Chapitre 29
Avant même d’avoir enlevé toute la neige, je savais que c’était Dimitri. Son corps était, en fait, allongé à côté du rondin sur lequel il avait dû être assis. Une fois qu’il s’était effondré, la neige de la tempête avait dû les recouvrir tous les deux, les faisant apparaître comme un seul objet. J’essuyai la neige de sa barbe, de ses cheveux et de ses yeux pour révéler son visage. Ses lèvres et ses yeux étaient serrés et son expression ne trahissait aucune agonie, juste la solide détermination d’un homme confronté à une nuit dans le froid.
La chaîne en argent qui avait été l’indice initial de la présence de Dimitri pendait encore de sa main fermement serrée. Je dépliai ses doigts un à un et découvris à l’intérieur l’icône que je lui avais donnée la dernière fois que nous avions parlé, juste après que nous eûmes enterré Maxime. Il s’avérait que j’avais eu raison et Domnikiia tort. Elle ne lui avait pas offert la moindre protection face à la mort. Je décidai de ne pas m’exposer moi-même au froid en la remettant autour de mon cou. Au lieu de cela, j’enroulai la chaîne autour de la petite image du Christ et la mis dans ma poche.
Il n’y avait aucune blessure visible sur le corps de Dimitri ; aucune, assurément, à son cou. Dimitri avait, comme tant d’envahisseurs français en fuite, succombé à l’ennemi le plus terrifiant, l’hiver russe – un ennemi plus puissant, plus fiable et beaucoup plus impitoyable que les Opritchniki le seraient jamais.
Une question subsistait. Dimitri avait-il capturé Foma, comme il l’avait fomenté ? Je regardai les autres rondins qui gisaient à côté du feu éteint d’un œil nouveau. Chacun pouvait être vu, à travers la neige épaisse, comme un corps tordu, rampant sur le sol dans les affres de la mort. Lorsque mes yeux tombèrent enfin sur le corps de Foma, la forme d’un homme apparut indubitablement. Une fois qu’était entrée dans mon esprit l’idée que cela pouvait être un corps, ce que je voyais ne pouvait être interprété différemment.
Foma gisait face contre terre. Un nodule qui saillait de son dos, à peu près au niveau de ses hanches, devait être ses mains, attachées derrière son dos par Dimitri lorsque le vampire avait été capturé. Cela me surprit que son corps puisse subsister à la lumière du jour. J’avais vu les effets du soleil sur Piotr et Iakov Zevedaïinitch, et je savais qu’il ne devait pas en rester grand-chose. Je ne pus que supposer que la neige assurait une protection suffisante pour son corps face aux rayons du soleil ou que, une fois qu’il était mort de froid et que son corps avait gelé, il était impossible au soleil d’avoir le moindre effet dessus.
Le cadavre était à quelque distance de celui de Dimitri, près de la maison brûlée. Il semblait que Foma ait été en train de ramper – ou plutôt de se tortiller, ses pieds et ses mains étant ligotés – pour s’éloigner de Dimitri et se diriger vers la sécurité relative de la maison. Peut-être Dimitri avait-il cédé au froid avant Foma et celui-ci avait saisi l’occasion pour s’échapper, bien que je ne sache pas dans quelle direction il aurait pu s’enfuir. Cela n’avait aucune importance. Forma était lui aussi devenu un bloc de chair solide et gelée avant d’avoir pu parcourir la moindre distance.
Je poussai les restes de Forma dans la neige, de la pointe de mon épée. Il était tout à fait solide, comme de la pierre ou de la glace. Deux jours dehors par ce temps pouvaient transformer en roc n’importe quelle créature vivante qui s’arrêtait de bouger. Je fis rouler sur le dos le corps sans vie et me penchai au-dessus, essuyant un peu de neige sur son visage pour vérifier qu’il s’agissait bien de Foma. C’était assurément lui. Il était mort les yeux ouverts et, en les regardant, je reconnus la noirceur qui, durant la vie de l’Opritchnik, n’avait pas été plus expressive qu’elle l’était maintenant dans la mort.
Les yeux firent soudain un petit mouvement rapide vers la gauche, puis vers la droite. Je sursautai de surprise et regardai de nouveau. Il répéta l’action à deux reprises, marquant une pause entre les deux. Foma n’était pas humain, c’était un vampire. Tout comme un coup de poignard, qui pouvait tuer un mortel, n’avait aucun effet sur un vampire, il était donc impossible qu’un vampire meure gelé. Bien que son corps tout entier se soit refroidi à la température de son environnement, à plusieurs dizaines de degrés en dessous de zéro, bien que tous les fluides qui avaient autrefois coulé en lui soient maintenant transformés en glace, la vie, ou du moins l’équivalent de la vie pour un vampire, ne pouvait pas être éteinte.
Seuls ses yeux demeuraient mobiles, même s’ils devaient eux-mêmes être de petites balles de glace dures. Ils se déplaçaient maintenant rapidement dans toutes les directions, à travers la seule trouée dans sa seconde peau de neige, comme les yeux d’un homme observant à travers une fenêtre givrée une pièce confortable, chaude et éclairée par un feu. Je me rappelai l’avoir déjà vu ainsi une fois auparavant, se tenant immobile contre le mur d’une allée à Moscou, ses yeux seuls en mouvement tandis qu’il inspectait les proies potentielles qui passaient devant lui. Son immobilité d’alors avait été volontaire, afin de l’aider dans sa dissimulation. Maintenant, il y était contraint.
Je ne sais pas ce que Foma avait tenté – si tentative il y avait eu – de me communiquer. Peut-être n’avait-il pas réfléchi du tout, ou n’avait-il même pas vu que c’était moi qui l’avais découvert. Peut-être étaient-ce seulement les mouvements oculaires de ses rêves, révélés au monde maintenant qu’il était incapable de fermer ses paupières gelées. Il ne pouvait avoir aucun espoir que je le sauve, mais il espérait peut-être que je le tuerais rapidement, et mourir maintenant plutôt que demeurer dans ces limbes jusqu’au printemps lorsque la chaleur du soleil s’épanouissant effacerait aussi bien la neige hivernale que le vampire en son sein.
Il s’avéra que sa mort fut immédiate, mais sans aucune intention de ma part. Je dégageai un peu plus de neige de son visage, pour voir s’il était capable d’autres mouvements que ceux de ses yeux. Mon ombre avait pu le protéger auparavant, mais, lorsque la première touche de lumière du soleil atteignit sa joue, celle-ci commença se consumer. Je bondis en arrière, réalisant ce qui était sur le point de se produire. Ce dont je fus témoin fut étrangement beau, dans la mesure où je pouvais jouir non seulement de la mort d’une autre de ces créatures – je devenais trop blasé pour cela – mais aussi du spectacle. C’était aussi beau que n’importe quel feu d’artifice que j’aie vu à Moscou ou à Pétersbourg. Grâce à la petite parcelle de peau que j’avais dégagée, le soleil commença à brûler le vampire. Cela eut pour conséquence de faire fondre davantage de neige et même d’incinérer ses vêtements, exposant davantage de chair à soumettre à l’action du soleil. Une ligne de flammes étincelante irradia de la tête de Foma puis parcourut en quelques secondes la totalité de son corps, la chaleur faisant fondre encore plus de neige et la neige fondue révélant encore plus de matière pour la combustion. Un bruit, comparable au ronflement d’un feu combiné au sifflement du vent, fut émis, suivant la ligne de flammes le long de son corps. Pendant un moment, il n’y eut qu’un éclat blanc aveuglant ayant la forme d’un corps humain – rappelant l’image que j’avais toujours eue de l’ascension de notre Seigneur –, mais il s’affaiblit rapidement.
Bientôt, il ne resta plus qu’une flaque de neige fondue, dont une partie était assez chaude pour dégager une légère vapeur. En quelques minutes, l’hiver s’était réaffirmé et la flaque avait gelé pour devenir une plaque de glace brillante.
J’aurais aimé enterrer Dimitri. C’était un ami de longue date, sept ans. Nous n’avions jamais été aussi proches que j’avais pu l’être avec Max, mais c’était lié à nos personnalités et non à nos cœurs. Lui et moi, nous nous faisions confiance –, nous nous faisions tous confiance – et même si, comme avec Max, ma confiance en lui avait un moment vacillé, elle était revenue. J’étais heureux d’avoir eu l’occasion de m’assurer que Dimitri en était conscient. J’espérais que, d’une certaine façon, Max en était maintenant conscient de la même manière.
Mais enterrer Dimitri était impossible. Même si j’avais eu des outils, la terre gelée était dure comme du roc, et je n’aurais pas été en mesure de creuser profondément. Je ne pouvais faire mieux que recouvrir son corps de neige et fabriquer une croix à partir de deux morceaux de bois carbonisé de la maison. J’espérais que j’aurais l’occasion de revenir avant le printemps et de l’enterrer plus décemment.
Je rentrai à Yourtsevo. Le vent, qui avait été contre moi lorsque j’étais venu du village, était parvenu à changer de direction, de sorte qu’il était toujours contre moi alors que j’y revenais. Les bourrasques enneigées me mordirent une fois encore le visage, mais le trajet du retour fut plus facile car je savais à quelle distance se trouvait ma destination.
Une fois au village, je frappai à la porte de mes sauveurs. Le plus jeune des hommes répondit.
— Vous l’avez trouvé ?
— Non, répondis-je, optant pour la simplicité.
— Je vous l’avais dit, déclara son père, arrivant derrière lui. Je suppose que vous souhaitez rester ici cette nuit aussi ?
— Non, dis-je. Je pense être en mesure de revenir à Orcha aujourd’hui.
— Ne vous perdez pas comme la nuit dernière.
— J’essaierai d’éviter.
— Mène-le à son cheval, dit l’homme à son fils.
Ce dernier, accompagné par les deux énormes chiens semblables à des loups, marchant fidèlement à ses côtés, me conduisit à une écurie où je trouvai mon cheval nourri et reposé. Nous retournâmes vers la maison et le père me remit mes sacoches.
— Merci pour votre aide, leur dis-je à tous les deux aussi chaleureusement que l’autorisait leur attitude bourrue.
— Nous sommes chrétiens, dit le père, impliquant que c’était un devoir, non un plaisir.
Je lui donnai un peu d’argent. Il le regarda avec mépris – je ne pus dire si c’était parce que la somme était trop faible ou parce que je l’avais simplement donné – et le glissa dans sa poche. Leur porte fut refermée avant même que je sois en selle.
Le voyage de retour vers Orcha était assez facile à la lumière du jour. La neige avait déjà recouvert toute trace de mon passage la nuit précédente et, lorsque je tentai de voir où je m’étais écarté de la route, je n’y parvins pas. Le soleil commençait à se coucher lorsque j’entrai dans la ville. Je le contemplai dans le ciel à l’ouest, sachant que dans cette direction se trouvaient les derniers Français et avec eux, pour autant que je sache, Iouda, le seul Opritchnik survivant. Dans l’autre direction, suivant la même route, il y avait Moscou et, dans la ville, Domnikiia. Au nord, une autre route s’étirait jusqu’à Pétersbourg, jusqu’à mon épouse et mon fils. Je me rendis à la même auberge que deux nuits auparavant. Toute décision relative au jour – et aux jours – à venir pouvait attendre.
Je mangeai, pris un bain et sombrai dans un sommeil paisible.
Lorsque je m’éveillai, j’avais pris une décision. La décision difficile, celle dans laquelle résideraient l’introspection et l’angoisse, devait départager Moscou et Pétersbourg ; je choisis donc la troisième voie, pour me diriger vers l’ouest et rejoindre le corps de l’armée. C’était le principe selon lequel je savais que de nombreux autres soldats avaient pris la décision de s’engager : échapper à la complexité de leur vie en optant pour un monde où ils n’auraient qu’à essayer d’éviter de mourir. Il y avait peu de chances, pensais-je, pour que je réussisse à trouver Iouda (mais il y avait une chance pour que lui me trouve), mais, même ainsi, je pouvais apporter une bonne contribution à la déroute des Français au moyen des méthodes traditionnelles de la soldatesque avec lesquelles je ressentais de nouveau le besoin de me familiariser.
Là encore, les restes des Français battant en retraite jonchaient le bord des routes, et ils devenaient de plus en plus écœurants. Avant même Orcha, j’avais remarqué que les chevaux tombés n’étaient, de plus en plus souvent, pas juste morts, mais déchiquetés. Je ne pouvais blâmer les soldats affamés, désespérés, de se rabattre sur la consommation de ce qui avait autrefois été leurs fidèles compagnons, afin de sauver leurs propres vies. Cela avait dû commencer avec les chevaux mourant de froid ou de faim ; alors seulement avaient-ils dû être considérés comme de la viande. Plus tard, en revanche, même les chevaux en bonne santé commençaient à être considérés comme une source de nourriture, et ils étaient délibérément abattus. Je ne pouvais pas davantage jeter la pierre aux hommes qui faisaient cela. Ce fut un léger répit lorsque, tandis que je continuais ma route, les corps des juments et des étalons se firent plus rares et plus espacés.
Mais, alors que je me dirigeais vers l’ouest, les signes révélateurs que j’avais vus sur les carcasses des chevaux devinrent maintenant évidents sur les corps des hommes. Lorsque les derniers chevaux étaient morts, une source d’approvisionnement s’était tarie. Les vivants, qui avaient déjà appris à extraire quelque nourriture du corps d’un cheval, en étaient venus à appliquer ces mêmes techniques aux corps de leurs camarades humains. La famine avait conduit au cannibalisme. Comme dans le cas des chevaux, cela avait dû commencer par la profanation de cadavres. Cela n’avait pas pu aller jusqu’au meurtre d’être humains pour leur viande, je n’en doutais pas.
Était-ce la voie sur laquelle les Opritchniki, ou leurs ancêtres, s’étaient embarqués autrefois, il y a bien longtemps ? Non. Comme je l’avais vu dans la grange, et comme Piotr me l’avait dit, les Opritchniki ne mangeaient pas pour leur subsistance, mais par plaisir. Ils ne pouvaient être comparés aux hommes avilis et affamés qui, de désespoir, s’étaient tournés vers la chair de leurs camarades. Mais, moi aussi je mangeais pour le plaisir. La nourriture est une exigence, mais ce n’était que la plus petite fraction de la motivation derrière tout repas que j’avais dégusté, même dans la plus humble taverne de Moscou. Y avait-il un moment parallèle dans les histoires respectives des vampires et de l’humanité où la consommation, d’une nécessité, était devenue un vice ?
Je me rapprochais désormais de l’arrière-garde de nos propres armées russes, et la route devint plus fréquentée, du fait des traînards essayant de rattraper leur retard et des courriers transportant des messages dans les deux sens. Toutefois, personne, y compris moi, ne se préoccupait même de commencer à déblayer le capharnaüm qu’avait laissé la Grande Armée dans son sillage. Bonaparte n’avait pas encore été vaincu. Il serait temps de débarrasser après.
Deux jours après avoir quitté Orcha, et encore à quelque distance à l’est de Borisov, je parvins à un cantonnement assez important de troupes russes. Je chevauchai jusqu’aux sentinelles et mis pied à terre. Il faisait déjà nuit depuis plusieurs heures, et ils se méfiaient d’un homme qui ne portait pas d’uniforme.
— Mot de passe ? aboya l’un d’eux dans ma direction.
— Je n’en ai aucune idée, je le crains, lui dis-je, mais voici mes papiers.
Je tendis mes références, qu’il inspecta. Elles étaient assez claires pour le convaincre de mon rang et lui donnaient également une certaine idée du fait que je ne faisais pas partie de l’armée régulière. Il jugea préférable de ne pas poser de questions supplémentaires.
— Pouvez-vous me conduire à votre commandant ? lui demandai-je une fois qu’il m’eut rendu mes papiers.
Il courut vers une tente et revint avec un jeune homme d’environ vingt ans, portant l’uniforme de sous-lieutenant d’infanterie de la garde impériale.
— Capitaine Danilov, je présume ? (Je répondis à son salut.) Mon nom est Tarasov. Heureux de vous rencontrer. Qu’est-ce qui amène donc au front un homme de votre secteur d’activité ?
Il n’y avait aucune trace de ressentiment dans ses paroles. C’était un soldat professionnel, et il comprenait qu’il y avait de nombreuses façons pour un homme de servir son pays. D’un geste de la main, il m’indiqua de le suivre à travers le camp.
— Je suis venu me battre, expliquai-je tandis que nous marchions.
— Je vois, dit-il avec un soupçon d’incrédulité. Fatigué du jeu d’espionnage ?
— Il n’y a plus personne à espionner.
— Bientôt il n’y aura plus personne contre qui se battre non plus, grâce au ciel. Si j’avais été à votre place, j’aurais attendu quelques semaines de plus, que Bonaparte soit mort depuis longtemps.
—J’ai besoin de sentir mon épée dans ma main une fois encore. Tarasov eut le rire d’un homme qui, dans son cœur, ne comprenait pas mes sentiments.
— Eh bien, tant mieux pour vous, dit-il.
— Alors, quelle est la position des Français à l’heure actuelle ? demandai-je.
— Ils sont à peu de chose près pris au piège à Borisov, expliqua-t-il. Ils espéraient y traverser la Berezina, mais l’amiral Tchitchagov est arrivé de l’ouest avant eux et il a brûlé le pont.
— Ont-ils besoin d’un pont ? demandai-je. La rivière doit assurément être assez solidement gelée à l’heure qu’il est.
— Ah non ! Ils ont peut-être Bonaparte, mais nous avons Dieu à nos côtés. Vous n’avez pas remarqué le dégel ? (Je le regardai dans sa lourde houppelande, avec bonnet, écharpe et gants. Il était plus sensible que moi s’il pouvait remarquer le moindre dégel.) La rivière était gelée, mais elle coule maintenant. Ils ne pourront jamais la traverser.
— Alors nous y allons pour la curée ?
— Eh bien, nous ne pouvons pas les laisser là, n’est-ce pas ? Koutouzov arrive du sud aussi. Ils sont pris au piège.
— Et qui commande ici ?
— Wittgenstein, dit fièrement Tarasov.
— Bonaparte va-t-il combattre ?
— Il n’a aucune chance. Il va devoir se rendre.
— Cela ne lui ressemble pas. Peut-être ira-t-il vers le sud.
— Cela ne lui sera d’aucun secours. La rivière ne fait que s’élargir en aval. Il ne trouvera nulle part où traverser.
— Jusqu’à ce qu’elle gèle de nouveau, glissai-je.
— Alors il gèlera lui aussi.
Nous étions arrivés à une tente. Tarasov y entra et revint rapidement pour me faire signe d’entrer, m’annonçant en même temps.
— Le capitaine Danilov, mon colonel !
— Merci, lieutenant, déclara le lieutenant-colonel qui était assis derrière une table de fortune à l’intérieur de la tente.
Autour de lui, un certain nombre d’officiers étaient debout ou assis. L’atmosphère détendue caractéristique du mess des officiers emplissait la tente.
— Asseyez-vous, Danilov, poursuivit-il, indiquant un banc en face de lui. Je suis le lieutenant-colonel Tchernichev, au fait. (Je le saluai avant de m’asseoir.) À boire ? demanda-t-il.
— Merci, colonel, répondis-je.
— Vin ou vodka ?
— Vodka, s’il vous plaît, colonel.
— Brave homme.
Il me tendit un verre de vodka et m’offrit également un cigare, que je pris et allumai à la bougie de la table.
— Dites-moi, Danilov, qui est votre supérieur ? demanda Tchernichev.
— Le major Savine.
— Savine ? Vous voulez dire, Vadim Fiodorovitch ?
Je souris.
— C’est exact. Un de vos amis ?
— Oh ! oui. Un grand ami, un homme de Pétersbourg, comme moi.
— Moi aussi, lui dis-je.
— Vraiment ? (Son intérêt sembla vaciller un peu.) Splendide. (Puis, revenant au sujet qui l’intéressait davantage, il ajouta : ) Alors, comment se porte Vadim Fiodorovitch ?
— Il est mort, colonel.
— Ah !
Tchernichev prit la nouvelle avec la résistance engourdie que j’avais observée chez de nombreux officiers expérimentés de l’armée. Malgré toutes les fanfaronnades et la bonhomie d’un officier, la mort de chaque homme sous son commandement était profondément ressentie. L’accumulation de morts rendait les choses plus douloureuses, mais ne lui donnait jamais plus d’expérience pour cacher cette souffrance. Certains craignent de ne jamais pouvoir quitter l’armée, à l’idée que la douleur de toutes ces morts accumulées se libère. Pour ceux qui la quittaient effectivement, l’incapacité des civils à comprendre ce qu’ils avaient vécu pouvait être la cause d’une douleur encore plus grande.
— Alors dites-moi, capitaine Danilov, poursuivit le lieutenant-colonel, son bref deuil absorbé dans la masse. Pourquoi êtes-vous venu vous joindre à nous ?
Je pris une profonde inspiration pour me préparer à donner une réponse que je ne connaissais pas moi-même. Avant que j’aie pu commencer, l’un des autres officiers se pencha et murmura à l’oreille de Tchernichev. Celui-ci chuchota en retour et hocha la tête à la réponse qu’il obtint.
— Eh bien, capitaine Danilov, dit Tchernichev, il semble que nous ayons été frappés par une certaine coïncidence. (Il attendit une réponse de ma part, mais je ne pouvais pas dire grand-chose.) On me dit qu’il y a quelqu’un dans ce camp qui prétend vous connaître. Un prisonnier, rien de moins. Un Français, rien de moins !
Il semblait particulièrement atterré que le prisonnier soit français, même si c’était tout à fait dans le domaine du possible. Je compris soudain pourquoi il avait dû si bien s’entendre avec Vadim.
— A-t-il donné un nom ?
— Non. Donnez-lui les détails, Mironov.
L’officier qui venait tout juste de chuchoter à l’oreille de Tchernichev s’adressa maintenant à moi.
— Il est arrivé il y a environ une heure. Ils l’ont attrapé sur les collines au nord-est. Il n’a pas pris la peine de résister d’une quelconque manière. Il n’a pas donné de nom. Il porte un uniforme français avec le rang de chef de bataillon*. Tout ce qu’il a dit, c’était qu’il voulait parler au capitaine Alexeï Ivanovitch Danilov.
— Il savait que j’étais là ? demandai-je.
— À l’évidence, fit Mironov avec un haussement d’épaules.
Cela faisait moins de une heure que j’étais moi-même dans le camp. Cela ne pouvait que signifier que j’avais été suivi.
— À quoi ressemble-t-il ? demandai-je.
— Je crains de ne pas l’avoir vu moi-même, répondit Mironov. Voulez-vous que je vous conduise à lui ?
— Non, pas encore, répondis-je en prenant une autre gorgée de vodka. Quelle heure est-il ?
— Juste passé minuit, me dit Mironov.
— Et quand le soleil se lèvera-t-il ?
— Vers 8 heures.
— Je lui parlerai à 7 heures. Où le gardez-vous ?
— Il est avec les autres prisonniers.
Je réfléchis un moment avant de dire :
— Séparez-le des autres. Assurez-vous qu’il est pieds et poings liés. Mettez-le quelque part à l’extérieur, près d’un feu – tenez-le au chaud –, mais qu’il soit dehors. (J’imitais le plan de Max quelques mois auparavant.) Et soyez très, très prudents. Il est dangereux.
— Vous savez donc de qui il s’agit ? demanda le lieutenant-colonel Tchernichev.
— Je crois que oui, répondis-je en tirant une bouffée de mon cigare.
Une fois encore, je dormis bien. Je fus éveillé aux environs de 6 heures et j’eus le temps de prendre tranquillement un petit déjeuner avant que le lieutenant Mironov me conduise où le mystérieux prisonnier était gardé.
— J’espère que vous n’allez pas passer trop de temps avec lui, capitaine Danilov, me dit le lieutenant alors que nous traversions le camp. Les nouvelles disent que Bonaparte se dirige vers le sud. Les Français tentent de construire un pont.
— Et nous devons les suivre ?
— Absolument. L’amiral Tchitchagov le file de l’autre côté de la Berezina. Nous avons déjà commencé à lever le camp. Nous nous mettrons en route dans quatre heures.
— Je vous assure, lieutenant, que j’en aurai fini avec le prisonnier d’ici l’aube.
— Je l’espère, capitaine.
Nous étions maintenant à quelque distance d’un grand feu de camp qui me réchauffait déjà.
— Il est là, dit Mironov en faisant un signe de tête en direction du feu.
À côté se tenaient deux gardes, las de leur nuit de veille, mais encore assez alertes pour que leur prisonnier ne se soit pas enfui. Entre eux, assis sur un banc à côté du feu, un homme grand, aux poignets ligotés, était affalé en avant, les coudes sur les genoux. Sa longue chevelure blonde, décoiffée et en désordre, pendait devant lui et lui couvrait le visage. Même ainsi, il était identifiable sans ambiguïté.
— Est-ce la personne à laquelle vous pensiez ? demanda Mironov.
— Oh ! oui, répondis-je.