois camarades, puis de Vadim et moi.
— Tu as probablement raison, mon ami, poursuivit Pierre. Ce sont des rumeurs et, par définition, elles doivent être exagérées. Ce ne sont probablement que des Cosaques en maraude, s’attaquant à nos hommes.
— Quoi qu’il en soit, dit Louis, qui pourrait blâmer les Russes d’utiliser une nouvelle arme, s’ils en ont une ? Toute campagne est gagnée en faisant quelques entorses minimes aux règles de la guerre. Il y a probablement eu des hommes pour se plaindre, exactement comme nous, aux premières utilisations des mousquets, ou même des arcs anglais – et maintenant, nous ne pourrions pas nous en passer.
— Je vais rester fidèle à mon mousquet, Louis, dit Stéphane en riant. Et tu pourras avoir ton arc.
Je restai silencieux tout au long de cette discussion, sachant qu’il y avait une part de vérité derrière ces rumeurs françaises et constatant une effrayante similitude avec les histoires que j’avais entendues de Toula. Les Opritchniki avaient navigué sur le Don et des rumeurs y étaient nées, maintenant que les Opritchniki étaient ici, les mêmes rumeurs les suivaient. Vers la fin de la conversation, toutefois, je commençai à me sentir plus rassuré. Je savais que nous n’avions affaire ni à la peste ni à des loups, mais à des hommes extrêmement habiles, zélés et violents ; des hommes dont les attaques étaient d’autant plus puissantes qu’ils répandaient la peur aussi bien que la mort. Je n’étais pas certain de la manière dont les Opritchniki provoquaient une telle exagération des rumeurs les concernant, mais entendre ces histoires de la bouche même de ces soldats français superstitieux me fit comprendre qu’elles n’étaient rien de plus que des histoires. Les Opritchniki étaient d’excellents soldats et ils étaient de notre côté. Cela, comme venait de le constater Louis lui-même, était une justification suffisante pour que nous tirions parti d’eux.
Vadim manifesta son intention de partir.
— Eh bien, bonne nuit, messieurs. Nous devons prendre congé et nous préparer pour la bataille de demain.
Nous nous levâmes tous les deux, et il y eut un échange généralisé de poignées de mains et d’au-revoir. Alors que nous faisions demi-tour et commencions à nous éloigner, un dernier cri nous parvint des lèvres de Pierre.
— Jelayou ouspiekha !
Vadim et moi stoppâmes net. La signification en était assez simple : « Bonne chance ! » Toutefois, ce n’était pas le sens de la phrase qui nous avait surpris, mais sa langue. Pierre avait parlé en russe.