Chapitre 19

Sur-le-champ, je précipitai le bras vers la poitrine de la créature, mais une main me saisit le poignet et je ne pus atteindre ma cible. Une autre paire de mains se saisit de mon bras gauche et je fus traîné à distance du cercueil, vers le mur. Le soldat russe s’extirpa du cercueil et s’approcha de moi.

Les deux hommes qui m’avaient empoigné relâchèrent leur étreinte et celui à ma droite ordonna au soldat : «Tiens-le.» C’était une voix que je connaissais et que je n’aurais pas dû entendre ; la voix d’une créature que je croyais avoir annihilée dans une cave en feu, de nombreuses semaines auparavant. C’était Iouda.

Le soldat appuya la main contre ma poitrine, révélant une force incroyable, et je me retrouvai incapable de bouger. Iouda et mon autre cerbère – lorsqu’il pénétra dans la lumière, je vis que c’était Andreï – marchèrent jusqu’au milieu de la pièce.

— Vous êtes surpris de me voir, je pense, dit Iouda presque du ton d’un hôte bonhomme.

— Un peu, répondis-je.

— Cela doit être tellement déplaisant, poursuivit-il, de croire que vous avez assassiné quatre de vos camarades – des hommes qui sont venus dans votre pays avec bonne volonté, à votre invitation, pour se battre à vos côtés –, cela doit être tellement irritant de découvrir que l’un des quatre a survécu.

Je ne répondis pas.

— Votre ami Maxime a fait la même erreur, déclara Andreï, ne faisant aucun des efforts affectés de Iouda pour dissimuler son dégoût.

— Alors comment êtes-vous sorti ? demandai-je.

— Ne pouvez-vous donc pas trouver vous-même ? demanda Iouda. Mon bon ami Dimitri Fétioukovitch m’a sauvé. Au moment où vous êtes arrivé, il m’avait déjà réveillé et aidé à me mettre en sécurité.

— En sécurité ? où ça ? Vous ne pouvez pas sortir à la lumière du jour.

— Non, bien sûr que non, mais dans ces grands bâtiments connectés, on peut se déplacer d’une maison à l’autre sans avoir jamais besoin de sortir. Avoir un peu plus de force que les êtres humains aide aussi. Cela nous permet d’abattre au besoin un mur çà et là, entre deux maisons.

J’avais vu des exemples de la force de ces créatures, plusieurs semaines auparavant, et je la sentais dans la main qui me plaquait contre le mur. Je me demandais quels autres pouvoirs ils pouvaient posséder et, de surcroît, quelles pouvaient être leurs faiblesses.

— Et c’est tout ? demandai-je. Votre force ? est-ce le seul avantage que vous autres créatures avez sur nous ?

Iouda rit ; mes intentions avaient été flagrantes.

— Peut-être voudriez-vous une liste écrite ? Trente-six raisons pour lesquelles les vampires sont supérieurs aux humains ? Eh bien, cela ne va pas vous aider, Liocha. Non, notre force n’est rien. Je pense que c’est juste un effet secondaire du régime alimentaire. Ce qui nous rend supérieur n’est pas quelque chose que nous avons, mais quelque chose dont nous manquons. Nous n’avons pas de conscience. Lorsque nous agissons, nous ne sommes tenus par aucune règle morale. Nous n’avons peur d’aucune récrimination ni sur terre ni en enfer. Nous pouvons réaliser des choses dont vous ne pourriez même pas rêver parce que nos rêves ne sont hantés ni par le doute vis-à-vis de notre vertu ni par des préoccupations pour autrui.

— Et qu’avez-vous donc vraiment réalisé ? lui demandai-je avec mépris.

Il choisit d’ignorer la question.

— Je peux faire des choses dont vous ne seriez jamais capable. Lorsque j’ai surpris Vadim Fiodorovitch en train de me suivre (il fit négligemment un mouvement de tête vers le cadavre suspendu), mes scrupules auraient pu me commander de le laisser partir, mais je ne l’ai pas fait. Lorsqu’il m’a dit qu’il était simplement curieux de voir comment je travaillais, j’aurais pu le croire, mais je ne l’ai pas fait. Lorsqu’il m’a supplié d’avoir pitié, me parlant de l’épouse et de la famille qu’il aimait, j’aurais pu céder, mais ce ne fut pas le cas. Au lieu de cela, je l’ai suspendu à ce clou là-bas, simplement pour le faire taire, mais pas au point de le tuer ; sinon, nous n’aurions pas été en mesure de goûter le sang frais que nous aimons tous tant.

» Pourriez-vous avoir fait cela, Liocha ? poursuivit Iouda. Bien sûr que non : vous ne le voudriez pas. Mais vous aimeriez me le faire subir tout de suite, n’est-ce pas ? Et pourtant, vous ne le pourriez pas. Je pourrais simplement vous supplier d’avoir pitié ; vous raconter mon enfance terrible dans les Carpates, et vous perdriez alors tout courage de le faire.

— Alors c’est pour cela que vous êtes si difficiles à tuer ? dis-je en me redressant. (Le soldat, écoutant Iouda, avait un peu relâché sa pression sur moi.) Ce n’est pas votre force, mais notre faiblesse ?

— Exactement. Nous sommes certainement très faciles à tuer. La lumière du soleil. Le feu. (Il fit un signe de tête en direction de ma dague de bois, qui était tombée par terre.) Un pieu dans le cœur. La décapitation. Ce sont autant de manières que j’ai vues fonctionner. Peut-être en existe-t-il d’autres. Je ne peux pas dire que je suis un expert.

— Vous voulez dire que vous ne savez pas ? demandai-je.

J’étais surpris, mais j’essayais également de l’aiguillonner.

— Pourquoi devrais-je le savoir ? Vous n’êtes pas docteur, que je sache. Vous ne connaissez pas tous les détails de la façon dont fonctionne votre corps, pas plus que moi. Nous n’allons pas réaliser d’expériences pour trouver de nouvelles manières de nous tuer nous-mêmes.

Il eut soudainement un petit sourire en coin, comme s’il venait tout juste de penser à quelque chose de drôle. Si c’était le cas, il ne m’en fit pas part.

— Pourquoi pas ? demandai-je. Vous êtes plutôt faciles à remplacer.

Iouda leva un sourcil inquisiteur.

— Faciles ?

— Comme votre ami ici, dis-je, désignant le soldat qui avait, détendu par ma défaite totale, complètement oublié de me maîtriser. Juste une morsure rapide et c’est un humain de moins, pour un vampire de plus.

Iouda gloussa.

— Si seulement c’était aussi simple que cela… mais malheureusement nous demeurons un groupe très exclusif.

— Vous avez une longue liste de règles d’adhésion, je suppose, pour garder à distance la populace.

— Nous n’avons qu’un seul critère. L’individu en question doit vouloir devenir l’un des nôtres. On pourrait s’imaginer que la plupart des organisations reposant sur une admission aussi souple seraient inondées de demandes, mais ce n’est pas notre cas. Pour nous, la cooptation est l’approche idéale. Vous, par exemple, vous ne souhaiteriez pas vous joindre à nous, n’est-ce pas ?

— Non, dis-je, n’ayant pas besoin d’un effort particulier pour injecter une conviction absolue dans ma voix.

— Et par conséquent nous ne voudrions pas de vous. De fait, ce monsieur est notre seule recrue depuis que nous sommes arrivés dans votre pays profondément pieux. Non pas que nous ayons eu la possibilité de demander à chaque occasion.

— Et que lui est-il arrivé ?

— Il a rencontré Varfolomeï. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a une aversion particulière pour vous. Nous sommes tous bouleversés que vous ayez assassiné Matfeï et Ioann, mais il considère Varfolomeï comme une sorte de figure paternelle. Quoi qu’il en soit, il était là, fuyant – désertant, si vous préférez – le champ de bataille à Borodino, et sur qui d’autre que Varfolomeï devait-il tomber ? Ils ont eu une petite conversation et il a décidé que, oui, une vie d’immortalité serait préférable au statut de riadovoï dans l’armée russe, où il serait envoyé à la mort sur les caprices de lâches officiers comme vous-même.

— Et donc, en voulant simplement être un vampire, il en est devenu un ?

— Non, non. Il faut suivre un processus. D’abord Varfolomeï a bu un peu de son sang, juste assez pour qu’il meure mais pas immédiatement. Il a ensuite volontairement – et on m’a dit que cela devait être volontaire – bu un peu du sang de Varfolomeï. La tradition veut que l’on boive à une entaille dans la poitrine, mais je ne crois pas que cela ait d’importance.

— Donc vous savez au moins cela sur le fonctionnement de votre corps, commentai-je. Comment vous voyez le jour, mais pas comment vous mourez.

Il sourit.

— Nous avons un avantage sur vous dans la mesure où nous pouvons nous rappeler le moment, et donc le processus, de notre propre conception. Cela facilite tellement les choses pour nous la première fois que nous devons le faire nous-mêmes, plutôt que tout ce tripotage désordonné par lequel doivent passer les humains.

— Combien de fils vampires avez-vous engendrés durant votre existence, Iouda ?

— Aucun, répondit-il, avant d’ajouter rapidement avec un sourire : que je sache. Et je le saurais. Ce que je viens de vous décrire ne pourrait pas vraiment arriver par accident. Certains d’entre nous sont différents, mais je suis très proche de vous autres humains. J’aime la chasse et j’aime la curée, mais je n’ai pas envie d’être préoccupé par la moindre conséquence à long terme. (Il réfléchit un moment.) C’est très similaire à ce que vous ressentez quand vous êtes avec cette jeune femme – Dominique. Vous aimez l’expérience physique de son corps, mais vous seriez consterné si votre congrès avec elle devait produire un jour un enfant. (Il fixa mon visage d’un air interrogateur, puis leva les sourcils.) Ou peut-être pas.

Il se détourna et les deux autres vampires suivirent son regard. Je saisis ma chance. Je me précipitai à travers la pièce en direction de la fenêtre, repoussant le bras détendu de la « progéniture » de Varfolomeï et jouant à la marelle par-dessus les cadavres pitoyables alignés sur le sol. Je supposais que, à l’heure qu’il était, c’était l’aube dehors. Je me saisis de l’un des rideaux et l’arrachai, le détachant de ses fixations bien au-dessus de moi, en haut de la fenêtre. Andreï fit un pas dans ma direction tandis que je tirais, mais il était trop tard. Le rail du rideau céda et la draperie vint s’écrouler sur ma tête, me bloquant complètement la vue, mais révélant la fenêtre derrière elle.

Je me débattis rapidement pour me débarrasser du lourd tissu, l’obscurité de sa couverture cédant la place à la pièce toujours faiblement éclairée par la lampe. Les trois vampires se tenaient autour de moi : deux d’entre eux totalement impassibles devant la futilité de mon action, et Iouda, un léger sourire moqueur aux lèvres. Je me retournai vers la fenêtre pour constater que, derrière les rideaux, elle avait été condamnée avec les lattes de parquet prises à l’étage du dessous. À travers les fentes occasionnelles, je pouvais voir qu’il faisait tout juste jour à l’extérieur, mais trop peu de lumière parvenait à pénétrer à l’intérieur pour causer le moindre dommage à mes ravisseurs.

En des temps plus heureux, les soirées tenues dans une maison comme celle-ci pouvaient s’être poursuivies loin dans la nuit, jusqu’au lendemain matin. Parfois, l’hôte zélé s’assurait que les fenêtres soient fermées par des volets et les horloges arrêtées afin qu’aucun invité ne se rende compte que l’aube s’était levée et ne ruine l’ambiance en considérant qu’il puisse être l’heure de partir. Mes hôtes – les nouveaux occupants morts-vivants de cette maison – avaient un désir similaire de masquer la lumière du jour nouveau, mais avec des motivations très différentes.

D’un petit coup de tête, Iouda indiqua au soldat que je devais être de nouveau maintenu fermement. Le soldat me repoussa contre le mur et m’y plaqua énergiquement de la main.

— Alors, dis-je, sentant le découragement me submerger après ma tentative manquée. Je suppose que vous allez me tuer, maintenant.

Il s’ensuivit une brève conversation entre Iouda et Andreï dans leur propre langue. Je crois que Iouda voulait me voir mourir ici et maintenant, mais Andreï n’était pas d’accord. Il mentionna Piotr à diverses reprises. Il était étrange qu’ils parlent de lui en utilisant ce prénom même entre eux. Ne connaissaient-ils pas son véritable nom, ou poussaient-ils la prudence à son extrême, s’assurant que personne ne puisse jamais découvrir qui ils étaient et utiliser cette information pour les pourchasser ? De leur discussion, je déduisis qu’ils attendaient l’arrivée de Piotr. Tout retard me permettait de profiter de la vie un instant de plus, et de réfléchir à une façon de m’échapper.

— Vous allez être un peu à l’étroit si vous devez tous les trois dormir dans cet unique cercueil, n’est-ce pas ? dis-je.

Iouda se détourna de sa conversation avec Andreï pour me répondre. Ma tentative d’évasion semblait avoir expulsé de lui toute bonne humeur. Il était maintenant tout à fait méprisant.

— Nous n’avons pas besoin de cercueils pour dormir, pas plus que vous avez besoin de lits. Comment croyez-vous que nous avons passé toutes ces journées dehors sur la route de Smolensk ?

C’était une bonne question.

— Comment avez-vous fait ? demandai-je.

— Nous creusions tout simplement un trou et nous nous y enterrions. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de bloquer le soleil. Le trou n’a pas besoin d’être très profond.

Avant que j’aie pu répondre, nous entendîmes un bruit de pas montant l’escalier. La porte donnant sur le palier s’ouvrit et Piotr entra. Il fut rapidement suivi, à ma grande consternation, de Dimitri.

Piotr et Iouda se mirent à parler furtivement dans leur propre langue. Dimitri s’adressa directement à moi.

— Tu n’aurais pas dû les tuer, Alexeï. Je sais que nous ne pouvions pas aider Ioann, mais Matfeï et Varfolomeï, c’était tout simplement meurtrier.

— J’imagine que tu leur as dit, au sujet de Matfeï et Varfolomeï, dis-je.

— Je leur ai dit que tu avais suivi Matfeï. Ils savaient qu’il était mort. Il était facile d’en tirer des conclusions.

— Comment Piotr est-il arrivé ici ? demandai-je. Il fait jour dehors, n’est-ce pas ?

— Nous sommes venus sous terre. Les égouts passent juste sous cette rue. Avec un peu de travail, tu peux entrer dans n’importe laquelle des caves. Il fait nuit noire en bas.

— Je suppose qu’ils sont d’accord pour épargner ta vie, dis-je amèrement.

— Et la tienne, Alexeï. Ils n’ont pas de querelle avec nous. Ils comprennent que tu les aies tués. Si nous t’avions dit la vérité dès le départ, tu n’aurais pas réagi de façon exagérée.

Il était totalement dupe ; dupe de ses propres arguments autant que de ceux des Opritchniki, au point de croire que, parce que leur cause – notre cause – était juste, ils étaient eux-mêmes vertueux ; dupe au point de croire que, parce qu’ils étaient vertueux, tout ce qu’ils faisaient pour soutenir notre cause devait être pour le bien. Et pourtant, en dépit de tout cela, me vint à l’esprit que j’avais voulu lui dire quelque chose. Cela n’avait aucun rapport, à moins que Dimitri soit dans un état d’aveuglement encore plus grand que je puisse le croire, mais il n’y avait pas grand-chose d’autre à évoquer.

— Sais-tu que Yelena Vadimovna a eu un petit garçon ?

Tandis que je parlais, mes pensées allèrent vers Marfa et une idée commença à prendre forme.

— C’est une bonne nouvelle, dit Dimitri. Vadim sera heureux.

J’étais choqué qu’il ne sache pas, mais également soulagé que son attitude présente soit fondée sur l’ignorance.

— Tu n’as pas idée, n’est-ce pas ? lui dis-je tandis que je glissais ma main dans ma chemise.

— Que veux-tu dire ?

— Vadim Fiodorovitch est juste là, dis-je, faisant un geste en direction de l’endroit où pendait le cadavre pourrissant, que Dimitri n’avait pas encore remarqué. Ils…

Iouda avait écouté et m’interrompit.

— Nous avons décidé de ce que nous allons faire, annonça-t-il haut et fort.

Nous n’entendîmes jamais ses plans. Alors qu’il parlait, je tirai la main de ma chemise d’une secousse. Je sentis la chaîne se briser autour de mon cou, me laissant libre d’exhiber l’icône que Marfa m’avait donnée. Je l’élevai devant le visage du soldat et lui criai sinistrement « En arrière ! »

Face à l’image du Sauveur, l’intégralité de la force du voordalak commença à s’étioler. Il relâcha sa prise sur moi et se couvrit les yeux, reculant loin de moi à travers la pièce.

La réaction des autres vampires était fort différente.

— Idiot ! cria Piotr à la créature terrifiée.

— Ne sois pas si superstitieux, que diable ! ajouta Iouda.

Piotr adressa un bref signal de la main à Andreï, qui traversa la pièce et, sans crainte, saisit l’icône dans ma main et la jeta dans un coin. Manifestement, il n’y avait rien de réel à craindre pour eux dans ce symbole religieux, mais le jeune vampire inexpérimenté croyait le contraire, et c’était assez pour l’effrayer. Par chance, ce moment de distraction me donna le temps de mettre la main sur quelque chose qui pouvait avoir un effet très réel sur eux.

Alors qu’Andreï se tournait de nouveau vers moi, je saisis mon épée et, d’un revers de la main, la dégainai et le frappai sur l’avant de la gorge. Depuis que Iouda l’avait mentionné, cela m’avait démangé d’essayer la décapitation comme méthode pour faire disparaître l’une de ces créatures. Ce n’était pas, comme je l’avais appris sur le champ de bataille, une chose facile à réaliser. La lame glissa sur le sommet de sa pomme d’Adam et, sectionnant sa trachée, s’enfonça environ à mi-chemin dans son cou. D’une secousse rapide, je la dégageai. La blessure n’était pas fatale. Andreï se pencha en avant, ses mains se refermant sur la longue et profonde entaille dans sa gorge tandis qu’un torrent de sang coulait entre ses doigts. Il était hors d’état de nuire et sa mort n’était pas ma préoccupation immédiate. Je me précipitai vers la fenêtre, prenant cette fois élan tout d’abord sur le siège puis sur le dossier du fauteuil qui était près de lui, et sautant aussi haut que je le pouvais. J’enfonçai violemment la pointe de mon épée vers le bas dans les planches de bois pour me donner un peu plus d’impulsion. J’agrippai de la main gauche le haut de l’une des lattes qui couvraient le verre et, avec mes deux doigts, je restai suspendu là, surplombant la pièce, cinq ou dix secondes, à observer la scène en dessous de moi.

D’un côté, Dimitri, Iouda et Piotr restaient, cloués sur place, non pas en état de choc mais incapables de prendre une décision. De l’autre, Andreï se tenait debout, adossé au mur. Il s’appuyait au mur de la main gauche, tout en pressant vainement sa gorge de la main droite, sans réussir à réduire l’afflux de sang qui en sortait. Près de lui se tenait le soldat accroupi, couvrant sa tête, terrifié – soit à cause de l’icône, soit en raison de l’horrible blessure que j’avais infligée à Andreï.

Mon poids tout entier était suspendu à mes deux doigts, qui commencèrent à me hurler qu’ils ne pouvaient pas tenir. En dessous, Iouda et Piotr se léchaient presque les babines en prévision de ma chute. Je sentais mon corps descendre peu à peu. Mais ce n’étaient pas mes doigts qui abdiquaient, c’était la planche elle-même. Accompagnée par le grincement des clous extraits du bois, la latte que je tenais céda. Sa pointe traça un quart de cercle à travers la pièce, se déplaçant tout d’abord horizontalement puis se courbant doucement pour finir par une descente verticale, finale et rapide, et je tombai avec elle.

J’atterris sur mes pieds mais m’affalai immédiatement sur le flanc, parvenant à garder en main mon épée. Où la planche de bois s’était trouvée, la lumière du soleil pouvait maintenant pénétrer en un rayon de l’épaisseur d’un mur de briques qui découpait la pièce en deux. Pour les vampires, c’était tout aussi infranchissable. J’avais atterri du mauvais côté de la séparation, aux pieds de Iouda et Piotr, mais pour moi la barrière n’était pas plus impénétrable que l’air. Je roulai de côté vers l’autre partie de la pièce et me relevai.

Iouda était en rage. Il bondit vers moi avec une expression de malveillance indicible sur son visage, et il fallut la force conjointe de Piotr et Dimitri pour l’empêcher de traverser la lumière intrusive qui aurait très certainement signé son arrêt de mort.

J’écrasai la poignée de mon épée dans l’estomac d’Andreï et ses souffrances redoublèrent, ses mains abandonnant sa gorge pour se poser sur son ventre. Sa nuque était maintenant totalement exposée et j’y abattis la lame de mon sabre à mes deux mains. Toutefois, ce n’était pas encore assez pour la trancher. Je pouvais sentir que mon épée était légèrement coincée entre deux vertèbres et ne pouvait se déplacer ni en avant ni en arrière. Je donnai une chiquenaude du poignet et imprimai un brusque mouvement latéral de torsion à la lame. J’entendis le bruit sec produit par la rupture de ligaments quelconques qui maintenaient la tête d’Andreï sur ses épaules et sentis la lame se libérer.

La tête d’Andreï était tombée en poussière avant même d’atteindre le sol. Son corps se raidit et ses mains se portèrent à l’endroit où se trouvait autrefois son visage. Elles non plus n’en eurent pas le temps, se desséchant puis se désintégrant tandis qu’il tombait à genoux. Sa chute ne s’interrompit jamais. Au moment où ses genoux touchaient le sol, son corps tout entier n’était plus qu’une fine poudre qui se déposa, plutôt qu’atterrit, au sol. Au cours de sa descente, son manteau, sa chemise et sa culotte cessèrent d’être portés par son corps et se mirent à tomber d’eux-mêmes pour former un tas de linge, comme une marionnette dont les fils ont soudain été coupés.

L’horreur sur le visage de Piotr et Iouda n’était rien comparée à celle de Dimitri. La leur exprimait la colère et le désir de vengeance. La sienne montrait un choc sincère à la vue de son ami Andreï abattu sous ses yeux et de son ami Alexeï accomplir la boucherie avec une satisfaction évidente.

— Attrapez-le, Dimitri Fétioukovitch ! gronda Piotr. Vous seul le pouvez.

Dimitri s’approcha du mur de lumière, mais même lui semblait réticent à le franchir. Il y avait des larmes dans ses yeux lorsqu’il parla.

— Pourquoi, Alexeï ? dit-il. Toi plus que tout autre, tu es un homme éclairé. Tu n’as pas à te complaire dans les préjugés et superstitions de nos grands-parents. Ils sont venus ici pour nous aider, pour combattre nos ennemis, comme s’ils étaient nos frères. Tout au long de leur existence, ils ont été confrontés à la haine des ignorants, et maintenant toi – même après qu’ils nous ont aidés à expulser les Français –, même toi, tu ne peux leur offrir d’autre remerciement que la mort.

Il tira son épée et fit un pas dans ma direction, debout au milieu de la barrière même qui divisait la pièce, son visage, ses cicatrices et ses larmes illuminés par la lumière du soleil.

— Tuez-le, Dimitri ! rugit Iouda de derrière.

— Je ne veux pas lutter contre toi, Dimitri, dis-je, baissant mon épée à mon côté mais n’étant pas assez insensé pour la rengainer. Mais je le ferai si j’y suis contraint, et, si c’est le cas, je gagnerai.

— Je ne crois pas que tu me tuerais, Alexeï, mais, après avoir vu ce que tu as fait à Andreï, que sais-je de toi ?

— Regarde autour de toi, Dimitri, insistai-je. Regarde les cadavres sur le sol. Ils ne sont pas français : ils sont russes – des Russes innocents. Ces créatures ne tuent pas pour contribuer à libérer notre pays. Elles tuent pour manger, et elles dévoreront ce qu’elles trouveront en abondance.

Dimitri commença à observer autour de lui, intégrant la vérité de mes paroles. Presque sous ses pieds gisait le corps que j’avais brièvement pris pour Natalia. De sa botte, il tourna sa tête de côté de manière à ce qu’il puisse voir son visage. S’il avait soupçonné que c’était Natalia, il ne montra aucun signe de soulagement en constatant que ce n’était pas le cas. Peut-être, comme moi, réalisait-il que ç’aurait tout aussi bien pu être elle.

Derrière lui, Iouda arriva à la conclusion qu’il était en train de perdre le débat. Il fit un pas en direction de Dimitri mais, au même instant, Dimitri avança d’un pas et pénétra de mon côté de la pièce.

— Nous devons vivre, Dimitri, plaida plaintivement Piotr. Ces quelques paysans, c’était seulement pour que nous puissions survivre jusqu’à ce que nous quittions la ville.

— Et en ce qui concerne Vadim ? criai-je à Piotr.

— Vadim ? demanda Dimitri.

— Là-bas, dis-je avec un mouvement de la tête.

Piotr et Iouda ne trouvaient rien à ajouter tandis que Dimitri inspectait les restes de son commandant, camarade et ami. Il plaça une main sur le visage de Vadim et lâcha un cri de profonde tristesse. Les yeux morts de Vadim le fixaient et n’offraient aucun pardon.

Dimitri éleva son épée et commença à s’avancer vers les deux vampires qui se tenaient de l’autre côté de la pièce. Je le retins avant qu’il puisse rejoindre leur moitié.

— Vous aviez promis de vous contrôler, cette fois, dit-il, s’adressant à Piotr, qu’il connaissait depuis plus longtemps.

— Je l’ai fait, répliqua Piotr de façon ambiguë.

— Il est trop tard pour faire semblant d’être surpris, Dimitri, dit Iouda d’un ton plus déterminé. Vous avez choisi de pactiser avec le diable. Vous saviez ce que nous étions, ce que nous faisions.

Je crois que ses mots s’adressaient davantage à moi qu’à Dimitri, et j’étais d’accord avec eux. Si la mort de Russes innocents et de Vadim était une surprise pour Dimitri, il n’avait dans ce cas été dupé que par lui-même et non par les Opritchniki. On ne pourrait jamais dire de Dimitri qu’il était du genre à ne voir que le bien chez les gens mais, dans ce cas, il n’avait vu que le bénéfice pour lui, et pour son pays, qui pouvait être retiré d’une collaboration avec eux.

Toutefois, si les mots de Iouda étaient destinés à faire naître en moi de la méfiance envers Dimitri, il était également clair qu’il ne serait plus sage que Dimitri fasse confiance aux Opritchniki. Ils avaient peut-être eu de meilleures raisons de tuer Vadim ou d’essayer de me tuer, mais, s’il restait de leur côté, son heure finirait par venir.

— Je suis désolé, Alexeï, murmura Dimitri.

C’était désespérément inadéquat, mais c’était tout ce qu’il pouvait dire.

— Je crois que vous feriez mieux de partir, dis-je en m’adressant aux deux vampires.

— Partir ? dit Piotr. Pourquoi devrions-nous partir ? C’est vous qui êtes pris au piège.

C’était vrai, en apparence. Les deux portes de la pièce étaient toutes deux de leur côté. Tandis qu’ils pouvaient partir s’ils le souhaitaient, nous ne serions pas en mesure d’atteindre une sortie sans franchir la démarcation et risquer une attaque de leur part.

— Tout ce que nous avons à faire est d’attendre qu’il fasse nuit, poursuivit Piotr.

Iouda, toutefois, jetait des coups d’œil nerveux alentour vers l’étroite fenêtre, vers le rayon de lumière et vers les portes.

— Je ne sais pas, dis-je, si vous autres créatures croyez que le Soleil tourne autour de la Terre ou que la Terre tourne sur elle-même. Quoi qu’il en soit, le Soleil se déplace d’est en ouest. Et cela signifie que ce faisceau de lumière va circuler d’ouest en est – vers vous. D’ici midi, vous n’aurez plus qu’une porte par laquelle sortir. Dans le milieu de l’après-midi, vous n’en aurez plus aucune. Vous serez progressivement rabattus dans un coin, jusqu’à ce que la lumière frappe ce coin, et vous partirez alors en fumée.

À moins, bien sûr, que le temps se couvre. Je ne savais pas si la lumière indirecte d’un jour nuageux serait suffisante pour les tuer. C’est pourquoi je jouai ma carte à ce moment-là, espérant les contraindre à partir plutôt que de risquer de voir ce scénario se dérouler.

— Ou bien nous pourrions tout simplement retirer dès maintenant toutes les autres planches de la fenêtre, suggéra Dimitri.

C’était pratique, mais un peu moins élégant.

Quoi qu’il en soit, cela suffit à persuader les Opritchniki. Piotr était déjà hors de la pièce. Iouda fit claquer ses talons et nous gratifia d’un salut formel moqueur.

— Nous nous reverrons, Alexeï Ivanovitch, dit-il, puis il partit. Dimitri fit mine de les suivre.

— Nous ferions mieux d’attendre un peu, lui dis-je. Leur laisser le temps de sortir.

Dimitri hocha la tête.

— Faisons entrer un peu plus de lumière ici, suggérai-je en me dirigeant vers la fenêtre.

Avant que nous puissions commencer à nous attaquer à l’une des planches restantes, nous entendîmes tous les deux un gémissement émanant de sous le paravent que j’avais renversé. Je dégainai mon épée et l’utilisai pour soulever le bord du paravent et le jeter de côté. En dessous se trouvait le corps recroquevillé du soldat-vampire, presque roulé en boule, se couvrant la tête de ses mains. Il tremblait de peur. Il avait été présent tout ce temps-là, nous l’avions oublié et, s’il en avait été capable, il aurait été en position de nous atteindre et de nous tuer. Peut-être Iouda et Piotr avaient-ils compté sur cela, ou peut-être l’avaient-ils, comme nous, oublié.

Je lui donnai un petit coup de mon épée et il leva les yeux, son regard montrant qu’il était encore assez inexpérimenté en tant que vampire pour se rappeler la sensation de terreur.

— Comment t’appelles-tu ? lui demandai-je.

— Pavel, bafouilla-t-il.

Dans ses yeux, je vis apparaître une nouvelle émotion : l’espoir, l’idée ténue que cette journée ne serait peut-être pas sa dernière.

Il s’avéra alors que Iouda avait raison. J’avais effectivement des scrupules qui me retenaient de tuer. Si Pavel avait résisté, ou s’il était simplement resté courageusement silencieux, j’aurais peut-être eu les tripes de le tuer. Mais maintenant, bien que je sache qu’il était un vampire, il subsistait en lui de telles nuances de son humanité récemment perdue que je me trouvai incapable de toute action à son encontre.

La décision me fut retirée.

Dans un sifflement d’air, ma dague de bois s’abattit sur le dos recourbé de Pavel, dirigée par Dimitri qui la tenait à deux mains. La lame s’enfonça profondément entre les côtes du vampire. Pavel laissa échapper un halètement et s’agenouilla, le corps droit, les mains tendues dans son dos pour essayer d’en retirer l’arme. Dimitri poussa une nouvelle fois celle-ci puis la tourna. La lame de bois se brisa en deux, ne laissant à Dimitri que la poignée. Une goutte de sang apparut sur les lèvres de Pavel et ses yeux devinrent vitreux lorsqu’il s’affaissa en avant.

Je poussai le corps du pied. Il donnait toujours la sensation d’être fait de chair et de sang. Contrairement aux autres, il n’y eut pas de dissolution instantanée en cendres et en poussière.

— Il n’a pas été un vampire longtemps, dit Dimitri, lisant dans mes pensées.

Il savait évidemment, comme je l’avais déjà déduit, qu’un corps de vampire ne pouvait se décomposer davantage qu’il l’aurait fait s’il ne l’était jamais devenu.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je.

— Piotr m’a dit qu’ils allaient quitter Moscou.

— Par le même chemin qu’ils ont suivi pour venir ?

— Non. Comme les Français, ils ne vont pas battre en retraite en empruntant les mêmes routes que celles qu’ils ont suivies pour leur avancée, expliqua Dimitri.

— Alors où vont-ils aller ?

— Au sud-ouest. Ils vont prendre à peu près le même chemin que suit Bonaparte, au moins pour un moment. Cela leur procurera un approvisionnement de soldats français.

— Ou russes, ajoutai-je. (Dimitri ne répondit pas.) Crois-tu qu’ils vont partir, comme l’a dit Piotr ? demandai-je.

— Je pense. C’est ce que je ferais.

— Alors, nous les suivons ?

— Je suppose, dit Dimitri, hochant la tête d’un air pensif. Ou nous pouvons tout simplement les laisser partir.

J’allai au coin de la pièce et me penchai.

— Que fais-tu ? demanda Dimitri.

— Mon icône, dis-je.

Je fis un nœud avec la chaîne brisée et la repassai autour de ma tête. La sensation était un peu inhabituelle, l’icône reposait sur ma poitrine un peu plus haut qu’à l’accoutumée, mais je m’y habituerais rapidement.

Je me tournai de nouveau vers le corps de Pavel. Bien que plus lente que chez les autres vampires que j’avais vus, la décomposition de son cadavre était néanmoins plus rapide que celle de n’importe quel être humain. Tandis que nous parlions, il s’était suffisamment décomposé pour devenir indiscernable des cadavres plus anciens de la pièce voisine, dont la mort n’avait dû se produire que peu de temps après la sienne. Seul l’agencement désordonné de son corps le distinguait d’eux.



Nous descendîmes à la cave, portant avec nous le corps de Vadim Fiodorovitch. Le mur abattu qui donnait sur la cave voisine, je le compris maintenant et Dimitri me le confirma, faisait partie du trajet que lui et Piotr avaient suivi pour parvenir au bâtiment sans s’aventurer à la lumière du jour. C’était donc également la sortie que Piotr et Iouda avaient empruntée. Je jetai un coup d’œil par le trou et, de nouveau, perçut la puanteur polluée de l’égout en dessous, une puanteur qui, je le comprenais maintenant, ne provenait pas seulement des miasmes des déchets produits par l’homme mais aussi de la décomposition des cadavres humains. Je pouvais entendre le bruit de l’eau s’écoulant quelque part plus bas, mais l’obscurité était totale. C’était l’habitat des Opritchniki, et je choisis de ne pas m’y aventurer.

La crainte me suppliait de laisser le corps de Vadim simplement où il était et de sortir à la lumière dès que je le pouvais, mais cela n’aurait pas été décent. Il avait besoin d’être enterré et cette cave était un endroit aussi valable que tout autre. Nous travaillâmes rapidement et, pendant que nous creusions la tombe tout d’abord, puis que nous la remplissions, nous gardions toujours un œil prudent par-dessus notre épaule en direction de la brèche sombre dans le mur, au cas où les vampires reviendraient par le même chemin qu’ils avaient pris pour partir.