Chapitre 23
— Bonsoir, répondis-je en m’avançant vers lui. — Je vois que vous êtes venu seul. Dimitri Fétioukovitch n’a pas eu envie de se joindre à vous ?
— C’est entre vous et moi, répondis-je.
— C’est bien vrai, Alexeï Ivanovitch, même si certains des autres ont des différends avec Dimitri. Mais je suis d’accord avec vous, il est préférable de garder ces querelles distinctes pour une occasion distincte. Vous constaterez que je suis moi aussi venu seul. Nous ne serons en mesure de parler que si nous nous faisons confiance.
— Je ne vous fais pas confiance, Iouda, répliquai-je amèrement.
— Je suis désolé, mon ami, dit Iouda avec une sincérité que quiconque ne le connaissant pas aurait pu croire authentique. Je ne suis pas familiarisé avec les nuances de votre langue. Bien entendu, vous ne me faites pas confiance. Pourquoi le devriez-vous ? Je n’ai pas gagné ce privilège. Mais vous faites confiance à vos yeux. J’ai bien choisi cet endroit, j’espère. Vous pouvez voir qu’il n’y a personne d’autre ici.
— Je peux voir cela.
Le vent se mit à souffler un peu plus intensément. Une légère chute de neige avait commencé et, conjointement au vent, elle réduisait la distance à laquelle je pouvais voir le long des routes. Pendant que nous parlions, je ne posais que rarement les yeux sur Iouda, furetant plutôt du regard pour identifier les signes d’une attaque lointaine.
— Alors, qu’avez-vous à me dire ? demandai-je.
Son visage afficha une expression de légère angoisse, comme si ce qu’il avait à dire était déplaisant mais devait être évoqué – comme un homme sur le point d’avouer à sa femme son infidélité.
— Vous avez maintenant tué trois de nos camarades : autant que Maxime Serguéïevitch est parvenu à détruire.
— J’en ai tué plus que trois, dis-je, espérant retourner le couteau dans la plaie.
Il serra les lèvres comme s’il avait goûté quelque chose d’acide.
— Nous avons choisi d’être bienveillants quant au décès de Ioann dans la cave. Même si vous étiez là au moment de sa mort et que vous n’avez rien fait pour tenter de le sauver des flammes, il était probablement impossible de le sauver. Tuer par omission ne peut-être comptabilisé comme un meurtre. Quant au soldat russe – Pavel, je crois qu’il s’appelait –, je ne le compterais pas parmi nous. Il était un bon soldat d’infanterie, mais ce n’est pas une grande perte à pleurer. Nous allons donc maintenir le décompte à trois.
» Nous ne pouvons qu’être impressionnés par les talents martiaux dont vous avez fait preuve lorsque vous avez tué, poursuivit-il. Je ne sais pas exactement ce que vous avez fait avec Matfeï et Varfolomeï, mais ils étaient de rudes combattants, et vous vous êtes donc bien débrouillé en les vainquant. J’ai vu en détail ce que vous avez fait à Andreï. C’était réellement une source d’inspiration : non seulement la technique que vous avez démontrée avec votre épée, mais aussi le plaisir évident que vous avez affiché à achever une victime déjà impotente. C’était un délice de voir votre haine déferler de cette manière, tellement plus virile que votre ami Maxime, envoyant ses amis à une mort distante à laquelle il n’avait même pas besoin de participer directement.
— Je suis heureux de vous compter parmi mes admirateurs, dis-je, mais si vous souhaitiez me complimenter, vous auriez pu le faire par courrier.
— J’aurais pu. J’aurais pu. Et cela aurait également signifié que cette chère Dominique aurait également pu lire vos louanges et ensuite s’enthousiasmer encore davantage à l’image de son fringant héros. Mais peut-être aurai-je encore la chance de le lui dire en personne. La pauvre fille doit être dans un embarras certain. D’un côté, elle voit votre bravoure et votre héroïsme alors que vous vous battez contre nous. De l’autre, elle doit se rendre compte que nous – contre qui vous vous battez – étions autrefois vos amis. Elle doit se demander si elle commettra un jour une minuscule erreur similaire qui vous fera vous retourner contre elle.
— La seule erreur que vous ayez commise, Iouda, n’était pas minuscule, dis-je, répondant avec la colère qu’il avait espéré m’insuffler. Votre erreur a été de volontairement tourner le dos à l’humanité lorsque vous êtes devenu un vampire. C’était stupide de votre part de me faire savoir que seules les victimes consentantes deviennent des vampires. Cela a effacé la dernière trace de pitié que je pouvais avoir eu pour le moindre d’entre vous. (Derrière lui, sur la route par laquelle il était venu, je crus déceler un léger mouvement à travers les bourrasques de neige.) Je présume que vous voulez en venir à quelque chose. Une sorte d’arrangement entre nous ? demandai-je, essayant de faire avancer les choses.
— Un homme direct, je vois, sourit Iouda.
Il commença à marcher tandis qu’il parlait, presque comme s’il essayait de déjouer mes manœuvres, et je me rendis compte qu’il détournait mon attention de la route par laquelle il était venu. Je m’avançai un peu plus vers le centre du carrefour, m’assurant que j’avais toujours une bonne visibilité dans toutes les directions.
— Mais vous avez raison, poursuivit-il. Nous devons arriver à une certaine forme de compromis. Lorsque l’on est confronté à un ennemi fort et puissant, il y a deux manières d’y faire face. La première consiste à tenter de le détruire, l’effacer de la surface de la terre de sorte qu’il ne puisse plus jamais déranger quiconque avec ses agressions persistantes. Nous avons tous les deux essayé cette voie ; nous avons tous les deux échoué.
— Je n’ai pas l’impression d’échouer de façon si spectaculaire. Il y a déjà sept morts dans vos rangs.
Iouda sourit, un peu comme un père se réjouissant de la sagesse précoce de son enfant.
— Tant de camaraderie, Liocha. Vous avez raison, personnellement vous vous en sortez bien : vous êtes vivant. Mais, pris en tant que groupe, je trouve que les choses ne se sont guère mieux passées pour vous quatre que pour nous autres.
Le tourbillon de neige s’était apaisé et le mouvement, quel qu’il soit, que j’avais perçu au loin derrière Iouda avait disparu. Aussi loin que je pouvais voir dans la brume argentée de la lumière de la lune reflétée par la neige scintillante, tout était calme. Je regardai de nouveau les autres routes. Elles aussi étaient désertes. Derrière moi, le capitaine français pendu continuait à se balancer doucement avec l’élan causé un peu plus tôt par la brise.
— Mais il existe aussi une seconde voie, poursuivit Iouda. C’est le compromis. Une créature n’a pas besoin d’être un ennemi simplement parce qu’elle est puissante. Les loups n’attaquent pas les ours et les ours n’attaquent pas les loups. Ce n’est pas parce que le loup aime l’ours, c’est parce qu’il sait qu’il a peu de chances de gagner. Alors quel serait votre choix, Liocha ? Allons-nous continuer à nous battre et voir lequel de nous deux survit, ensanglanté et mutilé ? ou allons-nous nous laisser en paix l’un l’autre et poursuivre les vies confortables dont nous jouissons ?
Je restai silencieux. J’avais formulé ma réponse lorsque j’avais parlé avec Dimitri juste avant que nous nous séparions. Un tel arrangement était voué à l’échec parce que je ne faisais pas confiance aux Opritchniki. Et même s’ils devaient tenir leur part du marché, je n’aurais pas tenu la mienne. Iouda lisait dans mes pensées.
— Mais je nous suis injuste en faisant des comparaisons avec des animaux sauvages. Si le loup et l’ours semblent se faire confiance, ce ne peut être parce qu’ils sont sages, ce doit donc être parce qu’ils sont naïfs. La voie vers la sécurité personnelle ne se trouve pas en espérant que nos ennemis ne nous attaqueront pas. Elle se trouve en s’en assurant, en détruisant ces ennemis. Nous savons tous les deux, Liocha, combien chacun de nous aspire à tuer l’autre, combien nous rêvons du plaisir que nous allons y prendre. Aucun de nous ne pourra vraiment se sentir en sécurité tant que l’autre n’aura pas été éliminé. La seule sécurité réside dans le fait de savoir que l’autre est vraiment mort, dans le fait de s’assurer qu’il ne pourra jamais se relever pour nous nuire.
Il élevait à présent la voix. La patine de civilité tomba et chacune de ses expressions révélait colère et haine.
— Un peu comme nous pouvons être certain qu’un capitaine français pendu, dont nous avons inspecté le corps dans l’après-midi, ne peut pas revenir à la vie et nous attaquer. (Il me fixa juste assez longtemps pour constater que j’avais compris ce dont il voulait parler.) À moins, bien sûr, que nous partions noyer nos soucis dans la vodka, permettant à une carcasse sans vie d’être échangée contre une autre.
En même temps qu’il parlait, je fus attrapé par derrière. Les bras du corps suspendu derrière moi s’enveloppèrent autour de mon cou, et ses jambes autour de ma taille.
— Vous vous souvenez bien sûr de Filipp, n’est-ce pas, Liocha ? demanda Iouda, sa politesse exagérée revenant, mais accompagnée maintenant par une lueur de victoire maniaque dans ses yeux.
J’entendis un ricanement émanant de Filipp et il resserra son étreinte alors qu’il était toujours pendu, indemne, par le nœud coulant autour de son cou.
Par-dessus l’épaule de Iouda, je vis du mouvement. Une voiture émergeait du taillis d’où Iouda lui-même était apparu un peu plus tôt. Iouda se tourna et la vit également.
— Et bientôt les autres seront là, et nous pourrons tous partir vers une retraite isolée, calme et agréable, pour dîner. Oh, je sais que vous êtes un homme brave, Liocha, et votre mort douloureuse ne signifiera pas grand-chose pour vous, mais cela me donnera la plus profonde satisfaction de savoir que vous comprenez exactement à quel point Vadim et Max ont souffert lorsqu’ils sont morts.
La voiture n’avançait qu’au petit galop, et il lui faudrait plusieurs minutes pour nous atteindre, mais si le conducteur choisissait de passer au galop, cela pouvait prendre moins de deux minutes. Je devais agir ici et maintenant. Je soulevai mes pieds en l’air, de sorte que Filipp soutenait désormais l’ensemble de mon poids, et je donnai un violent coup de pied à la poitrine de Iouda. L’impact ne le fit reculer que d’un pas, mais il nous envoya, Filipp et moi, nous balancer au bout de la corde. Filipp ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que s’accrocher à moi. Il tenta de resserrer son étreinte autour de mon cou, mais son objectif étant de se retenir et non de m’étouffer, ce ne fut guère efficace.
Je parvins à libérer mon épée de son fourreau, et nous oscillâmes suivant une vaste ellipse autour de Iouda. Il était ramassé et prêt ; dans sa main droite, il tenait le couteau à double lame qu’autrefois, si longtemps auparavant, il avait tant souhaité que je ne voie pas. Il porta quelques estocades dans ma direction alors que je passais, mais il ne semblait pas réussir à prendre la mesure du mouvement irrégulier du pendule humain lui faisant face. Je n’avais aucun contrôle sur notre direction, mais j’attendis jusqu’à ce que nous nous balancions assez près pour le frapper. Au loin, les autres Opritchniki avaient vu ce qui se passait et la voiture se lança au galop.
Une oscillation nous amena suffisamment près de Iouda et je frappai. Je savais, d’après l’expérience de Max, qu’un coup d’estoc ne serait d’aucune utilité, j’utilisai donc plutôt le bord de ma lame. Je frappai Iouda en haut du bras droit et il hurla, portant la main à sa blessure. Au même moment, j’entendis le craquement du bois, et Filipp et moi tombâmes au sol avec un bruit sourd : la potence au-dessus de nous avait cédé sous nos poids conjoints. Quand nous touchâmes la neige, Filipp perdit son emprise sur moi et je sentis les boucles de la corde qui nous avait soutenus descendre sur moi en serpentant. Je roulai sur le côté juste à temps pour éviter d’être frappé par la poutre de bois, à laquelle l’autre extrémité de la corde était attachée.
Filipp ne fut pas aussi chanceux. La lourde poutre le frappa violemment au niveau de la poitrine, lui coupant le souffle mais lui causant peu de dommages sérieux. Serrant toujours mon épée de la main droite, je pris alors ma dague de bois dans la main gauche et je commençai à reculer, observant les Opritchniki pourvoir si l’un d’eux se décidait à se lancer à ma poursuite. Iouda restait derrière, à présent incapable d’utiliser son couteau à cause de la blessure à son bras. Filipp, toutefois, s’était presque instantanément relevé et s’avançait vers moi, la corde toujours attachée à son cou et traînant derrière lui.
La voiture était maintenant à moins d’une minute de distance. Je reculai derrière le gibet tandis que Filipp s’approchait de moi. Iouda lui hurla quelque chose et il répondit avec mépris, n’ayant clairement pas besoin de conseils en la matière. Il bondit sur moi d’un côté du poteau, et je l’esquivai en le contournant par l’autre côté, courant de toutes mes forces jusqu’à ce qu’une dépression dans le sol, cachée sous la neige, me fasse trébucher et tomber. Je roulai rapidement sur le dos et vis la forme massive de Filipp s’avancer, menaçante, vers moi, les mâchoires grandes ouvertes en prévision de l’attaque.
Soudain, sa tête fut brusquement tirée en arrière et il s’arrêta. Il porta les mains à son cou. La poutre brisée à l’extrémité de la corde s’était fichée dans la neige comme une ancre. Enroulée autour du bois, la corde s’était tendue et Filipp ne pouvait pas avancer plus loin. Je rengainai mon sabre et, saisissant l’autre extrémité de la corde, je commençai à tirer. Plutôt que de se laisser traîner, Filipp se mit à trotter. Entre-temps, tout en tirant la corde, je me mis à taillader devant lui. Iouda hurlait des instructions à son camarade Opritchnik, mais Filipp n’était pas en mesure d’obéir. Lorsque son dos heurta le bois avec un bruit sourd, je serrai fortement la corde autour de sa poitrine et fis deux tours supplémentaires, le ligotant au poteau.
Prenant conscience du danger, Iouda progressa dans la neige. La corde ne retiendrait pas Filipp très longtemps, mais je n’avais pas l’intention de le laisser vivre. Je bondis sur lui avec ma dague, tirant violemment l’extrémité de la corde de sorte qu’il soit comprimé encore plus étroitement contre le poteau, ce qui me donnait l’avantage. La lame de bois fit une pause momentanée lorsqu’elle heurta son manteau, mais le tissu céda bientôt et je sentis la lame écarter ses côtes et pénétrer dans son cœur.
Je ne m’attardai pas sur son corps en décomposition, mais retirai la dague et me retournai pour faire face à Iouda. J’avais une chance en or de le détruire enfin. Le coup à son bras l’avait affaibli et il ne semblait pas d’humeur à combattre. Il s’éloigna de moi avec prudence. J’avais peu de temps pour réfléchir. La voiture n’était maintenant qu’à quelques secondes. Bien que je puisse prendre la vie de Iouda, ce serait au prix de la mienne. Je fis demi-tour et m’enfuis en direction du village.
La route recouverte de neige n’était pas aisée à parcourir. Une fois que j’aurais accumulé suffisamment de vitesse, maintenir celle-ci serait relativement faisable, mais tourner, m’arrêter ou même ralentir me ferait courir le risque de glisser et de chuter. Derrière moi, j’entendis la voiture s’arrêter. Ses occupants et Iouda échangèrent des cris, puis j’entendis le cliquetis des harnais et les roues se remettre à tourner. J’avais réussi à parcourir peut-être un dixième de verste dans le temps qu’il leur avait fallu pour se lancer à ma poursuite, mais ce n’était maintenant qu’une question de secondes avant qu’ils me rattrapent. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et je vis qu’ils étaient encore loin, mais qu’ils gagnaient du terrain. La silhouette sombre du cocher se tenait debout et droite contre le ciel, fouettant furieusement ses chevaux.
Je continuai à courir, plus rapide que je l’avais jamais été auparavant, mais je savais que la voiture serait bientôt sur moi. J’entendais le fracas de ses roues, en partie étouffé par la neige, se rapprocher de plus en plus. J’avais de la chance qu’ils aient choisi une voiture, et non une troïka ou toute forme de traîneau, qui aurait glissé plus vite, mais même ainsi ils étaient plus rapides que moi. Le fouet du cocher claquait encore et encore tandis qu’il exhortait ses chevaux à avancer dans ma direction. Ils s’approchèrent tant que je pus sentir leur souffle contre mon cou. J’étais certain que les Opritchniki avaient prévu de me rouler dessus et de m’écraser, jusqu’à ce que mort s’ensuive, dans la neige, sous les sabots et les roues, mais cela aurait été pour eux m’infliger une mort bien trop agréable.
Plutôt que de laisser les chevaux me piétiner, le cocher les dirigea de côté et maintint la voiture à mon niveau. Je regardai de nouveau par-dessus mon épaule et vis le cocher – c’était Foma – penché vers moi au-dessus de son siège, dans un équilibre précaire et me lorgnant comme une gargouille sur les flancs d’une cathédrale occidentale. Dans ses mains, il tenait son fouet de sorte que le cuir forme une longue boucle. Il la lança vers moi et je la sentis m’effleurer l’arrière de la tête. Il essayait de l’enrouler autour de mon cou tel un lasso, afin de pouvoir me hisser à l’intérieur de la voiture à pleine vitesse.
Foma était presque à ma hauteur. Je courais au niveau des jambes arrière des chevaux. Je tirai mon sabre, sachant qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour lutter contre les Opritchniki, mais avec un espoir en tête. Je lacérai la jambe arrière de la bête qui galopait à côté de moi. Mon épée mordit profondément, juste au-dessus du jarret et, avec un hennissement de surprise, le pauvre animal boiteux s’arrêta immédiatement. Les deux malheureux chevaux continuèrent un temps à tracter la lourde voiture. Je perdis l’équilibre et tombai à terre, roulant sur le bas-côté de la route puis dans le champ adjacent.
Je me retournai pour voir ce qu’il était advenu de la voiture. Elle avait basculé sur un côté et s’immobilisa dans le fossé, de l’autre côté de la route. L’un des chevaux était allongé, immobile, sur la route ; l’autre était dans le fossé, essayant de se relever sous le poids de la voiture à laquelle il était encore harnaché. Foma avait été projeté et gisait, hébété, dans le champ au-delà. La porte latérale de la voiture, maintenant tournée vers le haut, s’ouvrit comme une trappe et Iouda émergea. Il se hissa à l’extérieur puis se pencha pour aider ceux qui demeuraient à l’intérieur.
Je les abandonnai à leur tâche et courus à travers le champ enneigé. Le bord du champ, délimité par une haie, n’était pas très éloigné. Une fois que je l’eus franchie et me fus dissimulé derrière, je me sentis suffisamment en sécurité pour me retourner et observer les Opritchniki. Dans ma longue-vue, je pouvais les voir essayer de redresser la voiture. Iouda jouait le rôle de superviseur, donnant à l’évidence des instructions aux trois autres, mais ne participant pas lui-même. Ils abandonnèrent rapidement l’idée et commencèrent à retirer de la voiture un certain nombre de bagages. Ils entreprirent alors résolument de se frayer un chemin à travers la neige, en direction du carrefour, Iouda serrant toujours son bras où je l’avais coupé.
Je les suivis discrètement, à distance. La lune s’était maintenant couchée et, par moments, il était presque impossible de les voir, mais ils se parlaient fort et avec colère et, même si je ne pouvais pas comprendre la signification de ce qu’ils disaient, c’était suffisant pour me permettre de savoir où ils étaient sans en avoir jamais une vue claire. Arrivés au croisement, ils firent une pause d’un moment. Observant aussi attentivement que je le pouvais, je ne parvins pas à voir le moindre signe de Filipp. Je n’avais pas eu l’occasion de m’assurer qu’il était mort, mais le fait est qu’il n’y avait aucune trace de son corps. Je me réjouis à l’idée de l’avoir effectivement tué. Piotr s’agenouilla dans la neige à côté du poteau où j’avais ligoté Filipp et il leva la main pour en examiner le contenu. J’en déduisis qu’il tenait la poussière caractéristique des restes terrestres d’un voordalak.
Ils dépassèrent le carrefour, empruntant la route par laquelle ils étaient venus. Je continuai à les suivre, bien que la neige dans les champs m’arrive à la taille par endroits et que mon pantalon soit maintenant froid et détrempé. Finalement, ils arrivèrent au taillis d’où la voiture avait émergé. Le contourner m’aurait conduit trop loin de la route, je devais donc couper à travers les bois pour rester suffisamment près d’eux. Tandis que les voix des Opritchniki avaient porté clairement sur les champs ouverts, une fois que nous fûmes parmi les arbres denses, elles devinrent étouffées et s’évanouirent rapidement. Le silence était total. Je savais que c’était par ici qu’ils avaient pris la route dans leur voiture en direction du carrefour ; par conséquent, s’ils s’arrêtaient et que je poursuivais parallèlement à la route, comme c’était le cas, je risquais de les dépasser et de perdre totalement leur trace.
Je changeai de direction, allant maintenant vers la route au lieu de lui rester parallèle. Dans les bois denses, il n’y avait pas la moindre lumière. En levant les yeux, je pouvais seulement distinguer les étoiles à travers le dais de branches qui, bien que dénudées, étaient couvertes d’assez de neige pour garantir que seules des lambeaux de ciel soient visibles. N’étant pas en mesure de voir l’étoile polaire, il m’était difficile de savoir si j’étais dans la bonne direction. J’avais tourné à gauche pour revenir vers la route mais, au bout de quelques pas seulement, j’avais pu m’éloigner grandement du chemin que j’avais choisi. Les vampires sont des créatures nocturnes et, bien que je n’en sois pas certain, je ne pouvais que supposer qu’ils étaient capables de voir bien plus clairement que moi dans cette obscurité. Je pouvais marcher tout droit dans les bras de l’un de ces quatre monstres et ne pas le savoir avant de voir l’éclat de ses crocs.
Au moins, il y avait en cela un fragment de réconfort. Il n’y en avait maintenant plus que quatre : un de moins que lorsque la nuit avait commencé. Une partie de moi insistait sur le fait que c’était une réussite suffisante pour la soirée, que je devrais rentrer me reposer, en sécurité, et laisser les autres pour un jour ultérieur. C’était un argument incontestable. Que je parvienne à sortir de ces bois était moins sûr. Les vampires n’étaient pas mes ennemis les plus immédiats. Les loups, ou même le froid glacial lui-même, constituaient un danger beaucoup plus réel.
Je poursuivis dans la direction qui, je l’espérais, me ramènerait vers la route. Lorsque j’avais pénétré dans le taillis, je n’avais été qu’à une demi-verste de la route, et pourtant cela faisait maintenant plus d’un quart d’heure que je marchais à travers les bois sans la retrouver. Il était évident que je n’avais pas suivi une ligne droite. Enfin, un peu plus loin devant moi, je vis une lumière entre les troncs d’arbres serrés. À mesure que je m’approchais, je vis que j’arrivais dans une clairière ouverte sur la route mais cachée par les arbres, de sorte que je ne l’avais pas vue depuis le carrefour. Dans la clairière, il y avait une petite ferme et, à côté d’elle, une grange. La clarté que j’avais vue venait de la grange. Il n’y avait aucune lumière aux fenêtres de la ferme. La vue de ces bâtiments isolés, recouverts de neige, surgissant de ces bois sombres, me donna l’impression d’être un enfant dans un effroyable conte de fées.
Je rampai à proximité de la grange et écoutai. J’entendis à l’intérieur les voix gutturales et joviales des Opritchniki. Ils semblaient avoir retrouvé leur bonne humeur. Quelque chose leur avait remonté le moral après leur défaite au carrefour. Je me frayai silencieusement un chemin vers la porte, à la recherche de quelque fissure dans le bois à travers laquelle je pourrais les observer.
Je plaçai mon œil devant la fente étroite au niveau de la charnière de la porte mais, avant que j’aie pu regarder à l’intérieur, la porte fut violemment ouverte vers l’extérieur, à une grande vitesse. J’aurais été écrasé lorsqu’elle claqua contre le mur de la grange si je n’avais pas roulé pour m’en écarter. Dos au mur, je me ramassai pour combattre, ne sachant pas si la porte avait été ouverte à cause de mon arrivée ou pour une autre raison fortuite.
Depuis le seuil, quelque chose fut jeté dans la neige vers l’extérieur, presque jusqu’aux arbres. C’était grand et massif, et cela s’enfonça dans la neige en atterrissant. J’entrevis les deux Opritchniki qui l’avaient lancé, mais ils ne s’aventurèrent pas à l’extérieur et ne me virent pas. Ayant accompli leur tâche, ils s’en retournèrent à l’intérieur. J’entendis davantage de rires et de bavardages dans leur langue, ainsi que ce que j’identifiai comme un cri en russe disant « Niet ! », d’une voix qui n’appartenait certainement pas à l’un des Opritchniki. Puis la voix de Iouda aboya une instruction quelconque, et la porte de la grange fut refermée.
Plutôt que d’aller directement vers l’objet qu’ils avaient éjecté, ce qui m’aurait fait passer droit devant la porte et, par conséquent, potentiellement dans le champ de vision des vampires, je retournai dans les taillis et contournai la bordure de la clairière jusqu’à ce que je sois aussi proche que possible du paquet. Je rampai pour examiner ce que les Opritchniki avaient si négligemment rejeté.
C’était, conformément aux prévisions que j’avais désespérément tenté de nier, un corps. J’écartai la neige qui couvrait le visage et le choc me fit reculer, levant ma main pour couvrir ma bouche. C’était une femme d’âge moyen, assurément morte, mais rien de cela n’était particulièrement horrible à mes yeux. Essuyant davantage de neige sur son corps nu, je vis, répété presque partout, ce que j’avais observé sur son visage. Outre les blessures habituelles à la gorge, les Opritchniki avaient été beaucoup plus loin avec cette victime.
Il y avait des morsures partout. Et pas simplement des traces de morsures. Des morceaux de chair manquaient, arrachés par les dents voraces des vampires. Ses joues manquaient toutes les deux, ainsi que certaines parties de sa gorge, de ses seins, de son ventre, de ses fesses, de ses cuisses et de ses mollets. Ils n’avaient pas été minutieux en la dévorant. Il restait encore beaucoup de chair. À son expression suppliciée, je ne pouvais imaginer qu’une seule raison pour laquelle ils avaient décidé d’arrêter de manger : son décès.