Chapitre 16
Il nous fallut trois jours pour atteindre Iouriev-Polski. Je fus surpris de la rapidité avec laquelle, hors de Moscou, le pays revenait à la normale. Nous vîmes des serfs travaillant dans les champs et des carrioles conduisant des produits aux marchés locaux. Certaines roulaient même dans la direction opposée à la nôtre, vers Moscou, où ils savaient qu’ils pourraient obtenir le meilleur prix pour ce qu’ils avaient à vendre. Il n’y avait pas le moindre uniforme français en vue.
Je dormis plus confortablement que je ne l’avais pu depuis plusieurs jours, et pas seulement parce que ma peur s’estompait. Pour les auberges le long de la route, les affaires continuaient comme à l’accoutumée, et nous étions donc bien nourris et bien soignés. Les prix avaient baissé – une joie après l’exploitation qui régnait dans la ville de Moscou occupée — et, parce que Dimitri était considéré par tous comme un soldat héroïque blessé, nous obtenions toujours un peu plus de tout qu’habituellement.
Dimitri et moi parlâmes beaucoup durant notre voyage, et notre amitié s’en trouva de nouveau cimentée. Nous n’évoquâmes pas les sujets lourds tels que la guerre, et nous n’abordâmes certainement pas les Opritchniki, mais, dans le cours d’une conversation normale, nous nous rappelions qui nous étions et parvenions à oublier — ou du moins à en réprimer le souvenir — les événements qui nous avaient séparés de force au cours des dernières semaines.
Iouriev-Polski était bondée de réfugiés et de soldats blessés. Trouver des soins pour Dimitri ne posa aucun problème. Il se vit attribuer un lit dans un hôpital de fortune — un ancien couvent — et l’opinion médicale était qu’il allait s’en remettre. Les cicatrices resteraient toujours visibles, mais même l’usage de sa main droite devrait finir par lui revenir.
Je le quittai et me mis en quête de Domnikiia. Il s’avéra qu’il était plus facile de trouver Piotr Piétrovitch, que tout le monde en ville semblait connaître. Si vous aviez besoin de quelque chose, quoi que ce soit, Piotr Piétrovitch pouvait vous le fournir – à un certain prix. Nourriture, alcool, munitions : il était l’homme qui pouvait vous les procurer. Je le trouvai dans une taverne. On ne pouvait le manquer dans la mesure où il était l’un des quelques courageux qui continuaient à opter pour l’élégance française, bien que cela ne semble en aucune manière faire obstruction à sa discussion d’affaires avec un colonel d’artillerie. Lorsqu’il eut terminé, je m’approchai.
— Piotr Piétrovitch ? demandai-je en lui tendant la main.
— Oui, répondit-il, la saisissant en essayant de se rappeler où il m’avait déjà vu.
— Je suis le capitaine Danilov, lui dis-je. J’espérais que vous pourriez m’aider, je suis à la recherche de Domnikiia Sémionovna. (Il m’observa avec des yeux vides.) De Dominique.
— Ah ! s’exclama-t-il, me reconnaissant enfin. De Dominique. (Il baissa la voix.) J’ai bien peur que, pour le moment, capitaine, cet aspect de mes affaires soit suspendu… non pas que j’aie eu des problèmes, je vous assure. C’est simplement que, pour le moment, il y a des moyens bien plus intéressants de gagner sa vie. Mais une fois que vous autres, jeunes gens, pourrez chasser Bonaparte de Moscou, les affaires reprendront comme d’habitude, ne vous inquiétez pas.
Il me fit un clin d’œil.
— Je désire simplement la voir, expliquai-je avec une certaine retenue. C’est une amie.
— Vraiment ? Une amie ? (Le concept semblait nouveau pour lui.) Eh bien, dans ce cas, vous la trouverez à l’hôpital qui jouxte l’église de Saint-Nicolas. C’est une des infirmières.
— Une infirmière ?
— Elles le sont toutes. Il y a beaucoup de soldats malades en ville.
Je me dirigeai vers l’hôpital. Il n’était pas grand, constitué seulement de deux longues pièces formant un L, comportant chacune une vingtaine de lits. Je regardai dans la première et j’y reconnus instantanément Domnikiia, penchée sur un lit à l’extrémité la plus éloignée de la pièce. J’attendis, la main sur le chambranle de la porte tandis que j’essayais d’avoir l’air détendu. En fait, je l’agrippais pour me soutenir.
Elle se releva et commença à s’approcher du suivant. Elle regarda dans ma direction. Elle était trop loin pour établir un contact visuel mais, lorsque ses yeux tombèrent sur moi, ses pas faiblirent légèrement, comme si elle venait de se tordre la cheville. Elle récupéra instantanément et ne marcha que jusqu’au lit suivant. Elle se pencha sur le patient, lui parla et redressa son oreiller. Puis elle se déplaça vers le patient suivant, et après cela le suivant, et encore un autre après. Tandis qu’elle approchait, elle ne me regarda jamais directement. Bien qu’elle déambule de façon si désespérément lente, la force de son approche me donnait l’impression qu’un étalon au grand galop me chargeait. Un sentiment terrible d’anticipation montait en moi à mesure qu’elle se rapprochait. Je ne pouvais pas m’éloigner, et pourtant, la perspective qu’elle m’atteindrait finalement me remplissait d’une sensation d’impact imminent.
Enfin, ayant accompli son devoir auprès de chacun des vingt hommes de la salle, elle arriva près de la porte. Elle leva sur moi ses magnifiques yeux bridés et sourit de son sourire professionnel, qui lui était aussi utile dans son activité actuelle que dans la précédente.
— Bonjour, Alexeï Ivanovitch, dit-elle, ne trahissant pas la moindre émotion. (Je me contentai de sourire en réponse.) Viens avec moi dehors un instant, poursuivit-elle.
Elle ouvrit le chemin vers une cour calme. Je sentis mon cœur battre férocement dans ma poitrine, implorant d’être libéré. Elle se retourna et posa les mains sur ma tête, m’attirant vers ses lèvres. Nous nous embrassâmes ardemment, mais aussi brièvement, avant qu’elle s’écarte et qu’elle pose ses lèvres d’abord sur mon front, puis sur mes sourcils, mes yeux, mes joues, puis mes oreilles, mon menton, mon cou, mes mains, mes paumes et mes doigts. J’étais passif et consentant pendant que ses lèvres marquaient chaque parcelle de mon corps comme son territoire. Enfin, elle leva ma main gauche vers ses lèvres et embrassa la minuscule surface de peau entre mon majeur et ce qui restait de mon annulaire. Puis elle s’appuya contre ma poitrine, non pas en m’embrassant mais en tenant ses bras devant elle, repliés entre nous. Désormais, elle offrait une certaine passivité, et je la serrai contre moi de toutes mes forces.
— J’ai eu peur que tu sois mort, Liocha.
— Pourquoi croirais-tu cela ?
— Je ne l’ai pas cru, juste craint.
— Je t’ai regardée partir de Moscou, lui dis-je. Tôt ce matin-là.
— Bien. (Elle me sourit.) Je ne t’ai pas vu.
— Je suis un professionnel, répondis-je.
Nous nous mîmes à marcher, main dans la main, les doigts entrelacés.
— Pourquoi as-tu quitté Moscou aussi vite ? demanda-t-elle.
— Dimitri a été gravement brûlé dans les incendies. Je l’ai amené ici.
— Tu aurais dû le laisser brûler. (Elle changea d’avis, presque sans la moindre interruption.) Je suis désolée, c’est ton ami, il t’est assez cher pour que tu l’amènes ici.
— Il ne l’était plus pendant un temps, mais je pense que nous avons dépassé ce stade maintenant.
— Pourquoi ne l’étiez-vous plus ? À cause de Max ?
— Et de toi.
— Alors pourquoi êtes-vous venus ici, à Iouriev-Polski ?
— Dimitri me l’a suggéré. Je n’étais pas très motivé, dis-je avec un sourire en coin.
Elle serra son petit poing et me frappa dans les côtes.
— Et ton autre ami, Vadim, est-il également ici ?
— Non. Pour autant que nous sachions, il est toujours à Moscou. J’espère qu’il va nous rejoindre.
Cela sonnait creux, même pour moi.
Les quelques semaines qui suivirent, notre relation fut bien moins charnelle qu’elle ne l’avait jamais été. J’avais trouvé un logement dans une caserne proche de l’endroit où Dimitri se remettait, et Domnikiia vivait dans des quartiers d’infirmières. Quand nous étions ensemble, j’étais forcé de me comporter comme tout soldat courtisant une infirmière, réunis par les aléas de la guerre. Nous passions notre temps à parler, à nous tenir les mains, à marcher dans la ville et, bien qu’il aurait été agréable de dire qu’à travers ces conversations nous apprîmes à nous comprendre bien mieux qu’auparavant, cela n’était tout simplement pas vrai. Nos conversations n’étaient pas plus et pas moins intimes ou stimulantes que celles que nous avions eues nus et enlacés dans son lit à Moscou. Pour moi, du moins, elles avaient l’intérêt d’être moins chères.
Je lui racontai une bonne partie de ce qui était arrivé depuis notre séparation ; l’état de la ville sous l’occupation française et la destruction causée par les incendies. Je lui parlai de Boris et Natalia, expliquant qu‘ils avaient pris soin de nous avant notre départ, mais je ne lui dis rien des Opritchniki et de ce que j’avais découvert à leur sujet. Je savais que j’aurais dû le lui dire, mais, dès qu’une occasion se présentait, je l’évitais. Mon silence renforçait l’illusion confortable de sécurité que je m’étais délibérément construite mais, derrière, la terreur n’était jamais très loin de mon esprit.
— Tu ne poses jamais de question à mon sujet, dit-elle un jour soudainement alors que nous marchions dans une soirée de fin d’été.
— Je te demande tous les jours ce que tu as fait, répondis-je, légèrement offensé.
— Je veux dire à propos de qui je suis, de ma vie avant que tu me connaisses.
— Oh, cela, dis-je après une pause d’un instant. Alors raconte-moi.
— Que souhaiterais-tu savoir ?
« Tout » aurait été la véritable réponse, mais des éléments précis seraient plus simples.
— Où es-tu née ? commençai-je.
— À Moscou, répondit-elle. J’ai toujours vécu à Moscou.
— Tu n’as jamais quitté la ville ?
— Je ne pense pas m’être jamais éloignée de plus de trois verstes de l’endroit où je suis née, jusqu’à ce que je vienne ici.
— Tu dois trouver Iouriev-Polski très exotique, dis-je.
— C’est petit et ennuyeux, dit-elle.
C’était un résumé exact.
— Et où est ta famille ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Mon père avait une boutique, de modiste. Nous vivions au-dessus, lui, ma mère, mon frère et moi. Nous n’étions pas riches, mais il avait de l’ambition. Il croyait que la voie la plus sûre vers le succès était de faire de ses clients des amis, s’ils étaient assez riches ou importants. Mais les riches s’enrichissent en ne payant pas leurs factures avant d’y être contraints, et il ne pensait pas qu’il pouvait réclamer à des gens tellement au-dessus de lui quelque chose d’aussi mesquin que le paiement d’une facture.
— Donc tu as appris de ses erreurs, dis-je sur un ton léger.
— Ce n’est que trop vrai. Mais mes clients tendent à payer très vite de toute façon. Aucun n’a envie que son épouse tombe sur une facture impayée pour mes services à la fin du mois.
— Alors qu’est-ce qui a mal tourné ?
— Qui te dit que quelque chose a mal tourné ? dit-elle, surprise. Je suis là, maintenant, avec toi, n’est-ce pas ?
— Tu aurais pu y parvenir par une voie plus facile.
— Tu crois ? La seule autre voie menant à ton pantalon aurait été de devenir une fille coincée de la bonne société de Pétersbourg, et cela n’a jamais été une option.
Je me raidis. Ce n’était en aucune manière une description exacte de Marfa, mais du — volontairement — peu que j’avais raconté à Domnikiia à son sujet, c’était à prévoir.
— Je suis désolée, poursuivit Domnikiia. C’était injuste.
— C’est bon. Alors, que s’est-il passé ?
— J’ai été chavirée par un client. Un des clients de mon père, je veux dire… du moins au départ. Il avait l’habitude de venir à la boutique pour acheter à son épouse les chapeaux les plus jolis qui soient. Puis il m’a acheté un joli chapeau. Et il a obtenu ce qu’il attendait en retour. Assez vite, il m’a simplement donné de l’argent. Mais son épouse a découvert le pot aux roses, et elle l’a dit à toutes ses amies ; et soudain, les maris n’ont plus eu le droit de venir nous voir pour acheter les chapeaux de leurs femmes.
» Mon père savait ce qui avait provoqué cela. Nous nous sommes disputés et il m’a frappée, alors je suis partie. J’ai loué une chambre et me suis débrouillée de la seule façon que je connaissais. Sauf que, maintenant, les hommes que je voyais n’étaient pas du genre à acheter des chapeaux pour leurs femmes, même s’ils en avaient les moyens. Avant peu, l’un d’eux m’a frappée et je suis donc retournée à la maison.
— Je vois, dis-je.
— Sauf qu’il n’y avait plus de maison. La boutique avait fermé et ma famille était partie. Je suppose que j’avais ruiné sa réputation. Et donc je me suis remise au travail, et d’autres hommes m’ont frappée, mais la plupart d’entre eux payaient alors j’ai survécu. Ensuite j’ai rencontré Piotr Piétrovitch. Et il savait comment faire payer davantage les hommes, même si moi je gagnais moins. Mais j’ai un toit, un lit et… une maison.
— Tu n’as jamais cherché à retrouver ta famille ? demandai-je.
— Je le ferai, répondit-elle, mais pas tout de suite. Il ne s’est pas encore écoulé assez de temps.
La façon dont elle racontait cette histoire donnait l’impression que tout s’était déroulé très, très longtemps auparavant, mais elle était encore trop jeune pour que quelque chose lui soit arrivé il y a si longtemps.
— Combien de temps cela fait-il ? demandai-je.
— Trois ans… depuis que j’ai quitté la maison.
— Tu as eu de la chance, je suppose.
— Davantage que la plupart, dit-elle. Je suis jolie. Les hommes aiment cela.
— Et tu es intelligente. Les hommes aiment cela aussi.
— Non, Liocha, dit-elle avec condescendance. Ça, c’est seulement toi.
Nous marchâmes un peu en silence.
— Alors, est-ce que tu vas me raconter tous les secrets de ton passé ? finit-elle par me demander.
— Il ne vaut mieux pas, je pense. En outre, cela ne devrait pas faire de différence.
— Que veux-tu dire ?
— C’est exactement la raison pour laquelle je ne t’ai jamais posé de questions au sujet du tien : je te connais, dis-je. Tu n’as pas besoin d’explication.
J’aurais pu dire la même chose au sujet de Max, autrefois.
— La vie doit être très ennuyeuse pour toi qui sais tant de choses, Alexeï Ivanovitch, répondit-elle avec superbe. Peut-être qu’un jour je te surprendrai.
Elle n’a jamais cessé.
Vers la fin septembre, Dimitri avait suffisamment récupéré pour être transféré de l’hôpital vers une caserne régulière. Le risque d’infection de ses brûlures était passé, avaient dit les médecins, et il n’y avait maintenant plus qu’à attendre jusqu’à ce que sa peau se reconstitue intégralement.
— Cela signifie-t-il que vous allez retourner à Moscou ? demanda Domnikiia quand je lui annonçai la nouvelle.
Ce n’était que lorsque j’avais été assis sur cette carriole, avec Dimitri allongé à l’arrière, quittant la ville, que j’avais réalisé à quel point j’avais été véritablement terrifié à Moscou. J’avais initialement réagi à la découverte de la véritable nature des Opritchniki en les combattant. Mais quand le besoin d’agir avait faibli, mes peurs avaient trouvé un espace pour remonter à la surface. J’avais vu comment les Opritchniki tuaient, leur force et leur sauvagerie. Je savais que je ne voulais pas mourir ainsi et cela m’avait fait comprendre que je ne voulais pas mourir du tout. Je souhaitais vivre et profiter de la vie. Je voulais mon épouse et mon fils, ma maîtresse, avoir davantage d’enfants et, bon Dieu, davantage de maîtresses. Je désirais lire des livres, boire du vin, jouer aux cartes et mourir très, très vieux.
— Pas encore, répondis-je. Le bruit court que Bonaparte va devoir partir bientôt, quoi qu’il arrive. Il a perdu trop de temps. Il aurait pu tenter une victoire finale à Pétersbourg, mais il est resté sur son idée que Moscou était la clé et que cela briserait le cœur des Russes de le voir pris. La plupart d’entre nous pensaient la même chose, mais nous avions tous tort. Le tsar n’a pas négocié la paix, et les Français vont devoir passer l’hiver dans une ville plus sûre que Moscou. Plus ils restent, plus ils risquent de se retrouver isolés l’hiver venu.
— Alors, après tout, nous n’avions pas besoin de vous pour sauver Moscou ? (Je n’avais pas de réponse.) Oh, Liocha, je suis sûre que tu y as contribué un peu. (Son ton était extrêmement paternaliste.) Ton ami Iouda est-il encore à Moscou à s’occuper des Français ?
— Non, il est mort.
— Tu n’as pas l’air très désolé. Que lui est-il arrivé ?
De nouveau, j’aurais dû parler, mais je me dérobai encore.
— Le même incendie qui a blessé Dimitri. Iouda n’a pas eu autant de chance.
Le fait que Dimitri ait quitté l’hôpital signifiait que je pouvais moi aussi rechercher un meilleur logement. J’eus la chance de me trouver une chambre d’une taille décente à un prix raisonnable et ainsi j’eus, enfin, l’intimité que je désirais. Se voir raconter, en auditeur consentant, par une actrice convaincante que l’on est le meilleur amant au monde est une expérience très agréable. Mais une fois que le masque de l’actrice est tombé, il ne peut jamais être de nouveau utilisé de façon crédible. Connaître la vérité, le fait que l’on peut améliorer sa technique amoureuse, n’est pas aussi agréable que l’illusion de la perfection, mais c’est plus plaisant qu’une illusion qui explose. Et il y a toujours le plaisir de savoir qu’une pratique régulière amène des progrès.
Lorsque je prenais conscience qu’il n’y aurait bientôt aucun moyen d’éviter de revenir à Moscou, je me rendis compte aussi qu’un jour je devrais probablement faire face aux cinq Opritchniki restants : Piotr, Andreï, Iakov Zevedaïinitch, Filipp et Foma. Je savais qu’ils pouvaient être tués par le feu. Du moins, je le croyais ; je n’avais aucune preuve tangible de la mort de Iouda et Ioann. J’étais sûr qu’ils pouvaient être tués en leur perçant le cœur avec un pieu en bois, et c’était la méthode qui me laissait le plus de contrôle. Je commençai à me tailler une solide dague de bois — presque une petite épée — que je pouvais manipuler avec la même dextérité qu’un sabre et donc qui me permettrait, par une feinte agile, de me débarrasser aussi bien d’un vampire que d’un homme.
Un après-midi, tandis que j’étais assis sur mon lit, travaillant à ma nouvelle arme, Domnikiia pénétra dans ma chambre.
Après m’avoir salué, elle m’interrogea à propos de l’épée.
— Est-ce pour ton fils ?
Elle ressemblait beaucoup à une épée en bois que j’avais fabriquée pour Dimitri Alekseevich quelques années auparavant, et que j’avais vue à ses côtés dans mon rêve, mais celle-ci avait des fins bien plus meurtrières. Je sus alors, comme je l’avais toujours su, qu’il était de mon devoir de raconter à Domnikiia ce que j’avais découvert. Notre relation pouvait la mettre en danger, et elle méritait au moins d’être avisée de la nature de ce danger.
— Non, ce n’est pas pour lui, répondis-je.
Je posai l’épée et m’allongeai sur le lit. Elle s’étendit près de moi et mit sa tête sur ma poitrine. Je fixais la petite fenêtre au-dessus de nous tout en lui racontant, essayant de dissimuler la terreur dans mon cœur tandis que je parlais.
— Tu te souviens des Opritchniki ?
— Bien sûr, dit-elle. J’ai rencontré Iouda, tu te souviens ?
Je hochai la tête, marquant une pause pour me donner le temps de réfléchir à la meilleure manière de lui raconter ce que je savais. Il me fallait être direct.
— Sais-tu ce qu’est un voordalak ? demandai-je.
Elle me regarda. Son expression trahit une légère surprise face au tour qu’avait pris la conversation. Puis son regard se posa sur l’épée de bois, et revint sur moi. Son visage se métamorphosa. Elle comprenait, mais n’y croyait pas.
— Tu ne devrais pas plaisanter à ce sujet, dit-elle.
— Tu ne crois pas aux vampires ?
Elle se leva.
— Oh, moi, je crois aux vampires, Liocha, dit-elle, une pointe de colère dans la voix. Mais toi, non, j’en suis presque sûre. Ce n’est pas drôle d’être taquinée ainsi parce que je ne suis pas aussi intelligente que...
Je l’interrompis.
— Je n’y croyais pas, dis-je.
— Quoi ?
— Je n’y croyais pas, avant. Maintenant, j’y crois.
Elle sourit un peu.
— Eh bien, voilà une petite victoire pour l’esprit paysan. (Puis elle secoua la tête.) Mais ils ne peuvent pas en être. Pourquoi penses-tu qu’ils le sont ?
— Tu vois, dis-je. Tu as des doutes.
— Je suppose. Je ne sais pas. Simplement parce qu’on croit à quelque chose, cela ne signifie pas pour autant qu’on pense le voir un jour. Comment le sais-tu ?
— Je les ai vus tuer, dis-je. Je les ai vus mourir.
— Mon Dieu, murmura Domnikiia.
Soudain, elle tomba à genoux et entreprit de défaire frénétiquement ma chemise. Puis, tout aussi brutalement, elle s’interrompit.
— Dieu merci ! s’exclama-t-elle.
— Quoi ?
— Tu la portes encore.
Elle fixait l’icône posée sur ma poitrine — celle que Marfa m’avait envoyée et que — je m’en souvenais seulement — Domnikiia avait insisté que je porte.
— Est-ce que cela va m’aider ?
— C’est ce qu’on dit. Ç’a été le cas jusqu’à présent, n’est-ce pas ? (Elle retira de l’encolure de sa robe un petit crucifix d’argent au bout une chaîne. Je l’avais remarqué à plusieurs reprises.) Je porte toujours ceci. (Elle le baisa et le remit en place.) Alors ce n’est donc pas vrai qu’ils vivent éternellement ?
— Non, répondis-je. Sept d’entre eux sont déjà morts.
— Tu les as tués ?
— Certains d’entre eux. Ils sont plus difficiles à tuer, mais ils sont mortels, comme nous autres.
— On m’a toujours dit qu’ils ne vieillissaient pas, dit-elle les yeux dans le vide, se rappelant des souvenirs d’enfance. Ils ne peuvent pas mourir, ils ne peuvent qu’être tués. La lumière du soleil les réduit en cendres. Ou un pieu en bois, transperçant leur cœur autrefois humain.
Il était étonnant de voir avec quelle rapidité nous pouvions tous les deux être transportés vers un monde où de telles choses étaient monnaie courante.
— Qu’en est-il du feu ? demandai-je, toujours conscient du fait que je n’avais aucune certitude quant à la mort de Iouda et Ioann.
Elle réfléchit un moment puis hocha la tête.
— Oui, je crois que j’ai entendu dire que cela fonctionne aussi. (Puis la réalité de ce dont nous discutions parut se faire jour en elle.) Est-ce ainsi que tu as procédé ?
— Pour deux d’entre eux, dis-je. Max en a tué trois.
Elle reposa sa tête sur ma poitrine.
— Ce bon vieux Max, dit-elle doucement.
J’espérais qu’elle ne me demanderait pas comment Max était mort, sachant que je ne pourrais jamais y répondre, mais elle demeura silencieuse. J’observai une larme rouler sur sa joue et m’absorbai dans la contemplation de sa peau. Lorsqu’elle parla, ce ne fut pas pour évoquer Max.
— Ce serait merveilleux de ne jamais vieillir, dit-elle. D’être toujours jeune et d’avoir la vitalité de la jeunesse.
— Et de voir tous tes amis vieillir et mourir autour de toi, ajoutai-je.
— Cela n’aurait pas à se passer ainsi. Et si nous étions tous les deux des vampires ? (Son humeur était presque délibérément badine.) Nous pourrions vivre éternellement ensemble. Si nous ne faisions de mal à personne, ils nous laisseraient en paix. Ne penses-tu pas pouvoir m’aimer pour toujours ?
— Ils n’ont pas de vie et ils n’ont pas d’amour, dis-je avec toute la gravité que je pus rassembler. Ils ont faim. Ils doivent manger et ils aiment infliger de la douleur en faisant cela.
— Mais c’est probablement juste parce qu’ils étaient comme cela de leur vivant. Nous serions inchangés. Tu crois qu’un homme refuserait de voir son sang bu par un vampire aussi joli que moi — et de devenir immortel de surcroît ?
C’en était trop. Je bondis sur mes pieds, la faisant ainsi tomber sur le plancher dur. Je me saisis de la dague que j’étais en train de sculpter et la tendis vers elle, simplement pour la lui montrer, non pour la menacer, mais je ne crois pas qu’elle le vit ainsi.
— Sais-tu à quoi cela sert ? hurlai-je. C’est pour les tuer, pour leur transpercer le cœur, parce que c’est une façon de les détruire. Ils ne peuvent pas être tués comme des hommes parce que, en tant qu’hommes, ils sont morts il y a très longtemps. (Sans se redresser, elle recula contre le mur avec une expression de peur dans les yeux que, je suis désolé de le dire, j’appréciai de voir.) Si tu étais un vampire, les gens te pourchasseraient et te tueraient exactement de la même manière. Et ils auraient raison de le faire, parce que ces choses sont des monstres – des animaux – pire que des animaux, parce qu’ils ont eu autrefois assez d’âme pour distinguer le bien du mal.
Je jetai le poignard de l’autre côté de la pièce et me laissai tomber sur le lit. Elle était assise contre le mur, recroquevillée, à droite de mon lit, silencieuse et pensive, mais ne montrait pas le moindre désir de bouger de cette position inconfortable. Il se passa une heure avant que l’un de nous prenne la parole.
— Je ne le pensais pas vraiment, dit-elle avec humeur. Ce serait déjà un rêve de t’avoir pour moi seule pendant un an ; alors, pour toujours…
J’aurais dû répondre, mais je ne le fis pas. Cinq minutes plus tard, elle se leva et quitta la pièce.
Domnikiia ne me rendit plus jamais visite à Iouriev-Polski. Tant qu’il avait été à l’hôpital, et par la suite, elle avait pris l’habitude de s’occuper de Dimitri. Elle faisait cela, je pense, en grande partie pour moi, dans la mesure où elle n’avait aucune raison de l’apprécier, et également à cause d’un certain sens du devoir d’infirmière. Même après notre dispute, elle continua à lui rendre visite et, ainsi, nos chemins se croisèrent encore occasionnellement ; elle était systématiquement polie, mais toujours d’une formalité dévastatrice. Plus aucun « Liocha » n’émana de ses lèvres.
Je croisai aussi parfois Margarita. Comme Domnikiia, elle travaillait comme infirmière, bien que les rumeurs provenant de certains des soldats placés sous ses soins indiquent qu’elle continuait à exercer son ancien métier. Je la suppliai de parler à Domnikiia pour moi, ou de m’indiquer ce que je devais lui dire moi-même.
— Vous ne pouvez même pas le deviner tout seul ? répliqua-t-elle avec une hostilité déplacée qui, je le sentais, lui venait de Domnikiia.
— Si je savais quoi dire, je le lui aurais dit.
— Mais vous ne l’avez pas fait.
— Alors que dois-je lui dire ?
— Que diriez-vous à votre épouse ? répondit Margarita d’un ton acide.
— Je n’y peux rien si je suis marié, expliquai-je, mais, de façon évidente, je n’avais pas compris son argument.
Avec un bref « Tsss », elle fit demi-tour et s’en fut.
Le lendemain de ma dispute avec Domnikiia, il neigea pour la première fois. C’était tôt dans la saison — octobre venait tout juste de commencer — et la neige était très légère et n’essayait même pas de tenir. À de nombreuses verstes de là, à Moscou, la même neige devait avoir fait frissonner l’âme de Bonaparte. Il n’avait pas prévu de passer l’hiver en Russie.
Un peu plus d’une semaine plus tard, on apprit que la Grande Armée avait enfin quitté Moscou et se dirigeait vers le sud-ouest.
Bonaparte était resté cinq semaines – tout comme la vague reste quelques instants en haut de la plage – avant de comprendre qu’il avait remporté un trophée sans valeur. Désormais, son armée affamée devait fuir pour sa sécurité, une armée russe revigorée à sa poursuite.
J’allai voir Dimitri. Malgré ses cicatrices, il pouvait presque parfaitement faire usage de ses mains et de ses bras. Sa barbe ne repoussait pas. Il ne la rasa pas vraiment et conserva une tonsure lisse et rousse de manière à ce que chacun puisse voir la longue cicatrice en ligne droite qu’avait laissée un sabre français et que les flammes n’étaient pas parvenues à effacer. Nous discutâmes des informations en provenance de Moscou.
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il.
— Revenir aussi vite que possible. La moitié de la ville va se mettre en route dans les prochains jours pour y retourner.
— Ne vaudrait-il pas mieux nous joindre à l’armée régulière ? Moscou n’est plus le champ de bataille. Nous devrions poursuivre les Français.
— Nous devons essayer de reprendre contact avec Vadim. Et informer les Opritchniki de ce qui se passe.
La première moitié de ce que j’avais dit était honnête.
Dimitri réfléchit un moment.
— Nous ne pouvons pas être certains que lui ou eux soient encore à Moscou. J’ai l’intention d’aller vers le sud et de rejoindre le gros des troupes. Si Vadim y est, je te ferai passer le mot. Toi, va à Moscou.
Je décidai de sonder le terrain. Il y avait eu un millier d’occasions dans les semaines qui s’étaient écoulées depuis notre départ de Moscou mais, comme avec Domnikiia, j’avais toujours repoussé le moment. J’avais maintenant ma dernière chance, du moins pour un temps, et je savais que, s’il y avait chez Dimitri la moindre trace du dégoût des Opritchniki qui m’habitait, il y avait une chance pour qu’il puisse redevenir un formidable allié.
— Est-ce que tu leur fais confiance ? demandai-je.
— Leur faire confiance ? (Il tenta de feindre de ne pas comprendre, mais nous nous connaissions trop bien pour qu’il tienne longtemps.) C’est différent pour toi, Alexeï.
— Différent ?
— Ils t’ont trompé – nous t’avons trompé. Dès le début, nous t’avons caché ce qu’ils étaient. Ce n’était pas juste.
En revanche, c’était sage, me dis-je.
— Ce n’est pas une base pour établir la confiance, poursuivit-il, compte tenu, surtout, de la peur naturelle qu’ils t’inspirent, et qu’ils inspirent à tout le monde. Mais j’ai toujours su, depuis le début même.
— Que s’est-il passé ? demandai-je. Au tout début ?
— C’est une longue histoire, Alexeï, qui date d’il y a bien longtemps.
— Que s’est-il passé ?
J’avais d’abord posé la question négligemment, mais j’étais maintenant insistant. Ce qu’il avait à me dire pouvait s’avérer d’une aide inestimable dans la lutte contre les Opritchniki, et pourrait même m’aider à comprendre comment Dimitri pouvait être si tolérant vis-à-vis d’eux.
Dimitri me regarda et comprit que je n’allais pas le laisser se dérober cette fois-ci. Il prit une profonde inspiration.