Chapitre 18
Je rentrai à Moscou un dimanche. J’étais heureux d’avoir vu la ville à son pire moment car maintenant, bien qu’elle soit encore dans un triste état, je pouvais au moins constater une certaine amélioration. Pour ceux qui, comme Domnikiia et la plupart de la population, étaient partis avant que les Français arrivent, le contraste dut être navrant. Ils avaient vu la ville pour la dernière fois à l’apogée de sa splendeur, l’âme de ses habitants coulant encore dans ses artères, même si par moments ils débordaient de la ville. Quand j’avais vu Moscou pour la dernière fois, elle avait été rasée par le feu pour les deux tiers, une fraction de la population seulement était restée, et les rues n’étaient remplies que de soldats d’occupation français.
En ce jour, les deux tiers de la ville étaient toujours en flammes. Ce n’était pas une surprise pour moi, mais une abomination pour de nombreux autres gens de retour, particulièrement s’ils étaient revenus pour découvrir leur maison détruite. En ce jour, il n’y avait plus de Français dans la ville, ce qui ne changeait rien pour ceux qui ne les avaient jamais vus, mais constituait pour moi une amélioration. En ce jour, la population était encore faible, mais plus importante qu’aux pires moments, et s’accroissait constamment. Pour ceux qui l’avaient vue pleine, la ville semblait encore vide. Pour moi, elle n’était pas encore bondée, mais au moins elle se remplissait.
Je dus donc paraître quelque peu excentrique ce jour-là. Tandis que la plupart des Moscovites de retour étaient hébétés par le choc et erraient en contemplant l’énormité de la tâche de reconstruction – tant personnelle que civique — qui les attendait, je marchais à grands pas avec le plaisir évident d’un voyageur visitant de nouveau une belle ville qu’il n’a pas vue depuis de nombreuses années.
Cependant, je dus arborer la même expression que tous les autres lorsque je posai les yeux pour la première fois sur le Kremlin. Il avait été épargné par les incendies des premiers jours de l’occupation de Bonaparte, en grande partie grâce aux efforts des Français eux-mêmes pour protéger le plus riche joyau de la couronne qu’ils venaient de capturer. Mais, à son départ, Bonaparte avait ordonné que la citadelle soit minée et détruite, afin que nous ne puissions pas récupérer ce qu’il ne pouvait conserver. Il ne pouvait y avoir eu aucune justification militaire à ce geste, contrairement peut-être aux incendies qui avaient mis les Français à mal lorsqu’ils avaient pris la ville ; c’était une simple marque d’irascibilité.
Toutefois, la chance, ayant choisi cet automne 1812 pour abandonner Bonaparte, l’avait complètement délaissé. Le Kremlin n’avait pas été détruit. Peut-être ses subordonnés n’avaient-ils ressenti que peu d’enthousiasme à exécuter un ordre aussi grossier. Peut-être la pluie avait-elle humidifié les mèches. Quelle qu’en soit la cause, seules quelques charges avaient pris feu. Mais, malgré le soulagement des Moscovites, les dommages infligés au Kremlin leur étaient une source d’intense souffrance. Face à la Place Rouge, tout ce qui se trouvait entre l’Arsenal et la tour Saint-Nicolas avait disparu, de même que plusieurs autres tours en direction de la rivière. M’aventurant à l’intérieur, je constatai que le palais à Facettes s’était effondré. Pire que tout, la grande croix dorée qui avait autrefois surmonté le clocher d’Ivan le Grand avait disparu. Elle n’avait pas été détruite par la moindre explosion, mais abattue et embarquée dans le cadre du pillage de Bonaparte.
Aussi triste que cela soit de constater la mutilation causée par le départ des Français, je me considérai chanceux d’avoir échappé à la brève dépression anarchique dans laquelle était tombée la population restée à Moscou durant les vingt-quatre heures suivant le départ des Français. Ce que j’en entendis était assez décourageant. Une foule avait marché sur la Maison des enfants trouvés, où l’on ne trouvait plus le moindre orphelin, mais des centaines de Français blessés, trop faibles pour être déplacés. Peu survécurent à la colère de la foule, bien que leur mort ait été plus rapide que celle de nombre de leurs camarades qui, eux, avaient été en mesure de marcher au cœur du glacial et fatal hiver russe. Si la foule s’était cantonnée à des actions de pure vengeance, celles-ci auraient pu être attribuées à quelque sens patriotique mal placé mais, d’après ce que l’on me raconta, le pillage était devenu plus répandu que jamais. Le ravitaillement, que l’on aurait dû partager entre tous les Moscovites, fut saisi par les plus forts et les plus égoïstes. Par chance, il y avait eu près de la ville des troupes russes sous le commandement du prince Khovansky, attendant le départ des Français, et la période durant laquelle aucune loi — ni française ni russe – ne régna fut heureusement brève. Lorsque je revins, la civilisation — sinon la civilité — avait été restaurée depuis longtemps.
L’auberge de Tverskaïa où je dormais habituellement (lorsque je ne fréquentais pas les étables ou les cryptes) avait au moins en partie survécu aux incendies. Les flammes avaient consumé une grande partie du pâté de maisons et une bonne moitié des chambres avaient été détruites, mais ses propriétaires étaient déjà revenus et tentaient de ressusciter leur commerce en utilisant les quelques pièces qui demeuraient habitables. Je bavardai avec l’aubergiste tandis qu’il me conduisait à une chambre d’une modestie décourageante. (La suite que j’occupais jadis n’existait plus – l’escalier qui y avait autrefois mené ne conduisait maintenant plus qu’à un précipice surplombant un terrain vague jonché de détritus et de gravats.) Il s’enquit de Vadim, Dimitri et Max. Je lui dis qu’ils allaient tous bien, trouvant plus facile de mentir au sujet de Max, mais j’en déduisis qu’il n’avait pas vu Vadim plus récemment que moi.
Il n’y avait pas grand-chose que je puisse faire pour retrouver la trace de Vadim. Lorsque les Français étaient arrivés, il avait — comme moi — plongé dans la clandestinité. Ses talents de dissimulation n’étaient peut-être pas les meilleurs au monde, mais, dans une ville de la taille de Moscou, je ne savais où commencer à chercher. Je ne pouvais que me présenter aux différents points de rendez-vous quotidiens que nous avions fixés plusieurs semaines auparavant. C’était un faible espoir, mais c’était le dernier plan d’action que nous avions. Aussi minces que soient les probabilités, c’était encore la meilleure chance que j’avais de le trouver. De surcroît, il y avait aussi la possibilité qu’un ou plusieurs des Opritchniki s’y présentent, une perspective que j’envisageais avec une certaine ambivalence.
Le point de rendez-vous du dimanche était l’église de Feodor Stratilit, à côté de la tour de Menchikov, à l’est du Kremlin. Je fis un léger détour pour revoir l’endroit où j’avais passé ma dernière nuit en ville, dans le logement minuscule de Boris et Natalia au sein du bidonville. Lorsque j’y parvins, il n’en restait rien, à part quelques biens de peu de valeur éparpillés çà et là, et je pus voir les restes des tentes de fortune que les gens avaient fabriquées. Je parvins même à retrouver l’endroit exact où, selon mon estimation, le recoin de Boris et Natalia était situé. Ils n’avaient rien laissé de valeur. Un tesson de bouteille émergeait de la boue. Mais j’étais incapable de dire si c’était la bouteille à laquelle j’avais bu, ou l’une de celles que je leur avais données, ou encore une autre bouteille égarée, jetée.
En me renseignant, j’appris que le campement avait été démantelé par les Français quelques jours seulement après que nous étions partis. Il n’y avait pas eu d’effusion de sang — les gens s’étaient tout simplement dispersés vers d’autres endroits de la ville. Il y avait peu d’espoir que quiconque sache où s’étaient rendus un cordonnier particulier et sa fille. Je poursuivis vers le rendez-vous auquel, je l’espérais, Vadim assisterait.
Il n’était pas là lorsque j’arrivai, un peu avant 21 heures. Il ne me fallut qu’un instant pour retrouver le message que j’avais laissé à son intention, griffonné dans la pierre tendre sur une partie basse du mur. Mon cœur battit plus vite dans l’anticipation qu’il ait pu le faire suivre d’un message de réponse, mais il n’y avait rien. J’attendis une heure, mais Vadim ne vint pas. Je m’en retournai vers mon lit.
Le lendemain matin, je fis la tournée des six autres points de rencontre, un peu comme je l’avais fait le dernier jour avant mon départ de Moscou. Mon but était, comme ç’avait été en partie le cas la veille au soir à l’église, de vérifier si Vadim avait laissé la moindre réponse à mes messages. La plupart d’entre eux étaient restés intacts. L’un de ceux tracés à la craie avait complètement disparu, probablement lavé par la pluie, et un autre avait été à moitié frotté mais il était encore, pour l’essentiel, lisible. Toutefois, je ne trouvai avec aucun d’entre eux une réponse correspondante de Vadim. Je vérifiai même la taverne incendiée, où je n’avais rien laissé du tout, au cas où Vadim y aurait écrit un message, mais il n’y avait rien.
S’il avait lu l’un des messages, il y aurait sûrement répondu. Même s’il avait instantanément décidé de nous rejoindre à Iouriev-Polski, il aurait au moins indiqué qu’il était passé au lieu de rendez-vous. Il était bien entendu possible qu’il soit venu sur place mais qu’il n’ait pas vu le message ; toutefois, je les avais placés à des endroits conventionnels, à des endroits où Vadim, avec ses années d’expérience, aurait certainement regardé. Je ne pouvais que conclure qu’il n’avait participé à aucun des rendez-vous depuis que nous l’avions vu pour la dernière fois, sous les arcades de Saint-Basile. Comme nous, il avait dû quitter la ville peu après. Mais même ainsi, n’avait-il pas laissé de messages à notre intention, comme je l’avais fait ? Ou alors il n’avait jamais quitté la ville et ne le pourrait plus jamais.
Cela semblait de plus en plus probable. Si Iouda s’était rendu compte que Vadim le suivait, il n’aurait eu aucun scrupule à se débarrasser de son poursuivant et à s’offrir un bon repas du même coup. Vadim aurait certainement bien combattu, mais son scepticisme était évident à la mention du mot « voordalak », et il n’avait peut-être pas été aussi prudent qu’il l’aurait dû. De surcroît, c’était Iouda, et non Vadim, que j’avais vu le plus récemment. Et qui sait s’il n’avait pas croisé l’un des autres Opritchniki ? En ce cas, Vadim n’aurait eu aucune chance. C’était une ironie du sort et un très faible réconfort de savoir que Iouda lui-même n’avait péri que quelques heures plus tard dans le brasier de la cave.
Mais, bien que je le redoute, je n’en savais rien. Il était tout aussi probable que Vadim ait fui Moscou. Si c’était le cas, comme la ville revenait à la vie, c’était maintenant le moment où il serait le plus susceptible de revenir, exactement comme moi. Je pouvais seulement me présenter à l’endroit approprié à 21 heures chaque soir, et espérer.
Cet après-midi-là, je me rendis rue Degtiarni. Je n’avais pas définitivement renoncé à Domnikiia mais, si elle était perdue pour moi, je voulais au moins que cela se termine sur une base amicale. Je voulais également me jeter à ses pieds et lui dire que je l’aimais, mais elle en était bien consciente et le dire ne changerait rien.
Je ne fus pas totalement surpris de constater que la maison close avait non seulement survécu aux incendies, mais aussi que Piotr Piétrovitch avait déjà repris les affaires, même si celles-ci ne semblaient pas encore être florissantes. Le fait que le bâtiment ait échappé aux flammes ne pouvait être attribué qu’à la chance, mais il était un homme qui savait comment être chanceux.
Domnikiia n’était pas dans le salon. Les autres filles étaient assises tout autour, languissantes, déjà fatiguées d’attendre des clients qui n’arrivaient pas. Aucune ne vint vers moi : elles connaissaient assez mon visage pour savoir qui j’étais venu voir. Dans l’escalier, je rencontrai Margarita.
— Oh, c’est vous, dit-elle de façon inhospitalière.
— Je suis venu voir Domnikiia.
— Je ne peux pas vous en empêcher, répondit-elle, et elle continua à descendre l’escalier.
— Désolé que le travail d’infirmière n’ait pas abouti, marmonnai-je juste assez fort pour qu’elle puisse l’entendre.
Je frappai à la porte de Domnikiia et entrai à son invitation.
— Oh, c’est toi, dit-elle d’un ton bien moins passionné – dans tous les sens — que celui avec lequel Margarita venait tout juste de prononcer les mêmes mots.
— Oui, dis-je. Je voulais te voir.
— Eh bien, tu me connais, Alexeï. Un travail est un travail et je ne refuse pas un homme qui a de l’argent.
— Ce n’est pas ce que je suis venu faire.
— Alors qu’est-ce que tu es venu faire ?
J’y réfléchis un instant et constatai que je ne le savais pas. Je connaissais fort bien l’objectif que je voulais atteindre, mais je n’avais pas vraiment de plan pour y parvenir. Je compris qu’il y avait une chose qui devait être dite, quelle que soit la façon dont je devais la quitter, en tant qu’amant ou en tant qu’ex-amant.
— Je suis venu te dire que je suis désolé, dis-je.
— Désolé de quoi ? De m’avoir crié dessus lorsque j’ai dit que je voulais être un vampire ?
Elle parlait dédaigneusement, comme si une telle excuse ne pouvait qu’avoir guère d’importance.
— Non, répondis-je, sachant que seule une honnêteté totale serait suffisante. J’ai eu raison de faire cela. Je suis désolé de ne pas avoir accepté tes excuses après coup.
— Pourquoi les as-tu refusées ?
Sa voix était soudainement pleine d’humilité. Je pouvais me vanter de mon appréciation sensible des subtilités du cœur féminin mais, en réalité, ce n’avait été que par chance que j’en étais venu à dire ce qu’elle voulait entendre.
— Je ne pensais pas qu’il était nécessaire de le dire. C’était évident.
— Vraiment ? (Elle parlait maintenant presque dans un murmure.) Pourquoi ?
— Parce que…
Mais je n’avais pas de réponse. C’était évident parce que je savais exactement comment fonctionnait mon esprit et ce que je ressentais pour elle. Mais elle, non.
Elle fit un pas dans ma direction.
— Y a-t-il autre chose d’évident que tu ne m’as pas dit ? s’enquit-elle de manière tentante, se tenant si près de moi qu’elle devait tendre le cou pour me regarder. (Je me penchai en avant pour l’embrasser. Elle porta ses doigts à mes lèvres pour m’arrêter.) Non, non, dit-elle en secouant la tête. Tu dois le dire.
— N’est-ce pas déjà évident ?
— Dis-le, Liocha ! murmura-t-elle, presque sans émettre le moindre son.
Je me penchai à son oreille et je le lui chuchotai. En me redressant, je vis sur son visage un sourire plus radieux encore que celui que j’avais observé sur le visage de Natalia lorsque Dimitri s’était rappelé sa fête. Je me penchai en avant pour l’embrasser et, cette fois, elle n’offrit pas la moindre résistance. Je la poussai vers le lit, mais à ce moment-là elle m’arrêta.
— Pas ici, dit-elle. Pas si nous n’y sommes pas obligés. Où loges-tu ?
— À l’auberge où j’allais d’habitude.
— Je viendrai tard, peut-être après minuit.
— C’est d’accord.
— Si je peux venir.
— Ce serait plus simple pour moi de te voir ici, lui dis-je.
— Non, je ne veux pas de cela. Je veux que ce soit comme à Iouriev-Polski, comme quand j’étais infirmière.
— D’accord, dis-je, et je l’embrassai encore.
Puis je partis.
J’attendis de nouveau Vadim ce soir-là. Nous étions lundi et, par conséquent, le lieu du rendez-vous était la Place Rouge. Je fis les cent pas pendant une heure environ. L’automne avait cédé la place à l’hiver et je marchais simplement pour ne pas avoir froid, les mains profondément enfoncées dans les poches. La place était loin d’être animée et ceux qui étaient là la traversaient prestement et résolument, ne désirant pas passer plus de temps que nécessaire dans l’air froid de la nuit. Vadim ne figurait pas parmi eux.
Je revins à l’auberge. J’avais indiqué au tenancier qu’une dame me rendrait peut-être visite et, ainsi, un sourcil levé à son adresse lorsque j’entrai fut suffisant. Un bref signe de tête négatif fut sa réponse. Mais il était encore tôt.
Je m’étais endormi lorsqu’elle pénétra dans ma chambre. Ce ne fut pas avant que je sente son corps nu et frais se serrer contre mon dos et s’enrouler autour du mien que je sus qu’elle était là. Je me retournai pour lui faire face.
— Dois-je dire quoi que ce soit maintenant, Domnikiia ? lui demandai-je doucement.
— Non, murmura-t-elle, avec un sourire que je ne pouvais voir. C’est évident.
Le matin suivant, je la raccompagnai rue Degtiarni. Il était presque midi. Nous étions restés au lit un long moment – aucun de nous n’ayant d’activité pour laquelle il était obligatoire de se lever tôt –, discutant de tout et de rien.
J’étais ensuite libre jusqu’à mon rendez-vous – ô combien je souhaitais pouvoir employer un mot qui lui conférait tant de certitude ! – avec Vadim. Je me trouvai à déjeuner puis errai dans les rues, évaluant la vitesse à laquelle Moscou récupérait de son occupation.
La ville allait, à mon avis, s’en remettre. Pétersbourg n’était devenue notre capitale que cent ans auparavant. Neuf ans avant cela, ce n’était qu’un marécage. Il avait fallu la détermination d’un grand homme, le plus grand de notre histoire, le Tsar Pierre Ier, pour construire les premières structures sur ce marais et pour en faire ensuite sa capitale en un laps de temps si court. Aujourd’hui, aucun homme vivant ne l’égalait, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Bonaparte avait aspiré à hériter de ses lauriers, mais il y avait longtemps qu’il s’était montré indigne d’eux. Sa retraite de Moscou était la preuve finale de son échec à atteindre un tel statut.
Ainsi, nous n’avions pas de Pierre pour reconstruire la ville pour nous, mais nous avions des milliers – des centaines de milliers – de Petrouchkas4, de petits Piotr qui, individuellement, ne pourraient pas plus ressusciter Moscou de ses cendres que je pouvais moi ressusciter les morts de leurs tombes, mais qui, tous ensemble, pourraient lui redonner son ancienne grandeur, si récemment perdue. Et ils n’avaient même pas à la construire en partant de rien. Ils avaient leurs souvenirs et, malgré ce qui avait été perdu dans les incendies, la forme fondamentale de la ville subsistait. On peut toujours brûler des bâtiments, mais il est plus difficile de brûler des rues. Par conséquent, le plan d’une ville peut survivre.
Et, bien entendu, un tiers de la ville était resté intact. J’étais en train de parcourir l’une de ces rues indemnes lorsque je remarquai trois boutiques de cordonniers, serrées les unes contre les autres comme on le voit souvent entre rivaux d’un même commerce, partageant leur chaleur mais jalousant leur clientèle. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre de chacune d’elles. Ne voyant pas ce que je recherchais, j’entrai dans la troisième et m’adressai au commerçant.
— Avez-vous déjà rencontré un cordonnier du nom de Boris Mikhaïlovitch ?
— Boris ? répondit l’homme. Oui, je le connais.
— Sa boutique est-elle par ici ?
— Non, non.
— Savez-vous où elle se trouve ? demandai-je.
— Elle ne se trouve nulle part. Elle a brûlé lors de la première nuit des incendies.
— Mais il a survécu ; cela, j’en suis sûr. L’avez-vous vu récemment, lui ou sa fille ?
— Ah, c’est donc Natalia qui vous intéresse, c’est cela ? Eh bien, je les ai vus tous les deux il y a une semaine environ – après que les Français sont partis –, mais pas depuis.
— Peut-être qu’ils ont disparu, suggéra son assistant, qui était en train de balayer tout autour de nous. Comme les autres.
Il avait souligné le mot « disparu » comme s’il était nouveau pour lui, ou qu’il avait adopté une signification nouvelle, plus spécifique.
— « Disparu » ? demandai-je.
—Des gens sont venus en ville mais ils ne sont pas restés, expliqua le commerçant sans se montrer très concerné. Je crois qu’ils ont simplement décidé qu’il n’y a pas d’affaires à faire ici et qu’ils sont partis ailleurs. Oleg Stépanovitch, le boulanger de la rue, est le seul que j’aie connu personnellement. Revenu à Moscou, il a rouvert sa boutique, l’a fermée le soir, et n’a pas rouvert le lendemain. Je crois qu’il s’est mis à poursuivre l’armée parce qu’ils paient plus pour son pain, mais il ne l’a pas dit à sa femme, alors il ne poursuit peut-être pas que l’armée.
— Moi, je crois que Bonaparte a laissé derrière lui certains de ses hommes, cachés, pour nous abattre un par un à mesure que nous revenons, suggéra l’assistant, s’appuyant sur son balai.
— Eh bien, s’ils s’emparent de toi, Vitia, dit le cordonnier, il faudra longtemps avant que quiconque remarque la moindre différence ici.
Le balayage reprit rapidement.
Je remerciai ces hommes et poursuivis mon chemin, sachant à présent que les Opritchniki étaient toujours en ville. Ce qu’ils avaient raconté était vague, mais c’était aussi effroyablement similaire aux histoires qui avaient vu le jour partout où les Opritchniki s’étaient trouvés. Imaginer que ç’avait été le sort de Boris et sa fille était hasardeux, mais je savais alors que, pour eux et pour tout le monde, la ville n’était pas sûre.
Le rendez-vous de ce soir-là était fixé à l’église Saint-Clément. Tandis que j’attendais dehors, je me remémorai la dernière fois que j’étais venu là, exactement six semaines auparavant, et ma rencontre avec Ioann et Foma. Ioann était bel et bien mort, je le savais – plus mort encore qu’il ne l’avait été lorsque nous nous étions rencontrés –, mais je ressentais toujours la crainte que Foma puisse revenir cette nuit-là pour prendre sa revanche. À l’heure qu’il était, ils devaient être au courant du fait que quatre de leurs camarades étaient morts en l’espace de quelques nuits. Ils n’auraient pas besoin d’être supérieurement doués – et ce n’était pas le cas, surtout maintenant que Iouda n’était plus là pour penser à leur place – pour en déduire que je pouvais être, d’une certaine manière, responsable. Mais quelles qu’aient été leurs déductions, aucun d’eux ne se montra. Pas plus que Vadim.
Pour aggraver encore les choses, Domnikiia ne me rendit pas visite cette nuit-là. Il est remarquable avec quelle rapidité on peut s’habituer à ne pas dormir seul.
Dans un sens, ce fut une bonne chose que Domnikiia reste à distance. Le matin suivant, je reçus une lettre de Marfa. Elle était datée de plus de trois semaines plus tôt mais, dans la confusion de l’occupation et de la retraite françaises, c’était déjà un miracle qu’elle me parvienne.
Lorsque j’étais à Iouriev-Polski, je lui avais envoyé plusieurs lettres, mais avais évidemment croisé celle-ci. Son inquiétude pour ma sécurité se devinait entre chacune des lignes qu’elle avait écrites. Elle rapportait les nouvelles qu’ils entendaient à Pétersbourg et la crainte qui y régnait que Bonaparte soit bientôt en train de marcher vers eux. Marfa se sentait rassurée, croyant que, tant que le Tsar restait à Pétersbourg, ils seraient en sécurité. Elle impliquait ainsi qu’Alexandre Ier les protégerait mais, en réalité, elle sous-entendait que, dès qu’il déguerpirait, ils sauraient les ennuis proches. Sa compréhension de la politique était, comme toujours, remarquablement lucide, surtout pour une femme.
Dimitri Alekseevich avait été un peu malade, mais il allait mieux désormais. Il avait demandé quand j’allais rentrer à la maison. Je fus froissé qu’elle écrive cela. J’eus le sentiment que Marfa utilisait notre fils pour exprimer ses propres désirs. Non pas qu’il ait été faux que Dimitri souhaite me revoir à la maison, ou qu’il soit déraisonnable que Marfa y aspire aussi. Cela me déplaisait simplement qu’elle empiète sur mon désir de tout avoir. Il était étrange que je n’en veuille qu’à Marfa et non à Dimitri, mais je n’avais certes pas de fils rival ici à Moscou.
Elle n’avait pas écrit beaucoup au sujet de la mort de Maxime, mais le peu qu’elle avait inclus réussissait, à sa propre manière, à exprimer à peu près les mêmes sentiments que j’avais eus. L’approche de Marfa était simplement d’ignorer les raisons qui avaient conduit à l’exécution de Max. Elle parvenait à décrire sa peine sans jamais se confronter au fait désagréable que Max ait été un traître. Elle aurait écrit les mêmes mots s’il avait été passé au fil d’une épée française à Borodino. C’était un réconfort indicible de lire ses mots au sujet de Max, comme s’il était décédé d’une mort décente de soldat. Elle s’épargnait son embarrassante trahison sous-jacente et je me voyais momentanément soulagé de ma culpabilité pour l’avoir abandonné.
La dernière nouvelle était que la fille de Vadim, Yelena, avait donné naissance à un garçon le 6 septembre. Il était né un peu plus tôt que prévu mais il était en excellente santé et avait été baptisé Rodion Valentinovitch. Marfa s’attendait à ce que je sois déjà au courant de tout cela, car j’aurais dû l’apprendre directement de Vadim, mais je pouvais voir qu’elle espérait que ce ne soit pas le cas et que, non seulement elle aurait le plaisir d’être la première à me l’annoncer, mais aussi que j’aurais à mon tour le plaisir d’être le premier à l’apprendre à Vadim.
Être le deux centième à l’apprendre à Vadim m’aurait quand même satisfait, ne serait-ce que pour le plaisir de le voir.
J’écrivis une réponse rapide à Marfa, racontant très peu de choses en dehors du fait que j’étais en sécurité et de retour à Moscou. Je ne dis rien de Dimitri ou de Vadim, dans la mesure où dire que Dimitri était en sécurité impliquerait que Vadim ne l’était pas, et je ne voyais pas d’intérêt à sonner l’alarme indûment. Pour autant que je sache, il pouvait être revenu directement à Pétersbourg et pouponner son petit-fils adoré, le berçant dans ses bras à ce moment même.
Je me rendis rue Degtiarni pour découvrir ce qui était arrivé à Domnikiia la nuit précédente. Lorsque j’arrivai, je fus informé qu’elle était occupée. Je savais qu’elle travaillait encore, mais la réalité de ce fait restait tout de même désagréable. C’était, j’imagine, la raison pour laquelle elle avait dit que nous ne devrions pas nous retrouver là. Je ressortis et commençai à jeter agressivement des cailloux à sa fenêtre. Rapidement, sa tête surgit. Je me sentis immédiatement préoccupé à l’idée que j’empiétais sur son territoire, inquiet qu’elle me renvoie brusquement, un peu comme je l’aurais fait si elle m’avait interrompu sur le champ de bataille. Une étrange image.
Son visage, cependant, respirait le plaisir en me voyant.
— Est-ce que ça va ? demandai-je.
— Je vais très bien, Liocha. Comment vas-tu ?
— Que t’est-il arrivé hier soir ?
— J’ai été débordée. Je suis désolée.
Elle afficha une mine désolée tout en prononçant ce mot.
— Je ne me plains pas. J’étais juste inquiet.
Elle eut un petit sourire.
— Tu as peur de moi, n’est-ce pas ?
— J’ai peur de te perdre. J’aimerais mieux que tu n’aies pas l’air si heureuse.
— Charmant ! Ne devrais-je pas être contente de te voir ?
— Alors tu étais malheureuse jusqu’à ce que tu ouvres la fenêtre ?
— Accablée.
Elle afficha un large sourire.
— Bien. Maintenant, moi je suis heureux.
J’entendis une voix d’homme l’appeler depuis sa chambre.
— Je dois y aller, dit-elle.
— Je te verrai ce soir ? demandai-je.
— J’essaierai.
Et sur ce, elle disparut.
Ce soir-là, je retournai au pont de Pierre, me raccrochant à l’espoir – toujours plus mince – de voir Vadim. Cela ne faisait que trois jours que j’étais revenu à Moscou, mais il était déjà perceptible que davantage de gens regagnaient la ville. Comme chez un homme vidé de la quasi-totalité de son sang, mais pas tout à fait au point de mourir, la couleur commençait à revenir aux joues de Moscou. Bien que l’heure soit tardive, le pont était toujours animé, plus animé même qu’en des temps plus heureux, dans la mesure où les gens devaient faire face à une somme de travail accrue.
Alors que je me tenais sur le pont, il se mit à neiger. C’était la première véritable chute de neige de l’hiver, plus importante que ce que nous avions vu à Iouriev-Polski mais tenant à peine. Un présage de ce qui était à venir. C’était un autre signe de la précocité de l’hiver cette année-là, mais les Moscovites – et tous les Russes – étaient bien préparés et prendraient l’hiver comme il viendrait. En retraite, à l’ouest, on ne pouvait en dire autant des Français.
J’attendis pendant plus de une heure, examinant chaque visage qui passait devant moi, mais Vadim n’était pas parmi eux. Je repris la direction du nord, vers mon lit et, je l’espérais, Domnikiia. Je contemplais les tours du Kremlin lorsque j’entendis quelqu’un juste derrière moi murmurer à mon oreille.
— Assassin !
Je me retournai, mais il n’y avait personne à proximité. À quelques pas, je vis un homme grand et déguenillé s’éloigner. Ce n’avait pu être que lui. Je le suivis. Bien qu’il n’ait jamais besoin de courir, ses longues jambes le portaient à une allure incroyable, me forçant à me lancer au trot. Alors que nous avancions vers le pont de Pierre, je vis ma poursuite entravée par la foule, et heurtai des gens dans ma hâte. Pour l’homme, la foule ne présentait aucun obstacle, semblant s’ouvrir devant lui comme la mer devant la proue d’un navire tandis qu’il traversait le pont à grands pas résolus.
Nous atteignîmes l’autre côté de la rivière et du canal de Vodootvodny avant que je parvienne à le rattraper. Je posai ma main sur son épaule et il n’offrit aucune résistance à se tourner pour me faire face. Il était grand et pâle, avec de nombreuses petites cicatrices sur le visage. Ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, étaient lâches et ébouriffés. Ses yeux sombres, noirs, regardaient dans ma direction mais ne semblaient rien voir. Il n’y avait aucune raison particulière à cela, mais je savais au fond de mon cœur que j’étais face à un vampire, et de surcroît, un vampire qui n’était pas l’un des Opritchniki. J’avais cru que je n’aurais qu’à affronter cinq autres de ces créatures, mais maintenant – comme ma grand-mère m’avait raconté qu’ils le pouvaient, et comme j’avais espéré qu’elle l’avait inventé – les vampires s’étaient reproduits. Et s’ils avaient produit ce descendant particulier, combien pouvait-il y en avoir d’autres ? Ils allaient devenir impossibles à arrêter.
La créature me regarda fixement pendant quelques secondes puis se détourna et poursuivit son chemin. Je demeurai un moment pétrifié, réfléchissant au nombre de vampires que je devrais affronter ; au fait que j’avais contribué à les introduire dans une ville où ils resteraient peut-être à tout jamais. Ils n’avaient pas remarqué – ou ne se préoccupaient pas du fait – que leur source de nourriture ne parlait plus français mais russe. Le monstre que j’avais suivi pouvait n’être qu’un seul parmi des dizaines d’innocents Moscovites, choisis au hasard, qui avaient non seulement été privés de leur vie, mais aussi d’une vraie mort, lorsque le fléau monstrueux s’était répandu.
Et pourtant, quelque part au fond de mon esprit, je reconnus le visage que je venais tout juste d’étudier. Ce n’était certainement pas l’un des Opritchniki, ni quelqu’un que je connaissais très bien. C’était un individu que j’avais précédemment vu à Moscou. Puis cela me frappa : un cadavre qui ne se décomposait pas. Quelques semaines auparavant, lorsque les morts et les blessés de Borodino étaient arrivés en ville, j’avais brièvement plongé mon regard dans ces mêmes yeux sombres pour vérifier que le grenadier était effectivement mort. Le prêtre avait décrété que c’était un miracle que le corps ne se putréfie pas, mais je savais maintenant que ce n’était pas le cas. Le cadavre n’avait pas pourri parce que le corps avait survécu à la mort de l’âme. Vraisemblablement, l’un des Opritchniki, lors de notre première incursion à l’ouest, l’avait transformé en l’un des leurs. Le processus devait prendre un certain temps. Lorsque je l’avais vu, il était quelque part entre deux états d’existence : mort en tant qu’humain mais pas encore vivant en tant que vampire. Mais il était à présent un voordalak à part entière.
Je continuai à le poursuivre mais plus furtivement, comme j’avais traqué Foma, Matfeï puis Ioann. Ce vampire ne faisait pas preuve de leur discrétion, marchant dans les rues sans montrer aucune peur. De fait, qu’y avait-il à craindre ? La ville était de nouveau libre. Il n’avait pas à s’inquiéter d’être arrêté par une patrouille française et il pouvait se promener sans la moindre entrave, aussi libre que n’importe quel autre Russe. J’étais, moi aussi, dans une meilleure posture du fait que les Français étaient partis. Je pouvais porter mon épée qui, bien qu’elle m’apporte un certain réconfort, n’était pas la meilleure arme à ma disposition, je le savais. La dague de bois qui, j’y comptais bien, devrait s’avérer bien plus utile, était glissée dans mon manteau. J’y plongeai la main et la saisis fermement, rassuré et enhardi par la texture du bois sculpté.
Les méandres qu’il décrivit à travers la ville auraient pu être mis sur le compte de sa méconnaissance des dieux, mais il me semblait davantage qu’il essayait tout simplement de passer le temps. Ce ne fut qu’aux premières heures du matin qu’il atteignit enfin sa destination et se présenta à la porte d’une maison particulièrement grandiose, certainement la propriété de l’une des plus riches familles de la ville. Elle n’était pas loin de la cave où j’avais laissé Iouda et Ioann brûler tant de semaines auparavant. Cette résidence paraissait étrangement préservée par rapport à celles qui l’entouraient. La zone n’avait pas souffert des incendies, mais aucune rue de Moscou n’avait été épargnée par les pillards, qu’il s’agisse de Moscovites ou d’envahisseurs. Tout le long de la rue, les fenêtres étaient brisées ; les portes, défoncées. Les pièces de butin rejetées – et les temps étaient assez durs pour que seuls les objets les moins pratiques (livres, peintures et autres) soient dévalorisés au point d’être exclus – étaient éparpillées à l’extérieur. Mais les fenêtres de cette maison étaient intactes, sa porte constituant toujours une barrière. Même la rue devant, bien que sale, était exempte des débris qui jonchaient le sol devant ses voisines. C’était comme si un fidèle serviteur était resté dans la maison et qu’il avait – par habitude et ignorant le tumulte autour de lui – conservé le bâtiment dans l’état de propreté qui lui seyait. Et pourtant, dans le chaos qui s’était abattu sur Moscou, aucune diligence n’aurait pu à elle seule maintenir un tel ordre. Une force incroyable aurait été nécessaire. L’absence d’ordures autour de la maison rappelait l’absence d’insectes dans le coin sombre d’une pièce où une araignée se tient en embuscade.
Le soldat déverrouilla la porte et entra, sans crainte de rencontrer le véritable propriétaire de la résidence. Bien que les riches et les puissants ne soient pas encore revenus à Moscou en grand nombre, beaucoup avaient au moins envoyé des domestiques en éclaireurs afin de réoccuper leurs propriétés. Peut-être les occupants de cet endroit avaient-ils fait de même. Un serviteur arrivant pour ouvrir la maison ne s’attendrait guère à la trouver infestée de vampires et se verrait rapidement régler son compte.
Malgré l’atmosphère prophylactique qui flottait autour du bâtiment – et dont l’explication n’était que trop facile à imaginer –, je ne pouvais être absolument certain que c’était l’endroit où la créature prévoyait de dormir. L’aube ne poindrait pas tout de suite et j’attendis donc un moment pour voir s’il allait réapparaître. Au bout de une heure environ, personne n’était sorti ou entré dans la maison. Même si je savais ce que je pouvais rencontrer à l’intérieur, je n’avais aucun doute quant au devoir que je devais accomplir.
Je me rendis jusqu’à la porte et essayai d’utiliser la poignée. Il ne l’avait pas verrouillée derrière lui. À l’intérieur, le corridor était sombre mais, sur une table, je trouvai une lampe à huile que j’allumai et gardai avec moi. C’était une grande maison aux nombreuses pièces : le vampire pouvait être caché dans n’importe laquelle. Je sortis mon poignard en bois et le tins fermement, conscient qu’à tout moment je pouvais être appelé à l’utiliser.
Je commençai par me rendre à la cave, sachant par expérience que c’était l’endroit où un voordalak établirait sa tanière, mais je ne trouvai rien de fâcheux. La seule chose notable était que le mur de la cave avait été grossièrement abattu, de sorte qu’elle était reliée à la cave du bâtiment adjacent. J’y jetai brièvement un coup d’œil, mais je n’y vis rien. Une légère odeur d’eaux usées salua mes narines. Je compris que la rue à l’extérieur devait être proche de la Neglinnaïa, l’affluent de la Moskova dans laquelle de nombreux égouts de la ville se jetaient. Durant les périodes fastes de Moscou – lorsque les gens étaient suffisamment nombreux et nourris pour saturer les égouts – la puanteur devait être bien plus forte ; néanmoins, quelque part au-delà de ce mur abattu, il y avait un passage souterrain vers cette canalisation publique.
Les chambres du rez-de-chaussée étaient vides elles aussi, bien qu’elles soient étonnamment bien meublées, comparées aux maisons que j’avais vues en ville. Les résidences qui n’avaient pas été vidées par leurs propriétaires en fuite avaient été dévalisées par les envahisseurs français, mais cet endroit demeurait funestement habitable, presque accueillant. Cela corroborait l’idée selon laquelle le bâtiment était en quelque sorte « béni », protégé de quiconque oserait le dépouiller. De fait, certaines des chambres semblaient avoir trop de meubles, comme si quelques-uns avaient été déplacés ici pour faire de la place dans d’autres pièces de la maison. Le seul signe de bouleversement sérieux – quelque peu incongru – était la disparition de lattes de parquet dans un certain nombre de pièces, m’obligeant à progresser sur les solives.
Cela me rappela soudainement la maison de ma grand-mère. Ces appartements-ci, à l’instar de nombreuses pièces chez elle, étaient inhabités, mais aucune tentative sérieuse n’avait été menée pour les fermer ou pour en protéger ou vider le contenu. Pour ma grand-mère, ç’aurait été un aveu de son déclin que d’abandonner les pièces inutilisées de sa maison. Pour les occupants de celle-ci, c’était probablement davantage une question de paresse que de fierté. Ici, devinai-je, comme dans la maison de ma grand-mère, il devait y avoir une ou deux pièces au cœur du bâtiment, où séjournaient ses résidents. Mais, contrairement à un autre visiteur d’une autre maison de grand-mère – dans une histoire que ma propre aïeule m’avait racontée –, je ne trouverais pas un loup en ces lieux, mais quelque chose de bien pire.
J’entrepris de gravir l’escalier. Les ombres projetées par ma lampe à travers la balustrade créaient des formes étranges sur les murs du corridor de l’étage. Soudain, j’entendis un bruit de froissement et quelque chose s’enfuit dans le couloir, se réfugiant dans un coin.
J’élevai la lampe et scrutai dans la direction où la chose avait disparu. C’était un rat, pétrifié dans l’angle, l’air presque pitoyablement effrayé, les yeux semblables à des perles reflétant la flamme de la lampe. Jetant un coup d’œil alentour, je pus constater à des reflets similaires qu’il y avait ici des dizaines de rats, chacun signalé par la même paire de minuscules points de lumière. Cela me parut particulièrement étrange. Je n’avais pas observé de rats au rez-de-chaussée, ni même dans la cave. Pourquoi auraient-ils tous choisi de se rassembler ici au premier étage ? Qu’est-ce que ces yeux fixes et brillants, me demandai-je, avaient bien pu trouver ici qu’ils ne pouvaient obtenir en bas ?
C’est à ce moment-là, alors que je progressais dans l’escalier et que ma tête s’éleva au-dessus du niveau du sol, que je remarquai l’odeur. C’était celle d’un charnier. Je pensai immédiatement à la puanteur de l’haleine de Zmiéïévitch, qui était due – je le savais maintenant – aux relents de chair et de sang humains crus, en cours de putréfaction, qui s’élevaient de son estomac. Résistant à mon envie grandissante de vomir, je suivis l’odeur dans une pièce située à gauche de l’escalier. J’entendis le trottinement des rats qui déguerpissaient devant moi. Lorsque je pénétrai dans la pièce, la puanteur se fit plus forte et sa source me fut immédiatement révélée. Sur le sol étaient allongés dix cadavres – portant à eux tous un assortiment d’uniformes français ou de leurs alliés. Ils en étaient à divers stades de décomposition. Sur certains, aucun trait humain ne demeurait identifiable. Sur d’autres, les blessures révélatrices à la gorge, qui trahissaient à la fois la méthode et le mobile de la mort, étaient encore visibles. Entre-temps, elles avaient commencé à se dissoudre en une éponge informe de chair en décomposition.
Je n’inspectai aucun des corps de très près. La lumière de la lampe était faible et s’approcher n’était pas une expérience agréable. Je jetai un regard sur le reste de la pièce. Outre la porte par laquelle j’étais entré, il y en avait une autre qui menait vers une pièce mitoyenne. Avant d’y pénétrer, je regardai en arrière et observai comment, contrastant avec la négligence avec laquelle les corps avaient été profanés par les crocs des vampires, leur agencement était plutôt ordonné. Les dix corps avaient été soigneusement placés en deux rangées, comme s’ils étaient dans une salle d’hôpital. Ce n’était pas différent d’une table de salle à manger dans une imposante demeure telle que celle où je me trouvais. La vaisselle, les verres à vin et les couverts sont disposés avec un soin méticuleux, mais le convive n’accorde que peu d’attention à la carcasse négligée du poulet qui reste dans son assiette une fois qu’il a mangé.
Ici, je pus comprendre pourquoi certaines des pièces du bas avaient été surchargées de meubles. Il avait fallu faire de la place à l’étage pour conserver ces souvenirs, un peu comme un homme pourrait surcharger une pièce de peintures pour laisser dans une autre l’espace libre pour les têtes empaillées de loups et d’ours qu’il a chassés, sourd aux protestations de son épouse, outrée de voir des choses aussi laides dans sa maison. Ces bêtes empaillées se voyaient toujours attribuer des poses bien plus terrifiantes et agressives que lorsqu’elles avaient été tuées. On ne pouvait en dire autant des corps étalés ici de façon si ordonnée. C’était plutôt leur aspect sans défense, et non leur majesté, qui était mis en valeur par cette présentation. Les Opritchniki ne voyaient pas la moindre noblesse dans leurs proies, et n’avaient pas davantage d’épouses pour modérer leurs goûts en matière de décoration.
L’agencement me révélait autre chose. Il n’y avait que dix cadavres dans la pièce parce qu’elle ne pouvait en contenir plus. La porte menant à la pièce voisine me lançait une invitation. Lorsque je la franchis, j’entendis un bruissement derrière moi : les rats retournaient à leur activité, que j’avais interrompue.
La pièce suivante était plus grande et conservait quelques vestiges de mobilier. Dans un coin, il y avait un fauteuil à haut dossier et, à proximité, un paravent d’allure orientale. Ailleurs, une table, des chaises et un tabouret rendaient cette pièce un peu plus « vivante », même si je grimaçai à cette évocation. Une seconde porte conduisait vers le palier. Les fenêtres, comme celles de toutes les pièces où j’avais pénétré, étaient dissimulées derrière des rideaux épais et lourds. De nouveau, il y avait ici des cadavres, mais la pièce n’était pas encore pleine. Seuls deux d’entre eux portaient des uniformes français et tous deux étaient moins décomposés que les cadavres de l’autre pièce. À côté de ceux-ci, les corps étaient très différents. Ils étaient pauvrement vêtus de nippes ordinaires. De cela et, tout simplement, de leurs visages, je pouvais déduire qu’ils étaient russes. Tel un archéologue, j’avais découvert une division entre deux strates que je pouvais utiliser pour déterminer une date précise : celle à laquelle les Français étaient partis et les Opritchniki avaient choisi de ne pas les suivre, mais de rester ici et de profiter d’un abondant ravitaillement alternatif.
Il y avait sept cadavres russes dans la pièce. Les soldats étaient naturellement tous des hommes, mais, quand les Opritchniki étaient passés aux civils, ils n’avaient pas affiché la moindre discrimination quant au sexe. L’un des corps était petit, à peine plus grand qu’un enfant. Sa tête, couverte de denses boucles de cheveux noirs, était tournée sur le côté, rendant les horribles lacérations de la gorge encore plus béantes. Je ne voyais pas son visage. Pendant un moment douloureux, je crus que c’était Natalia. Je bondis à travers la pièce et tournai sa tête pour étudier ses traits, refermant ainsi les blessures d’un côté de son cou. Ce n’était pas elle. Ce n’était même pas une fille, mais un garçon à peu près de son âge. Je me relevai, soulagé de ne pas avoir à souffrir ce deuil, et qu’il puisse être supporté par d’autres quelque part dans la ville, qui connaissaient et aimaient ce garçon.
Je me dirigeai vers le paravent oriental et le déplaçai. Derrière, un personnage se tenait droit, son visage atroce et crispé me fixant directement. L’effroyable puanteur de la putréfaction était plus puissante que jamais et je me rejetai en arrière, bousculant le paravent et le faisant tomber.
Je m’étais trompé. Le corps n’était pas debout, il était suspendu – suspendu comme un manteau nonchalamment accroché à une patère. Un long clou avait été enfoncé dans le mur derrière et le corps avait été enfoncé dessus, de sorte que la tête du clou était visible, émergeant du cou, sous le menton. Il était dans une position qui ne devait pas beaucoup entraver les Opritchniki pour manger. Le cadavre était ancien et presque aussi décomposé que certains de ceux qui se trouvaient dans l’autre pièce, mais il ne portait pas d’uniforme français, simplement des vêtements ordinaires. Les blessures de son cou avaient commencé à se putréfier longtemps auparavant, à un point tel qu’il était surprenant qu’il ait encore l’intégrité pour supporter le poids du corps sur cet unique clou. L’essentiel de la chair du visage avait commencé à se décomposer, mais la barbe demeurait encore, ainsi que les yeux.
Et ainsi, malgré l’obscurité et l’horrible putréfaction de son visage, le cadavre n’était pas méconnaissable. Ses vêtements, sa barbe et ses yeux – surtout ses yeux – le trahissaient.
C’était Vadim.
Il devint alors clair que Rodion Valentinovitch ne serait jamais tenu par son grand-père ; que leurs vies ne s’étaient chevauchées que quelques heures ou jours, voire pas du tout. Vadim n’avait même pas pu avoir connaissance de l’existence de son petit-fils, et ni moi ni personne d’autre n’aurait le plaisir de la lui annoncer. Je ne pouvais pas pleurer. J’avais su depuis longtemps que Vadim était mort ; je l’avais su depuis que j’avais vu Iouda arriver à cette maison de Kitaï-Gorod sans Vadim sur ses talons. Chaque fois que j’avais essayé de rencontrer Vadim depuis, chaque fois que j’avais échoué, j’avais ressenti un peu de peur et de tristesse, et j’avais soupçonné que son absence indiquait son incapacité totale à se présenter au rendez-vous. Et de voir ainsi son corps était davantage une confirmation qu’une révélation. Cependant, je regrettais – comme ç’avait été et était toujours le cas vis-à-vis de Max – de n’avoir pas eu alors l’occasion de lui faire mes adieux convenablement et de ne pas avoir maintenant la possibilité de le pleurer.
Je me détournai et mon pied frappa quelque chose de creux, en bois. Le cadavre de Vadim n’avait pas été la seule chose dissimulée par le paravent. Je venais aussi de trouver ce que j’étais venu chercher dans la maison. C’était un cercueil mais, de nouveau, comme ceux de Matfeï et Varfolomeï, il n’avait pas été conçu initialement pour cet usage ; c’était simplement une caisse de taille et de forme convenables.
Je le tirai à distance du mur, vers le centre de la pièce, et en forçai le couvercle. À l’intérieur dormait le soldat que j’avais, si longtemps auparavant, vu mort mais non putréfié, et que j’avais cette nuit suivi jusqu’à cette maison. Ses yeux étaient fermés et ses mains étaient posées sur son ventre. J’élevai la main, serrant fermement ma dague de bois au-dessus de ma tête, prêt à l’abattre de toutes mes forces sur le cœur du monstre endormi.
Ses yeux s’ouvrir d’un coup. Il m’adressa le même regard mort et, de nouveau, siffla l’unique mot que je l’aie jamais entendu prononcer.
— Assassin !