Chapitre 22
Je jetai un coup d’œil vers Dimitri. Il s’était relevé et me regardait d’un air soupçonneux, se demandant s’il y avait un quelconque élément dans cette lettre qui pouvait faire pencher la balance de ma confiance en sa défaveur. Avec un instinct d’autodéfense, sa main se dirigea vers son épée.
— Ne t’inquiète pas, Dimitri. Il n’y a pas grand-chose là-dedans à ton sujet que je ne savais pas déjà.
Je parlai avec l’intention d’être plus méprisant que réconfortant. Il y avait quelques détails au sujet de l’implication de Dimitri qui n’avaient pas été clairs pour moi auparavant, quelques points qu’il avait déformés pour éviter de révéler la nature des Opritchniki, mais rien qui changeait sensiblement la nature de son attitude envers eux ou envers quoi que ce soit d’autre.
— C’était un ennemi de la Russie. Je savais cela. C’est pour cela qu’il est mort, plaida Dimitri.
— Tu es un patriote, Dimitri, lui dis-je, un patriote et rien de plus.
Nous trouvâmes quelques vieux outils derrière la hutte et, à nous deux, nous creusâmes une tombe pour notre camarade mort. Deux éclats de bois formèrent une simple croix pour marquer son lieu de repos final. Pour des raisons que je suis incapable d’expliquer – certainement pas à un niveau satisfaisant pour Max –, je pris ses lunettes avant que nous l’ayons mis en terre et les glissai dans ma poche. L’un des verres était brisé, sans aucun doute à cause d’un coup à la tête, mais l’autre était demeuré intact. Hormis, peut-être, les boutons de métal de sa veste et ses os anciens et non identifiables, elles étaient tout ce qui resterait de Maxime longtemps après que le reste de sa personne fut rongé par la terre dans laquelle nous l’avions inhumé. Je préférais qu’elles survivent entre les mains de quelqu’un qui se rappelait l’homme qui les avait autrefois portées.
Le soir était tombé et nous décidâmes ainsi de passer la nuit dans la hutte. Il faisait froid. Une fois que le soleil se fut couché, la température commença à plonger. Au plus froid durant les nuits de cette période, le thermomètre descendait sous zéro, et il était courant de découvrir une chape de neige sur le sol chaque matin, qui pouvait être transformée en tempête de neige lorsque le vent était violent. Nous allumâmes un feu dans le poêle, qui devait maintenir un certain confort tout au long de la nuit.
— La différence, cette fois, c’est que c’est mon pays, dit Dimitri, brisant le silence qui s’était abattu sur nous après que nous nous fûmes détournés de la tombe de notre ami.
— Ton pays ? demandai-je, ne parvenant pas à comprendre ce qu’il disait.
— Notre pays, manifestement, mais je voulais dire par opposition au leur – celui des Opritchniki – celui où je les ai rencontrés pour la première fois.
— Alors, ils se comportaient mieux quand ils étaient à la maison ? Assez malins pour ne pas pisser sur leur propre porte ?
— Non, ce n’est pas cela, répondit Dimitri avec résignation. Je voulais juste dire que ma perception de la chose était différente. Eux étaient pareils.
Dimitri marqua une pause, mais il était évident qu’il avait davantage à dire.
— Pareils ? l’invitai-je.
— Quand je t’ai parlé, un peu plus tôt, de la Valaquie, de la rencontre avec Zmiéïévitch, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit.
Il s’interrompit de nouveau.
— Alors, dis-le-moi maintenant, dis-je.
— Tu te rappelles que j’ai dit que Piotr, Andreï, Ioann et Varfolomeï étaient les seuls qui restaient de l’époque où je les avais rencontrés pour la première fois ?
J’acquiesçai.
— Eh bien, ce n’était pas tout à fait vrai. Après cette première nuit, quand Zmiéïévitch et les autres nous ont sauvés des Turcs, nous avons commencé à travailler ensemble. Nous fouillions les montagnes le jour, localisant les Turcs puis les indiquant à Zmiéïévitch de façon que lui et les autres puissent s’occuper d’eux la nuit ; exactement comme nous l’avons fait à Moscou.
»Mais au bout de quelques jours, l’un des Valaques a disparu ; deux jours plus tard, un autre. En moins d’une quinzaine de jours, il n’en restait plus que deux, sur une dizaine au départ. Je n’ai jamais vu les vampires les prendre mais, d’une certaine façon, je l’ai deviné en écoutant ce qu’ils disaient ; ce que Zmiéïévitch disait. Je ne pouvais pas être totalement certain jusqu’à cette année, lorsque nous étions à Moscou et que j’ai rencontré pour la première fois Foma. Je savais que je le reconnaissais, mais il n’était pas parmi les vampires qui chevauchaient aux côtés de Zmiéïévitch à l’époque. Puis j’ai compris. C’était l’un des Valaques qui chevauchaient à mes côtés ; celui qui était allé à la porte du château et qui avait appelé Zmiéïévitch. Il avait été transformé en l’un d’entre eux. Je ne pense pas qu’aucun des autres ait été assez chanceux pour rejoindre les prédateurs – ils n’étaient que des proies.
— Je ne suis pas certain que tu puisses qualifier l’un ou l’autre de ces sorts de « chanceux », dis-je amèrement.
— Non, non, tu as raison, bien entendu. Mais, comme je l’ai dit, cela ne semblait pas si terrible alors. Qui étais-je pour discuter si les vampires valaques choisissaient de tuer des paysans valaques ? Remarque… Quand j’ai quitté Zmiéïévitch et rejoint l’armée, la dernière chose dont je me souviens, tandis que je m’éloignais, est le regard de terreur et de trahison dans les yeux de ces deux derniers Valaques.
J’étais horrifié. Jusqu’à présent, j’avais cru que Dimitri avait été dupe, que, malgré ce que je savais, il n’avait jamais eu de raisons de soupçonner ce qu’ils faisaient dans notre dos. Maintenant, je savais qu’il s’était bercé d’illusions tout du long.
— Pourquoi ne sont-ils pas partis eux aussi ? demandai-je.
C’était une question banale.
— Je ne sais pas. Ils respectaient Zmiéïévitch autant qu’ils le craignaient. Qui sait, peut-être sont-ils bien vivants, même aujourd’hui…
J’émis un petit rire.
— Ou peut-être pas, marmonna-t-il.
Dimitri se leva avant moi et je fus réveillé par le bruit qu’il faisait en harnachant son cheval.
— Tu es pressé de continuer lui ? demandai-je.
— Je ne t’accompagne pas.
— Je vois, dis-je.
— J’ai peur, Alexeï. (Sa voix tremblait tandis qu’il exprimait la terreur qui l’habitait.) Ils ne montreront aucune pitié envers moi.
Ni envers toi. Viens avec moi, Alexeï, rentrons à Moscou. Tu n’as pas besoin de les confronter. Nous ne pouvons pas faire revenir Vadim ou Max. Tout ce que nous pouvons faire, c’est mourir comme eux. Ils ne nous demanderaient pas cela.
Son hésitation était tout à fait raisonnable. Max n’aurait pas vu l’intérêt de prendre une revanche – de menacer de le faire, oui, mais pas de le faire effectivement. Vadim aurait compris l’instinct, mais il aurait conseillé la retenue. Toutefois, je n’étais pas motivé par la raison, mais par la haine. Je ne pouvais pas davantage rationaliser la passion qui me conduisait à poursuivre et éradiquer les Opritchniki survivants que celle qui me conduisait à faire l’amour à Domnikiia alors que j’avais une épouse aimante à la maison. La haine est la plus puissante des émotions. Les dirigeants l’utilisent pour attiser l’agressivité de leurs armées et les hommes l’utilisent pour se forcer à commettre des actes qu’ils n’envisageraient même pas sans elle. La haine était le compagnon inséparable de ce qui, selon Iouda, me rendait faible. Où les scrupules pouvaient me faire épargner un homme quand toute voix rationnelle hurlait de le tuer, la haine pouvait aussi me conduire à tuer quand les arguments et les raisons de le faire ont été depuis longtemps oubliés. Les diviser était impossible. Iouda pouvait me mépriser de posséder les uns, mais il apprendrait à regretter que je possède l’autre.
— Fais comme tu le souhaites, Dimitri, dis-je. Je vais les confronter.
— S’ils étaient français ou turcs, tu sais que je serais avec toi, tenta-t-il d’expliquer.
— Nous ne nous devons rien, Dimitri. Tu sais que cela ne fonctionne pas ainsi.
— Je veux t’aider, Alexeï, mais je les connais mieux que toi. J’ai vu de quoi ils étaient capables.
— Moi aussi. Tu te rappelles ?
— Tu n’as rien vu. Ce qu’ils ont fait à Moscou ? Un fragment de ce que je les ai vus faire aux Turcs. Même côte à côte, nous ne pourrions jamais les vaincre.
Il y avait un accent de panique dans sa voix alors qu’il essayait de nous convaincre, tous les deux, que ce qu’il envisageait – déserter – n’était en fait pas si déshonorant.
— Si cela peut t’aider, Dimitri, je ne suis pas convaincu que je voudrais t’avoir à mes côtés.
C’était plus blessant que je ne l’avais souhaité. Dimitri sombra dans un silence immédiat. Il y avait du vrai dans ce que j’avais dit, à deux titres. D’une part, même après son revirement apparent, il était toujours trop proche des Opritchniki pour que je puisse lui faire confiance ; d’autre part, dans son état de panique, il ne serait guère utile à quiconque dans une situation tendue. Mais j’avais dit cela pour essayer de l’aider dans sa décision ; pour faire en sorte que ce soit moi, plutôt que lui, qui décide qu’il ne devrait pas rester.
— Merci, Alexeï, dit-il enfin, sans amertume. Je ne suis plus vraiment un soldat, je le sais. Il vaut mieux l’entendre de ta bouche, je suppose. (Il était comme un amant délaissé, retenant ses larmes et se raccrochant pathétiquement aux derniers vestiges de sa fierté. Je fis un pas dans sa direction, pour l’embrasser avant son départ, mais il leva ses bras pour me repousser.) Je vais partir, dit-il avec une tentative de noblesse. Tu as des choses à faire.
Il se mit en selle et commença son retour vers Moscou au petit trop. Me tenant à l’endroit où j’avais vu Maxime vivant pour la dernière fois, et observant Dimitri s’en aller, j’eus la prémonition que ce serait également la dernière fois que je verrais Dimitri. Je me rappelai l’incompréhension de mon dernier échange avec Max, et la désinvolture de mes adieux avec Vadim. Je savais que je ne pouvais pas laisser Dimitri partir ainsi.
Je montai sur mon propre cheval et le rattrapai. Peut-être que, si j’avais plaidé avec lui à ce moment-là, je serais parvenu à le persuader de rester. Sa joie à l’idée que je le voulais à mes côtés aurait vaincu sa peur. Mais, en vérité, je ne le voulais pas avec moi. Je voulais simplement que nous nous séparions en meilleurs termes.
— Prends ceci, dis-je, enlevant l’icône de mon cou et la lui tendant.
— Ce n’est pas une protection contre eux, dit-il. Tu sais cela.
— Tu crois que je te le donnerais si c’était le cas ? (Je ris et fus heureux de voir sur lui l’ébauche d’un sourire.) C’est un symbole, pas un talisman.
— Un symbole de quoi ?
Je n’avais pas de réponse. Il enfila la chaîne autour de son cou et glissa le pendentif sous sa chemise.
— Quand tu seras à Moscou, va rue Ordinski, lui dis-je.
Il eut l’air perplexe.
— Et pourquoi cela ?
— C’est là que sont Boris et Natalia.
Il leva un sourcil puis me sourit.
— Merci, Alexeï. J’espère te revoir bientôt.
— J’y compte bien, répondis-je.
Nous nous serrâmes la main, puis il partit au même trot constant que quelques minutes auparavant, mais sa tête bien plus droite.
Je revins vers la hutte et empaquetai mes quelques possessions ; puis je tournai et me dirigeai vers le sud, en direction de Kourilovo.
Il était aux alentours de midi le lendemain, vingt-huitième jour d’octobre, lorsque je parvins finalement au village. Les tempêtes des derniers jours commençaient à se calmer, transformant le paysage tout entier en un désert blanc. Le croisement où je devais rencontrer Iouda ce soir-là était un peu au sud du village. Le soleil était déjà bas sur l’horizon au moment où j’inspectai l’endroit. Je pouvais déjà voir un étroit croissant de lune dans le ciel, et elle allait rejoindre avant peu son cousin rond et brillant de l’autre côté du monde.
Comme je m’en souvenais, le carrefour était au sommet d’une petite colline. Au nord, les bâtiments du village étaient petits et distants. À l’est et à l’ouest, je pouvais voir les routes plus loin encore. Les champs entre les chemins étaient lisses, vierges et blancs. Toute personne tentant de s’approcher du croisement ne serait pas seulement entravée par la neige profonde, mais serait également vue longtemps avant d’avoir pu s’approcher un peu. La couverture la plus proche était au sud – un petit taillis d’arbres qui traversait la route à au moins une verste de là – c’était encore assez éloigné pour que toute tentative d’approche partant de là soit repérée longtemps à l’avance.
Le carrefour lui-même était indiscernable. N’était visible qu’un gibet de fortune auquel était accroché le corps d’un homme pendu qui se balançait doucement. Le froid l’avait raidi et il était recouvert de neige, mais je n’eus besoin que de balayer un peu de la neige pour découvrir en dessous l’uniforme bleu foncé d’un capitaine d’infanterie français.
Je retournai au village et m’attablai à l’unique hôtellerie, buvant de la vodka jusqu’à l’heure dite.
— Si j’en juge par votre épée, vous êtes un militaire, déclara une voix provenant d’une table proche.
Je me retournai. C’étaient juste deux paysans, qui s’ennuyaient l’un l’autre de leur conversation et cherchaient du changement. Celui qui avait parlé avait la quarantaine, avec de longs cheveux roux en désordre et des yeux verts injectés de sang. Son ami – ou peut-être son père – avait bien passé la soixantaine. Il ne lui restait guère de cheveux sur le crâne et encore moins de dents.
— C’est exact, répondis-je brusquement.
Mes pensées avaient été tournées avec bonheur vers l’image de Domnikiia, et j’étais irrité d’en être ainsi dérangé.
— Un soldat un peu distrait, par contre, dit l’homme le plus vieux.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je.
— Vous avez oublié votre uniforme et vous arrivez deux semaines trop tard pour la bataille, rit-il.
— Vous savez… la bataille. À Maloïaroslavets, expliqua le premier homme, désireux d’entamer une conversation.
Maloïaroslavets était le lieu de la première bataille entre les armées russe et française après que cette dernière eut quitté Moscou. Comme à Borodino, ç’avait été une confrontation dont la victoire tactique de Bonaparte avait contribué à sa défaite stratégique. Bien qu’ils soient victorieux, les Français avaient été repoussés vers le nord pour se replier vers l’ouest, le long de la route qu’ils avaient suivie lors de leur avancée ; une route dont ils avaient déjà asséché tout approvisionnement. La ville de Maloïaroslavets était presque à quarante verstes de Kourilovo, mais le conflit n’avait jamais été aussi proche, il n’était donc pas aberrant que cela devienne, pour les gens du coin, « la bataille ».
— J’ai bien peur de ne pas m’y être battu, dis-je. Je n’ai pas combattu depuis la bataille de Borodino.
— Eh bien, Bonaparte s’est probablement retiré, bien loin de Borodino, à l’heure qu’il est, rit le second homme. Peut-être que vous devriez retourner là-bas et revivre vos jours de gloire.
C’étaient les hommes pour lesquels j’avais passé toute ma vie d’adulte à combattre. Ils n’avaient probablement jamais quitté ce village, n’étaient jamais sortis de l’oblast, et pourtant ils se permettaient de me critiquer pour ce qu’ils croyaient être ma lâcheté. « C’est la croix que doit porter chaque espion, entendis-je Vadim me dire en silence. Il ne reçoit jamais de lauriers, il doit porter ses médailles sous sa tunique. Et quel autre choix ont-ils ? » « Ce sont des serfs, intervint maintenant Max. S’ils ont combattu, c’était sur les ordres de leur maître. S’ils sont restés chez eux, c’était que leur maître préférait les fermiers aux guerriers, et non pas qu’ils préféraient la vie à la mort. »
Il n’y avait aucune folie dans le fait que j’écoutais les voix de mes amis morts, seulement du plaisir. Même lorsqu’ils étaient vivants, je pouvais à tout moment invoquer leurs voix et leurs opinions. J’avais rencontré peu de problèmes qui ne puissent être réduits par la simple question « Qu’en penserait Max ? » ou, presque aussi souvent, « Qu’en penserait Marfa ? ». Maintenant, concernant Max et Vadim du moins, c’était la seule chance que j’avais de les entendre. Même si c’était de la folie, c’était une folie que je choisissais avec plaisir.
Je posai brutalement ma bouteille de vodka sur leur table, de ma main gauche, leur montrant clairement les blessures que j’avais ramenées du Danube.
— Prenez un verre, c’est ma tournée, suggérai-je.
Je ne sais pas si c’était dû à ma générosité ou à mes blessures de guerre manifestes, mais leur attitude se dégela un peu.
— Où cela s’est-il passé ? demanda le plus âgé après s’être versé un verre de vodka, en indiquant mes doigts manquants.
— En Bulgarie, à Silistra.
— Dans une bataille ?
— C’est exact, mentis-je, mais je ne pus empêcher la véritable histoire de se frayer un chemin dans mon esprit.
Ce n’avait pas été lors d’une bataille, mais dans une prison. Après que le prince Bagration eut décidé d’abandonner le siège de Silistra, moi-même et quelques autres fûmes envoyés en ville pour espionner. Nous nous séparâmes et je me retrouvai à loger dans une petite auberge, avec une demi-douzaine d’hommes ou plus par chambre, tous des gens du coin. Elle était commodément située le long des murailles de la ville et, par conséquent, tout ce que j’avais à faire consistait à laisser tomber mes messages par la fenêtre à minuit tous les soirs. Un de mes camarades n’avait qu’à se glisser au bon endroit, à ramasser le message et porter les précieuses informations à Bagration.
Je ne sais pas si ce fut moi ou le courrier qui devint négligent, mais, à la troisième nuit, ce ne fut pas entre ses mains que le petit morceau de papier, recouvert de cyrillique et enveloppant une pierre, tomba, mais entre les mains d’une patrouille turque. Il ne comportait rien de bien intéressant pour eux, même s’ils avaient pu briser le chiffre simple et lire le russe, mais ils avaient vu de quelle fenêtre il était tombé.
Quelques minutes plus tard, des soldats turcs – des janissaires – se précipitèrent dans la pièce. Il me fut assez simple de comprendre ce qui s’était passé, sur la base de leur conversation, mais le problème pour eux était que nous étions sept dans la pièce. N’importe qui avait pu laisser tomber le message, et je m’étais assuré qu’aucun des autres ne m’avait vu aller à la fenêtre.
Ainsi, les Turcs nous regroupèrent pour nous conduire tous à la prison, et ils utilisèrent leurs meilleures méthodes pour convaincre l’espion de passer aux aveux. Bien que j’y aie perdu deux doigts, je n’avais rien dit.
Je me forçai à revenir au présent. Cette partie de l’histoire, cela ne me dérangeait pas de la raconter à la plupart des gens. C’était ce que j’avais narré à Boris et Natalia. Je ne donnais jamais les détails de ce qui s’était passé dans la prison. Mais à ces deux hommes, aujourd’hui, je ne ressentais même pas l’envie de raconter l’histoire dans sa version expurgée.
— J’imagine que vous n’avez pas vu beaucoup de Français par ici, dis-je plutôt.
— Non, pas beaucoup, dit le plus jeune. Le seul Français que vous trouverez dans le coin est le vieux Napoléon, là-haut au carrefour.
Ils rirent tous les deux.
— Je l’ai vu, dis-je. Depuis combien de temps est-il là ?
— Depuis juste après la bataille, poursuivit le rouquin. Il est venu en ville et nous lui avons montré la véritable hospitalité russe.
— Était-il un déserteur, ou simplement perdu ? demandai-je.
— Comment pourrions-nous le savoir ? répliqua le vieil homme chauve. Nous ne parlons pas leur langue. Nous étions juste contents de participer à l’effort pour la Russie.
— Donc cela fait quoi, deux semaines ? demandai-je.
— Presque, dit le plus jeune. Maintenant que le froid s’est établi, il restera là-haut jusqu’au printemps.
— Personne ne va aller le détacher ?
— Pas tant qu’il fait son travail, dit le plus vieux.
— Son travail ?
— Il garde la peste à distance de nous. Ils en ont terriblement souffert à Toula.
Ses lèvres flétries étaient aspirées dans sa bouche édentée tandis qu’il parlait.
— C’était pendant l’été, dit l’autre homme, à l’évidence plus réfléchi. Ça s’était calmé bien avant que nous pendions Napoléon.
— Tu vas donc le détacher toi-même, alors ? vint la riposte, à laquelle il n’y avait pas de réponse.
Laisser le corps suspendu là-bas tenait à distance la peste, ainsi que, sans aucun doute, les tigres, les Turcs, les éléphants et les Anglais, aucun d’eux n’ayant été vu dans ces contrées depuis que « Napoléon » avait commencé à monter la garde au carrefour. La seule créature qu’il ne pourrait éloigner était la chose même que je devais rencontrer ce soir-là.
Je me remis en route vers le carrefour, laissant mon cheval au village, prévoyant d’être là bien avant l’heure prévue. Je marchais péniblement sur la route, écoutant la neige craquer sous mes bottes et sentant le vent froid sur mon visage. Le croissant de lune bas diffusait tout juste assez de lumière pour me permettre de voir l’ensemble du paysage autour de moi. Regardant par-dessus mon épaule, je vis le village briller de façon chaleureuse et accueillante dans l’obscurité. J’aurais aimé y rester et passer la soirée à bavarder autour d’une vodka avec des gens du coin, rester au chaud et oublier la raison pour laquelle j’étais initialement venu dans ce village, mais je ne le pouvais pas. Un serf peut s’asseoir et rester immobile jusqu’à ce que son maître lui indique ce qu’il doit faire ; un homme libre doit être son propre maître.
À l’occasion, le vent soulevait une petite tempête de neige et je ne pouvais rien voir au-delà du nuage de blancheur devant mes yeux. Cela ne durait qu’un instant. Il n’y avait pas de nouvelle chute de neige et, de ce fait, dans la faible lumière de la lune, je pouvais voir presque aussi loin que pendant la journée. Au carrefour, la neige révélait des traces de quelques paires de pieds supplémentaires passées ce jour, mais pas grand-chose d’autre. Le corps de « Napoléon » était toujours suspendu à sa corde et se balançait doucement dans la brise, conjurant toutes ces terreurs étrangères qui sinon auraient osé visiter le petit village de Kourilovo. Il y avait moins de neige sur son corps qu’auparavant. Vraisemblablement, la chaleur déclinante du soleil avait été suffisamment attirée par son uniforme sombre pour faire fondre une partie de la neige qui le recouvrait. Toute fonte de ce type ne pouvait être que superficielle. Au bout de deux semaines de l’hiver russe, ce Français demeurerait congelé jusqu’au cœur pour toujours ; si ce n’était pour toujours, au moins jusqu’au printemps suivant.
Je décrivis autour du gibet un large cercle, restant à distance respectueuse du cadavre se trouvant en son centre. Mes mouvements étaient partiellement destinés à me tenir au chaud, mais aussi à surveiller chacune des quatre routes qui menaient à moi. Chacune d’elle resta déserte durant un long moment. Ce fut sans doute un peu avant 19 heures que je vis la silhouette d’un homme s’approchant du sud. Il fit son apparition à proximité du taillis que j’avais remarqué plus tôt. Je ne pus que supposer qu’il y avait été caché.
Tandis qu’il s’approchait, je gardai un œil sur les trois autres routes qui alimentaient le carrefour. C’était le moment le plus dangereux, où je pouvais être bloqué sur chacun des quatre chemins, avec comme seule voie d’évasion des champs impraticables, recouverts de neige, où je m’épuiserais facilement. Il n’y avait aucun signe de présence de quelqu’un d’autre. Chaque fois que je regardais en direction du taillis, la silhouette était un peu plus proche. Bientôt, elle était clairement reconnaissable : c’était Iouda.
Lorsqu’il arriva, j’étais à quelques pas du centre du carrefour. Il me regardait droit dans les yeux, immobile, juste à côté de l’homme pendu dont les pieds, oscillant paresseusement dans la brise, lui arrivaient à peu près à la taille. À observer les yeux gris et froids de Iouda, il n’était pas difficile de croire qu’il était aussi mort que le cadavre qui pendait à côté de lui, et que ce qui l’animait maintenant n’était pas l’âme d’un homme, mais la volonté du diable.
— Bonsoir, Alexeï Ivanovitch, dit-il.